Je venais de rentrer de plusieurs mois de mission dans la vallée des morts, ce vingt-cinq avril mille neuf cent soixante-six, et j’aspirais à une soirée de repos devant la cheminée - il faisait encore froid à Paris - pour déguster un cigare et un verre de cognac, tout en parcourant le courrier qui s’était accumulé. Je triais distraitement les journaux, quand mon œil fut attiré par une manchette agressive. Henry de Vérignon, le conservateur du musée Gustave Moreau, avait été trouvé mort dans le cabinet de travail du peintre. Je cherchai fébrilement des détails dans la presse, mais rien de plus n’avait été publié. Mon ami était mort il y a quelques semaines, et je n’avais pas pu lui témoigner mon amitié à ses funérailles. Je ne pouvais, vu l’heure tardive, contacter nos amis communs pour en savoir plus, et c’est abattu que j’allai me coucher.
La nuit fut affreuse, toute traversée d’images d’Henry, de tombeaux égyptiens, de peintures éthérées du peintre symboliste et de l’angoisse de la mort. Je prenais mon petit déjeuner quand Annette m’annonça la visite d’un officier de police. Je dus le recevoir, contrarié d’être dérangé. La conversation fut brève, et je sentis lors de son départ qu’il était contrarié. Il venait au sujet de la mort d’Henry, et voulait connaître l’étendue de notre relation. Quand il me posa des questions sur son état psychologique, je m’offusquai et mis fin à la conversation, tout en lui offrant de le revoir, si nécessaire, une fois que tout ce que j’avais à faire en revenant chez moi après une longue absence aurait été achevé.
J’allais partir lorsque je vis dans le vestibule une grande enveloppe de papier kraft. Je m’en emparai et je découvris, stupéfait, qu’elle venait d’Henry. Elle avait été postée deux jours avant le drame. Je retournai fébrilement au salon et l’ouvris. Elle contenait un épais journal, et une feuille manuscrite. Henry me confiait son journal, en me demandant de l’étudier attentivement, et d’en tirer toutes les conséquences nécessaires en fonction du résultat de l’expérience qu’il allait tenter. Je me lançai immédiatement dans sa lecture, et je dois avouer aujourd’hui que ce fut l’expérience la plus étrange et effrayante de ma vie, j’avais sous les yeux les derniers écrits de mon ami, je connaissais l’issue, et mon âme torturée hésitait entre un diagnostic de folie et l’analyse scientifique dépassionnée qu’il me demandait de faire. Je ne peux maintenant qu’essayer de faire un résumé de ces textes, je les ai détruits, cela pourra peut-être vous expliquer pourquoi nous en sommes là.
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Tout a commencé au début des années vingt. Henry, jeune diplômé et passionné d’art, avait décidé de visiter de manière systématique les musées de Paris. Cette après-midi de février, le 25 février exactement de l’année mille neuf cent vingt-six, il se rendit au musée Gustave Moreau. C’était un des peintres qu’il idolâtrait, la figure de proue du mouvement symboliste, qui avait su allier une technique parfaite, des innovations osées, et une réelle profondeur psychologique et métaphysique des sujets traités. Il avait passé l’après-midi à éplucher les centaines d’esquisses qui sont préservées dans cette maison, qui est la dernière habitée par le peintre, et qui lui a servi d’atelier et de salle d’exposition. Fatigué et impressionné par son génie, il visita, avant de partir, le bureau de celui-ci, qui était resté pratiquement dans l’état dans lequel il était lors de la disparition de l’artiste.
Sans doute à cause de la fatigue, Henry fut saisi de vertiges après quelques minutes d’étude des bibelots amassés par Gustave et qui avaient stimulé son imagination. Il s’effondra sur le parquet, et resta inanimé quelques instants. Un gardien l’aida à reprendre ses esprits, et c’est dans un état de fatigue extrême qu’il regagna son appartement.
Dans un premier temps, Henry ne dit rien dans son journal de l’analyse qu’il avait faite de cet incident, bien qu’il fût à l’origine de sa carrière, et de la renommée qu’il acquit bien plus tard. Il mentionne néanmoins sa décision de devenir un spécialiste de l’art symboliste, et de se faire nommer conservateur du musée Gustave Moreau. Il y arrivera dix ans plus tard.
Le journal devient plus détaillé à partir de ce moment. Il décrit les différents essais qu’il fit pour retrouver l’état de conscience qui avait précédé son évanouissement. Ce n’est que lorsqu’il y arrive que l’on comprend ce qui a été à la source de sa folie et de sa disparition. Je vais ici le citer textuellement tellement c’est incroyable.
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Il est vingt-deux heures, le musée est vide depuis dix-huit heures, et j’ai passé trois heures à me plonger dans les esquisses conservées au dernier étage. La nuit est profonde à l’extérieur, et je n’ai laissé dans le bâtiment que quelques lampes à pétrole. Je me suis installé dans le bureau, sur son fauteuil, privilège du conservateur, et j’ai attendu. Plus d’une heure s’est écoulée avant que je ne commence à ressentir au plus profond de moi comme une présence, cette présence qui m’avait autant effrayé il y a dix ans. Une espèce de vapeur emplit l’espace, et je me voyais à la même place, plus de cinquante ans auparavant, le crayon à la main, travaillant sur une esquisse de Salomé. Je cherchais le détail qui manquait pour compléter le sentiment que je voulais représenter sur la toile. Mes yeux tombèrent alors sur une petite statuette provenant d’Asie Mineure, et représentant un taureau. La vision se termina abruptement. Je cherchai la statuette, mais bien évidemment elle n’y était pas. J’avais réussi, c’était la preuve de ma théorie. Je devais la trouver et l’ajouter à la collection. Quand tous les objets manquants auront été réunis, alors je serai en contact avec son âme.
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Je ne pouvais m’empêcher alors de songer à la discussion du matin avec le policier : n’était-ce pas là la preuve de l’apparition de sa folie ? Mais, toute notre histoire commune témoignait en sens contraire. C’est à peu près à la même époque que nous nous sommes rencontrés, et jamais je n’avais noté le moindre signe qui aurait pu faire douter de sa santé mentale. Un épisode me revint néanmoins en mémoire. C’était un peu avant la guerre, nous dînions dans une cave du Quartier Latin. Nous débattions des symboles religieux et des objets de culte, quand il me fit part d’une de ses théories. Il pensait que pour certaines personnes à la forte personnalité, aux capacités psychiques supérieures à la moyenne, une espèce de transfert de leur personnalité, de leur âme, pouvait se faire vers les objets avec lesquels elles étaient le plus souvent en contact. Et il se demandait s’il était possible que le transfert subsiste après la disparition de la personne. Il expliquait ainsi la conservation par toutes les civilisations des objets ayant appartenus aux grands, sans, sans doute, en savoir le pourquoi, et les objets de culte ressortaient de la même pratique. Inconsciemment, ne cherchait-on pas à approcher l’âme de dieu par l’accumulation d’objets qui lui sont consacrés ?
Devant mon rire, il mit tout ceci sur le compte des grandes quantités de vin grec que nous avions ingurgitées, et nous n’en parlâmes jamais plus. Je dois reconnaître aujourd’hui que pour lui ce n’était pas un jeu, mais l’obsession de toute sa vie.
Il passa le reste de son existence à rechercher tous les objets qui avaient appartenu à Gustave Moreau et qui avaient été pour partie dispersés après sa mort. Il les identifiait, écrivait-il, par la répétition de séances dans son bureau, semblables à celle décrite précédemment. Ce fut un travail long, et ce n’est que très récemment qu’il a eu conscience qu’un seul objet manquait, le tableau de Salomé conservé au Louvre. Il ne pouvait pas pour celui-ci, se le procurer, mais il contourna la difficulté en organisant une exposition spéciale, et en convainquant le musée de prêter la toile pendant la durée de l’événement.
À partir du moment où il sut qu’il était près du but, les visions qu’il avait dans le bureau de travail du peintre avaient changé de nature, et c’est pour cela qu’il m’adressait son journal. Il me devait la vérité, et il comptait sur moi, si par malheur ce qu’il redoutait sans y croire arrivait.
Si pendant les trois décennies qu’il lui avait fallu, il avait utilisé les séances du bureau pour retrouver des objets, ou pour comprendre le sens caché des œuvres du peintre, ce qui en avait fait un critique hors pair, à partir de ce moment, ce sont des images terribles qui assaillaient son cerveau sans défense. Il voyait des foules piétinant dans des grottes illuminées par des torches, il voyait un grand prêtre officier sur un autel constitué d’une grande pierre horizontale. Plusieurs fois, les sacrifices effectués sur cette pierre furent des sacrifices humains, une femme nue était amenée, droguée apparemment, et égorgée devant la foule en liesse. Le prêtre en buvait le sang.
Henry hésitait sur l’interprétation de ces visions. Il reconnaissait évidemment des scènes du culte de Mytra, mais c’est sans doute ce que le peintre avait en tête quand il peignit Salomé. Mais une autre possibilité existait. Si les objets qu’il avait accumulés avaient appartenu, avant Gustave Moreau, à un adepte de ce culte sanguinaire ? S’ils avaient participé au développement de l’œuvre de Gustave en lui imposant par le même effet les visions affreuses qu’il avait maintenant ? Il doutait, et le choix du dernier objet l’interpellait. Que se passerait-il si, au lieu du peintre, il entrait en contact avec le prêtre ?
Il terminait le journal en indiquant que le vingt-cinq février il allait déplacer le tableau de Salomé de la salle d’exposition dans le bureau, et tenter sa dernière expérience.
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Quand vous m’avez appris enfin comment Henry avait été tué, car il n’a pas pu se suicider, j’ai compris qu’il avait raison. L’être immonde capable de ces atrocités devait être détruit définitivement. Je pris la décision d’aller au musée, et de détruire par le feu, et les objets emplis de l’âme de ce monstre, et le journal de mon malheureux ami.
Je sais qu’il sera difficile de faire croire qu’il n’y avait pas d’autres solutions. Je ne suis pas coupable, au sens qu’en faisant ce que j’ai fait, j’ai, j’en suis sûr, évité des maux terribles à l’humanité.
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