Alors que le puissant 4 x 4 accélérait en déboîtant pour doubler un camion chargé de coton, Guillaume vit venir vers eux à contresens un bus qui ne semblait pas savoir mieux faire qu’actionner son klaxon, comme si le bruit de la corne allait provoquer un miracle. Son chauffeur accéléra encore et réussit à se faufiler in extremis entre les deux véhicules, dans l’espace qui séparait le camion d’une charrette tirée par un dromadaire. Il continua sur sa trajectoire et dépassa, en passant par le bas-côté, l’antique attelage. Jamais Guillaume ne se ferait à la conduite indienne. Il avait hésité à passer outre les recommandations de sa société qui déconseillait fortement de conduire dans ce pays, mais après quelques semaines de voiture avec chauffeur il avait dû se rendre à l’évidence, le danger c’était surtout les autres. Il ne s’agissait pas de conduire prudemment, de respecter ce que l’on appelait dans d’autres pays le code de la route, non, ce qu’il fallait c’était avoir des nerfs d’acier et des réflexes aiguisés pour éviter tous les chauffards qui semblaient s’être donné rendez-vous dans cette partie du monde. Ils revenaient de Jaisalmer. Ce n’était pas sa première visite de la cité du désert, mais il y était toujours attiré. Il ne savait pas exprimer ce qui lui plaisait dans cette ville située maintenant sur une frontière qui séparait deux pays en guerre. Plusieurs fois, perdu dans sa contemplation des vastes étendues qui s’avançaient vers le Pakistan depuis une des fenêtres du palais, il avait pensé au livre de Dino Buzzzati, « Le désert des Tartares ». Il confondait parfois dans la même interprétation ce chef-d’œuvre de la littérature italienne et « Le rivage des Syrtes » de Julien Gracq, mais des deux il ressentait cette attente de quelque chose, cette certitude, face au vide, que finalement, à l’horizon, un jour, de la poussière s’élèverait indiquant la venue de ce qu’il avait attendu toute sa vie, à la fois plein d’espoir et de terreur, et que ce jour-là serait un grand jour, le jour où tout se réaliserait, le jour où, enfin, il saurait. Parfois il cédait à la tentation de s’avancer vers la frontière interdite, de suivre les touristes qui allaient s’essayer à la monte des dromadaires dans le désert. Et chaque fois, malgré la foule, malgré la présence des « chameliers » qui le pressaient sans cesse pour obtenir de l’argent, malgré les canettes de bières et de Coca-Cola qui jonchaient le sable, malgré le cliquetis des appareils photo et les vociférations des touristes anglo-saxons qui se croyaient seuls sur les dunes, oui, chaque fois il cédait à la magie de la silhouette d’un dromadaire qui se détachait au sommet d’une dune, devant le soleil couchant.
La voiture passait maintenant devant les casernements de l’armée indienne, cavalerie, infanterie, artillerie, tous des Giovanni Drogo attendant la déflagration, l’étincelle qui leur ferait prendre la route de l’ouest, vers la ligne lumineuse que montraient les satellites et qui marquait la frontière entre deux mondes frères. Bientôt, quand le soleil commencerait à pâlir, ils allumeraient les milliers de lampadaires qui éclaireraient le no man’s land, et qui devaient empêcher, ou prévenir, invasion ou contrebande. Du côté gauche de la route, en face des murs protégeant l’intimité des militaires, se succédaient les gargotes dont l’enseigne improbable, « English wine », proposait aux soldats l’alcool qui leur ferait oublier famille et amis, laissés à des milliers de kilomètres, là où le sable était remplacé par la jungle épaisse, et les dromadaires par des éléphants.
Ils en avaient encore pour deux heures de route, si tout se passait bien, il pouvait lui aussi se laisser emporter par la nostalgie des immeubles et des rues de Paris, par l’image de ses enfants et de Marie qui devaient en ce moment se lever de table. Guillaume ouvrit les yeux quand la voiture s’approcha de ce qu’il avait appelé « l’entrée du désert ». La route s’avançait dans un paysage pratiquement plat, où seuls des manguiers, de loin en loin, en rompaient l’uniformité, jetant une tache de vert sombre sur le blanc des rochers. Parfois des paysans, ou plutôt des paysannes, avec des saris magnifiquement colorés malgré la poussière, apparaissaient soudainement au bord de la route, chargées de fruits qui semblaient témoigner de la réalité de la manne céleste. L’entrée du désert ! Cela l’avait d’abord étonné, tant l’image était improbable, mais, à force d’y passer devant, cet étonnement s’était transformé en une espèce de crainte. Ce n’était pas vraiment l’attente inquiète de l’autre, comme il pouvait la ressentir au haut des remparts de Jaisalmer, mais une peur confuse de ce qui devait se trouver là-bas, au bout de l’allée qui se perdait dans la poussière que le vent soulevait, au bout de l’horizon. C’était pourtant quelque chose de sans doute parfaitement banal. Autant que cela puisse paraître absurde, c’était sans doute un entrepreneur de Delhi, ou de Bombay, qui avait voulu construire dans cette partie désolée du Rajasthan un lotissement, ou un centre de vacances, ou un casernement pour les militaires. Ils avaient commencé par ouvrir un chemin qui devait mener de la route au lieu de construction. Et pour ne pas perdre de temps, ils avaient dès le début construit un immense portail aux murs élevés, décorés de sculptures, et qui s’ouvrait sur une allée où, de chaque côté, on avait installé lampadaires et vases de fleurs, pour agrémenter l’arrivée de ceux qui devaient habiter dans ce nouveau lieu. Mais le projet avait dû être abandonné, et si les lampadaires et les murs étaient toujours là, ils témoignaient de l’abandon dont ils avaient été victimes ; des herbes sauvages poussaient dans l’allée pavée, et les bacs qui devaient recevoir des fleurs luxuriantes pour s’opposer au sable du désert avaient été envahis par des buissons. Il n’y avait aucun panneau, aucune indication qui aurait pu aider à comprendre ce qui s’était passé ici, à savoir si au bout il n’y avait que du sable ou bien des constructions. Et c’est cette question qui revenait sans cesse dans l’esprit de Guillaume chaque fois qu’il passait devant cette entrée, que pouvait-il bien y avoir à l’extrémité de cette route, du sable, des rochers, une ville fantôme comme dans le grand ouest américain, des maisons, envahis par la sauvagine du désert, ou un village de paysans arrachant au désert les fruits qui étaient parfois vendus le long de la route ? Il avait demandé à son chauffeur, à d’autres Indiens, mais aucun ne semblait même avoir remarqué ces constructions, et si cela avait été le cas, elles étaient si anciennes que personne ne se rappelait le pourquoi et le comment, et personne, du moins parmi ceux qu’il côtoyait, n’avait jamais emprunté cette allée pour découvrir vers quoi elle pouvait bien mener.
Lundi, dès sept heures du matin il s’était présenté à l’entrée du chantier. Il n’avait pas grand mérite à commencer tôt car dès l’aube les prêtres commençaient leurs litanies à grand renfort de haut-parleurs qui déversaient dans les rues du village un appel qu’il ne comprenait pas. Les expatriés, et les représentants des sociétés qui travaillaient pour la construction de la future centrale, contremaîtres, ingénieurs, chefs de projets, qui provenaient de toute l’Inde, habitaient un quartier de pavillons spécialement construit pour la durée des travaux, au débouché de la rue principale du village. C’était un projet qui devait durer trois ans, mais force était de constater qu’à la vitesse à laquelle il avançait, soumis aux aléas de l’administration locale et fédérale, et devant s’adapter à une perception du temps loin des standards occidentaux, il y en aurait pour au moins quatre ans. Guillaume était arrivé il y a six mois maintenant, et si l’acclimatation avait été rude, elle s’était passée mieux que ce à quoi il s’attendait. Auparavant, il n’avait connu de l’Inde que Bombay et ses faubourgs misérables, et côtoyer cette misère nue avait été pour lui un cauchemar. Mais rien de tel dans ce nord désertique, pauvreté, crasse, manque d’hygiène, castes, tout cela était présent, mais comme lavé par le vent qui soulevait les nuages de sable. Tous les deux mois il rentrait en France pour une semaine de congés « réparateurs », et cette vie de célibataire forcé, il n’était pas question de faire venir sa famille ici, n’avait pas entamé son enthousiasme pour le projet. Il en était le responsable local, et à ce titre organisait et supervisait le travail de tous les sous-traitants. De temps en temps, des représentants du siège se déplaçaient, mais les difficultés du voyage et sa longueur faisaient que depuis qu’il avait pris son poste, il avait dû faire face à seulement deux visites. L’absence de toute activité possible en dehors du chantier faisait qu’il travaillait pratiquement tous les jours de la semaine, soit dans la baraque de chantier qui faisait office de bureau, soit dans sa chambre pourvue d’une connexion internet étonnamment performante. Le chantier lui-même était ceint d’un haut mur surmonté de fils de fer barbelés ; ce n’était pas qu’il y eût à l’intérieur de la haute technologie dont il fallait protéger les secrets, et il n’était pas sûr non plus du risque réel de vols ou de déprédations dans cette région sous haut contrôle militaire, mais c’était la coutume, comme le fait que l’entrée était gardée par des vigiles armés d’antiques fusils qui devaient dater de l’Empire britannique. Ils n’étaient sans doute pas très dangereux, mais Guillaume, chaque matin, craignait la maladresse qui pourrait conduire à un accident alors que des dizaines d’ouvriers se pressaient pour prendre leurs postes. Dès le poste de garde passé, on découvrait un immense espace vide d’un kilomètre de large sur deux kilomètres de long. On apercevait au fond à gauche le toit des cabanes de chantier et du hall de montage qui venait d’être construit. Ailleurs, seulement de la terre retournée et quelques engins de terrassement étrangement immobiles dans l’attente de la reprise du travail. On pouvait se demander pourquoi il y avait besoin dans cette région d’une centrale électrique aussi puissante, il n’y avait que de pauvres villages d’agriculteurs à des kilomètres à la ronde, mais on ne pouvait pas oublier à l’ouest la frontière avec le Pakistan, et les besoins de l’armée en électricité, ni, mais ce n’était qu’une rumeur, les besoins d’un centre de recherche ultra secret à proximité de l’endroit où la première bombe nucléaire indienne avait été testée. Guillaume gagna ses bureaux en traversant la zone où allaient se dresser des milliers de panneaux solaires, inspectant au passage l’état d’avancement des fondations qui allaient supporter les hautes structures métalliques qui restaient à assembler. Arrivé dans son bureau, il vérifia le fonctionnement de la climatisation, et alluma son ordinateur. Le matin c’était le meilleur moment pour « faire ses mails », il n’était pas dérangé, et ses collègues en France pourraient traiter ses réponses à leur arrivée au travail.
C’est vers huit heures trente que le téléphone intérieur sonna. C’était le poste de garde qui l’appelait de toute urgence dans un anglais qui ne poussait pas à s’enquérir trop longuement du pourquoi avant que de le rejoindre. Quand il arriva au niveau de la barrière, un grand attroupement s’était constitué au niveau de la route principale. Un des vigiles, l’ayant vu, s’approcha de lui pour lui faire traverser la foule. Sur le bord de la chaussée une moto était renversée, et quelques mètres plus loin un camion appartenant à la société chargée de la préparation du béton était arrêté, à moitié dans le fossé. Cinq corps reposaient sur l’asphalte. Une famille sans doute, le père, la mère dans un magnifique sari orange, et trois jeunes enfants, une fille et deux garçons, sans doute tous moins de dix ans. Il s’approcha, mais malgré son peu de connaissances médicales, il n’y avait pas de doute, les cinq personnes étaient mortes. Le médecin de la base, qui venait juste d’arriver quand l’accident s’était produit, était agenouillé auprès de la mère, mais, sur l’interrogation de Guillaume, n’eut qu’un haussement d’épaule d’impuissance.
La journée se passa en démarches administratives, déclarations d’accident, rapport à la société mère, réponses aux policiers qui avaient été chargés des constatations, tractations avec la société de génie civil dont le camion avait causé l’accident et discussions pour que le travail sur le chantier ne soit pas interrompu. Le scénario était malheureusement banal. Comme beaucoup d’autres, et à chaque fois qu’il les dépassait sur l’autoroute Guillaume frémissait, cette famille n’avait qu’une moto pour moyen de locomotion, et ils l’utilisaient en se serrant tous les cinq sur le véhicule, l’enfant le plus petit entre les bras de son père, les jambes reposant sur le guidon. Le camion était sorti vivement du chantier alors que la moto approchait. Il l’avait percuté de côté, son haut pare-chocs à la hauteur des têtes des passagers du deux-roues. Guillaume rentra tard le soir dans sa chambre. Il n’était certes pas responsable de l’accident, mais il ne pouvait pas s’empêcher de revoir les trois petits corps alignés sur la route, en plein soleil, attendant d’être évacués par un service du village. Il n’était pas responsable au sens strict du mot, mais il savait qu’il aurait pu sans doute être plus exigeant vis-à-vis de ses sous-traitants, plus ferme quant au respect des règles de sécurité et qu’il aurait pu prendre des mesures pour sécuriser encore plus la zone de l’entrée du chantier. Il redoutait un peu la façon dont cela serait jugé, là-bas à Paris, il fallait qu’il puisse démontrer qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait faire pour prévenir le drame. Et puis, c’était si dangereux de monter à cinq sur une moto, totalement inconscient, même dans ce désert, et ils n’avaient eu que ce qu’ils recherchaient. Mais à ce moment-là de la pensée, lui revenait encore la vision des corps, la petite fille toute menue dans son sari vert, les deux frères et leurs baskets imitation de Nike, la mère reposant à côté de son mari, les cheveux longs que le vent déjà avait emmêlés, et la poussière de la route faisant comme un léger voile pudique sur le tableau.
Le reste de la semaine se déroula dans une monotonie d’autant plus pénible que l’on aurait dit, à l’exception de quelques échanges par email avec le siège ou les assurances, que rien n’était arrivé. Il avait dû superviser la mise au point des machines qui allaient coller les miroirs sur leurs supports, vérifier la qualité du béton, la profondeur des fondations, discuter avec l’entreprise responsable de l’installation de la turbine les détails du planning de la construction, vérifier la progression du creusement du canal de refroidissement, toutes tâches qu’il accomplit de manière automatique, comme si son esprit professionnel répondait par habitude alors que son moi était ailleurs. Le dimanche arriva presque par surprise. Il se retrouva le matin, dans son appartement, sans savoir quoi faire, son esprit refusant de se concentrer sur quoi que ce soit. Conscient de son état, il ne comprenait pas vraiment pourquoi cet accident l’avait à ce point touché. La fatigue peut-être ? La solitude ? Il fallait qu’il se bouge ! Il appela le chauffeur, et lui demanda de le mener à cette curieuse allée qui s’ouvrait dans le désert. Il avait décidé de l’emprunter à pied, pour voir ce qu’il y avait au bout, pour se vider l’esprit au sein des étendues désertiques du Thar.
Une heure plus tard il se trouvait face à l’allée qui partait tout droit vers l’ouest. Quelques herbes avaient réussi à se frayer un passage à travers l’asphalte qui avait été coulé pour stabiliser la zone qui se trouvait entre le « portail » et la route elle-même. Il demanda au chauffeur de l’attendre là, et partit, emmenant avec lui seulement quelques fruits et une bouteille d’eau. Ils avaient sans doute eu l’intention de goudronner le chemin jusqu’au bout, mais ils s’étaient arrêtés à quatre cents mètres environ de l’entrée. Ensuite, ce n’était qu’une piste de sable tassé, qui résistait encore à l’invasion de la maigre végétation qui survivait dans cet environnement désertique. Mais la piste était en bon état, comme si elle avait réellement servi longtemps avant d’être abandonnée. Il devait réellement y avoir quelque chose au bout de ce chemin, mais pour le moment rien n’était visible, et le désert lui-même était vide, pas un arbre ne venait rompre la ligne d’horizon, pas de chamelier, seulement quelques collines basses qui apparaissaient maintenant, sous un voile bleuté, dans la direction où la route semblait mener. Il arriva aux collines après deux heures de marche. Ce n’étaient sans doute que des vestiges de dunes qui avaient été colonisées par des buissons, et quelques rares acacias. La piste avait cessé d’être rectiligne, et semblait contourner l’obstacle. Tout à coup, au détour d’un virage, il sut qu’il était arrivé. Le chemin s’arrêtait devant un puits à la margelle haute et équipé d’une noria. La noria fonctionnait. Au bout d’une longue perche, un dromadaire était attelé et tournait sur une aire dallée. Il voyait l’eau se déverser régulièrement dans l’embouchure d’un canal qui partait encore plus à l’ouest. À sa gauche, un grand manguier dispensait un peu d’ombre. Il s’en approchait quand il vit qu’une personne était assise, le dos contre le tronc de l’arbre, surveillant la ronde sans fin de l’animal. Il ne se retourna pas tant que Guillaume ne fut pas à quelques mètres de lui.
L’homme ne semblait pas avoir d’âge. Sa figure était comme parcheminée d’être restée trop longtemps au soleil, ses mains, qui s’appuyaient sur une canne, étaient comme décharnées. Il était vêtu d’une longue robe grise, et portait un haut turban d’un blanc immaculé. Il sourit quand il vit Guillaume s’incliner et joindre les mains pour le saluer, et ses yeux brillèrent d’un éclat singulier. Guillaume s’assit à côté de l’homme, pensant confusément qu’il n’était pas nécessaire d’essayer de parler du fait de la barrière de la langue. Ils restèrent immobiles un long moment, peut-être une heure, à regarder le dromadaire tourner autour de l’axe de la noria. Seuls le bruit de l’eau tombant de la roue dans le canal, et les grincements du mécanisme en bois rompaient le silence. Guillaume se leva pour aller voir de plus près la noria et le puits. Ce dernier était large, au moins deux mètres de diamètre. La surface de l’eau n’était pas trop profonde, sans doute à un mètre sous le niveau de la terre, et on pouvait y accéder par un escalier en spirale construit sur le parement même du puits. Il descendit et trempa sa main dans l’eau qui le surprit par sa fraîcheur. Il s’aspergea le visage et remonta sur la dalle où tournait le dromadaire. Celui-ci continuait sa ronde, imperturbable. L’eau s’écoulait dans un bassin rectangulaire, d’où elle nourrissait un canal fait de pierres sèches minutieusement assemblées. On ne voyait pas où il débouchait, il semblait partir en ligne droite, vers l’ouest, et se perdait à l’horizon. Guillaume revint vers le manguier, et sortit de son sac la bouteille d’eau qu’il avait apportée. Il en but une grande gorgée, et alors qu’il allait la refermer, se ravisa, et la proposa à l’homme qui n’avait pas bougé. Celui-ci se retourna lentement, et regarda longuement Guillaume.
– Je vous remercie, lui dit-il, il n’est pas encore temps de boire.
Guillaume marqua comme un temps d’arrêt, interloqué. Comment pouvait-il se faire qu’un paysan indien, au fin fond du désert du Thar, puisse parler français ? Mais il n’eut pas le temps de lui poser la question avant que ce dernier ne continue avec un large sourire édenté :
– L’eau du puits est très bonne vous savez, et fraîche, comme vous l’avez constaté. Il n’y a pas besoin d’amener son eau ici. Elle est tout à fait potable, même pour vous.
Guillaume rangea la bouteille dans son sac à dos, il ne savait pas vraiment comment se comporter devant cette situation extraordinaire. Il ne voulait surtout pas vexer son interlocuteur, mais il voulait savoir le pourquoi.
– C’est en effet une très belle eau, dit-il en regardant le dromadaire, mais vers où est-elle envoyée ? – Nulle part, répondit l’homme après un long silence, il n’y a pas besoin d’eau là où va ce canal.
Un silence lourd s’établit à nouveau. L’animal continuait à puiser l’eau, sous le soleil, et on la voyait scintiller à la lumière dans sa chute vers le canal. Des gouttes d’eau étaient parfois poussées vers l’aire, formant un arc-en-ciel éphémère, mais elles s’évaporaient dès qu’elles touchaient la surface chauffée à blanc.
Le soleil déclinait maintenant, et l’ombre du manguier atteignait presque la margelle du puits.
– Je vous attendais, dit soudain l’homme sans se retourner, je vous attendais depuis si longtemps Guillaume. – Pardon, répondit celui-ci, vous me connaissez ? – Non, je ne vous connais pas, ou je vous connais trop bien. C’est difficile. Je vous ai connu, il y a longtemps, très longtemps. Un autre que moi qui était moi vous a connu, ici, à cet endroit précis, sous cet arbre, ou sous l’ancêtre de cet arbre. Je vous attends depuis longtemps.
Guillaume se déplaça pour se mettre face à l’homme. Rien dans son attitude, rien dans son visage, ne lui rappelait quoi que ce soit, mais alors qu’il allait partir d’un éclat de rire, une image traversa son esprit et il se retourna brusquement vers le puits. Non, rien n’avait changé, il n’y avait rien d’autre que ce puits et le dromadaire qui tournait. Mais alors qu’était-ce que ces images qui s’étaient superposées un infime instant sur ce paysage ? Il avait vu, même si ce n’était qu’un instant, il avait vu les maisons et les enfants jouer en courant derrière le dromadaire. Il les avait entendus rire, le rire clair de la petite fille qui résonnait entre les murs du puits, recouvrant le bruissement de l’eau qui dégoulinait.
– Oui, reprit l’homme, tu commences à voir, c’est bien. Il fallait attendre ce moment-là, il fallait que je t’attende même si cela m’a pris plusieurs vies. Mais tu es revenu, je savais que quels que soient tes péchés, tu reviendrais un jour, homme, ici, à cet endroit.
Guillaume se leva d’un coup, regardant cette fois son interlocuteur avec peur, avec haine, il le reconnaissait maintenant. Mais, quelle qu’ait été sa vivacité, l’homme avait été plus rapide, et la lame qu’il brandit au-dessus de la tête de Guillaume s’abattit alors que ce dernier savourait de nouveau la joie qui avait été la sienne, il y a longtemps de cela, quand il avait ravagé ce village, pillant, violant, tuant, et torturant celui qui était devant lui en ce moment. Il sentit la lame pénétrer son cerveau, il sentit sa vie filer vers de nouvelles réincarnations qu’il savait nombreuses avant qu’il ne revienne ici, recommencer sans fin cette exécution, jusqu’à ce qu’enfin le remords prenne le pas sur le plaisir. Le corps de Guillaume gisait à l’ombre du manguier. L’homme avait détaché le dromadaire du timon, et l’avait équipé d’une selle. L’animal, docile, se mit à genoux pour permettre à l’homme de monter sur son dos. Il se releva avec un soufflement lourd, et partit à l’ouest, le long du canal, là où il n’y avait pas besoin d’eau. Leurs ombres, portées par le soleil qui s’éteignait à l’horizon, s’attardèrent un moment sous l’arbre, puis s’éloignèrent, comme à regret, ondulant sur les rides du terrain.
La bastide, 12-16 juillet 2014.
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