1er septembre 1966
J’ouvre ce journal ce premier septembre car je suis de plus en plus inquiet de la tournure des événements, et ne suis plus sûr d’être capable de me souvenir objectivement de ce qui se passe pour pouvoir raisonner sereinement. J’ai de plus en plus de mal à m’extraire du cours des choses, à prendre du recul, comme si j’étais entraîné par un torrent aux eaux implacables. Mais il faut que j’essaye de reprendre les choses par le début. Un effort, je dois y arriver, c’est le matin, une heure à laquelle elle ne semble pas encore avoir d’influence.
Tout a commencé cet été, au mois de juillet. J’avais pris pension à Chateauvert, dans une auberge dont on m’avait vanté la cuisine typique, et en particulier la brouillade de truffes et les écrevisses à l’américaine. Je dois avouer que la cuisine que j’ai eu le bonheur de découvrir était à la hauteur de sa réputation. Mais ce n’est pas pour cela que j’avais décidé de passer mes vacances dans ce coin perdu de Provence, au début de ce que les habitants appellent le vallon sombre, Valoun Sourn en provençal. Il est creusé dans les montagnes calcaires par le fleuve Argens, il se fraie son cours entre de hautes murailles peuplées de corneilles, dont le cri lugubre emplit l’espace au-dessus des chênes centenaires. D’étranges légendes courent sur les lieux, nourries sans doute par les nombreuses traces d’habitations troglodytiques que l’on trouve dans les falaises, et que l’on ne sait dater avec précision ; on sait néanmoins qu’elles sont étonnamment anciennes. Ce que je voulais faire, c’était étudier précisément ces vestiges ; dans ma famille, originaire d’une seigneurie du haut var, Vérignon, dont je porte le nom, on disait que de très lointains ancêtres avaient un temps conduit d’étranges affaires en ces lieux. Mais jamais on ne m’avait donné de détails, et alors que mon frère était mort, étant le dernier de la famille, je voulais essayer de tirer cette étrange histoire au clair.
Je trouvai facilement les habitations dont on m’avait parlé, soit situées au bord de la rivière, soit plus haut dans les rochers. Toutes étaient désespérément vides, et je rentrais bredouille tous les soirs. Une nuit, alors que je profitais de la fraicheur retrouvée en dégustant une liqueur sur la terrasse, mon hôte s’approcha et s’enquit de mon séjour. Sans lui donner les raisons profondes qui m’avaient amené en ces lieux, je lui parlai des expéditions que j’avais menées. À la fin de la conversation, il me demanda si j’avais visité la grotte des fées. Mon attention fut immédiatement réveillée, peut-être par le nom de la grotte elle-même, mais surtout par quelque chose de plus profond que je ne sais encore aujourd’hui expliquer, je ressentis au fond de moi, intensément, que c’était là, dans cette grotte, que se trouvait ce que j’étais venu chercher.
Le lendemain, équipé par les soins de l’aubergiste, je traversai l’Argens au lieu indiqué. Après quelques dizaines de mètres de montée au milieu des rochers, je passai sous le « Pont des fées », étrange passerelle de pierre, sans doute creusée par les eaux, jetée au-dessus d’une gorge qu’elle surplombe de plus de vingt mètres. Des arbres y poussaient, et quelques lianes retombaient presque jusqu’à terre, comme un jardin suspendu. L’entrée de la grotte devait se trouver près de son extrémité amont. Je la trouvai facilement, et j’entrepris son exploration. Après un puits vertical d’une trentaine de mètres, un couloir menait successivement à trois grandes salles ornées de magnifiques stalactites et stalagmites. Pour rejoindre la dernière, je dus me faufiler au travers d’un étroit sas, et je louai alors ma chance d’être resté svelte. Mais je ne trouvai rien d’extraordinaire, et je rentrai déçu.
J’y retournai deux fois sans aucun succès, mais il me semblait être passé à côté de quelque chose d’important, quelque chose qui était là pour moi, mais que je n’avais pas été capable de voir. L’avant-dernière nuit de mon séjour, je refis en rêve l’exploration de la grotte. Je me réveillai le matin me rappelant dans le plus infime détail le rêve de la nuit, comme si je l’avais vu au cinéma. Je n’étais pas retourné dans les trois salles déjà visitées, dans mon rêve, j’avais emprunté au bas du puits un autre chemin, difficile, mais qui menait dans un vaste espace dégagé, un espace qui m’attendait.
C’est fébrilement que je partis tôt le matin pour ma dernière expédition à la grotte des fées. Je trouvai effectivement un passage à l’endroit vu dans mon rêve, je dus l’agrandir en dégageant la terre qui l’obstruait. Je pénétrai alors dans un tunnel d’une facture très régulière. Après quelques pas j’arrivai dans la salle de mon rêve. Elle n’était pas vide, en son milieu, sur ce que je qualifierais d’autel, figurait une idole, sculptée dans un bloc de marbre, lisse, aux traits seulement suggérés, et qui me regardait, qui semblait me regarder fixement alors que je m’approchai d’elle.
C’est cette idole qui est maintenant dans la pièce à côté, alors que j’écris cette confession, j’ai déjà eu trop de temps à moi, je continuerai plus tard.
3 septembre 1966
Je reprends aujourd’hui mon journal, et m’aperçois en le lisant que déjà j’avais oublié certains détails. Il faut que j’arrive rapidement à ce qui est en train de se passer, ou je risque de ne plus en être capable.
Je ramenai l’idole chez moi, c’était début août, et commençai à l’étudier pour en déterminer l’origine. C’est sans résultats que je consultai nombre d’ouvrages savants. Je décrivis la pièce à plusieurs spécialistes de l’art préhistorique, mais aucun ne put me donner le moindre indice qui m’aurait permis d’avancer dans mes recherches. Vers la fin du mois, je décidai de cesser de vivre comme un ermite, et j’invitai quelques amis à venir chez moi.
L’idole, que j’avais placée dans le salon, fut l’attraction de la soirée, le sujet de toutes les conversations. Mais tous furent déçus de mon incapacité à assouvir leur curiosité. Vers la fin de la soirée, Jean s’approcha de la statue et promena sa main sur sa surface lisse. L’examinant, il me fit part d’une certaine ressemblance avec une gravure qui, d’après lui, ornait un pilier d’une cave du château de ma famille à Vérignon. Nous avions, étant jeunes, exploré ces ruines à la recherche d’un fabuleux trésor. Nous discutions de l’endroit exact où elle devait se trouver, quand il fit échapper un cri et retira précipitamment sa main de l’idole, comme s’il avait été brûlé. Tous les invités accoururent, inquiets. Jean fixait sa main, figé dans une attitude de totale incompréhension. Cédant à nos questions, il s’excusa, et prétextant une fatigue subite nous quitta.
Le lendemain je montai à Vérignon. Je ne mis pas longtemps à trouver la cave que la mémoire de mon ami avait parfaitement localisée. Le troisième pilier à droite devait être celui sur lequel figurait la gravure ; je m’en approchai, fébrile, avais-je trouvé le lien entre les de Vérignon et le Vallon Sourn ?
L’image de l’idole se trouvait à l’endroit indiqué par Jean. Ce n’était pas une simple ressemblance, j’avais devant moi exactement la même figure, gravée dans la pierre au lieu d’être sculptée.
Je rentrai le soir même, et allai rendre compte de mon expédition à mon ami. Je le trouvai dans son salon, très affaibli. Il ne fut pas surpris de ce que je lui racontai. Il savait, il avait tout vu le soir précédent, et depuis il ne savait pas si c’était un réel souvenir, ou si c’était une image que lui avait communiqué l’idole. Il avait senti comme une présence s’emparer de son esprit à ce moment-là, d’abord curieuse, puis agressive. C’était à ce moment-là qu’il avait eu peur et s’était retiré précipitamment. Il souhaitait retourner voir la statue, mais était trop faible ce soir-là. Nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain soir.
De retour chez moi, je dus aller voir l’idole. Elle était là au milieu du salon, et je ne pus m’empêcher de voir comme une ombre de satisfaction sur les traits gravés dans la pierre il y a une éternité.
4 septembre 1966
Jean vint à huit heures ce trente-et-un août, comme convenu. Je fus surpris de son apparence de grande faiblesse. Il ne m’adressa pratiquement pas la parole, et alla directement au salon. Je le laissai quelques instants, le temps d’aller chercher deux verres et une bouteille de liqueur. Quand je revins dans le salon je le trouvai au pied de l’idole, inanimé. Je le retournai, ces yeux étaient ouverts, blancs, comme si on les avait lavés de leur couleur, vides, comme si tout ce qui avait été mon ami avait disparu. Jean était mort, son visage étrangement inexpressif.
Le médecin conclut à un arrêt cardiaque. Je sais maintenant que ce n’était pas cela.
C’est le lendemain de ce jour funeste que je décidai de tenir ce journal.
10 septembre 1966
J’ai constaté hier soir un changement dans l’expression de l’idole. Étrange comme cela ne me surprend plus. De satisfaite, elle m’a semblé évoluer vers une expression de requête. Mais que veut-elle ?
J’ai eu ces derniers jours de curieux éclairs de mémoire, comme si je me voyais par les yeux de Jean alors que nous faisions nos études à Aix ou que nous explorions quelques ruines régionales. Je me sens proche de lui comme jamais, et je regrette de n’avoir pas pu profiter plus encore de notre amitié.
J’envie Arnauld d’avoir effectué tout seul l’exploration de la grotte des fées, il aurait dû m’amener.
Je dois inviter d’autres amis demain, leur présence me renforcera.
12 septembre 1966
Je ne comprends pas ce que j’ai écrit dans ce journal avant-hier. Cela ne peut pas être de moi ! Je ne peux pas être devenu à ce point schizophrénique, pour parler de moi, Arnauld, comme d’une tierce personne. On dirait, oui, on dirait que j’ai écrit sous la dictée de Jean.
Plusieurs de mes amis sont venus me voir hier soir, et l’idole, resplendissante, a été encore une fois l’attraction de la soirée. C’est comme si tous avaient voulu la toucher pour y rechercher je ne sais quelle bénédiction. La soirée se termina fort tard, et il fallut que je ramène mes amis chez eux, trop fatigués qu’ils étaient pour rentrer seuls.
Je me sens en pleine forme, je vais bientôt pouvoir passer à une nouvelle phase.
15 septembre 1966
Je dois partir, la lecture de ce journal me prouve à quel point j’ai perdu l’esprit. Je me suis trop investi dans l’étude de cette statue. Je dois aller respirer un autre air, me changer les idées. Je dois aller à Paris.
Le climat n’est pas sain cette année, beaucoup de mes amis souffrent d’une étrange maladie qui les prive de toute énergie. Sophie, qui était encore si débordante de vie il y a quelques jours quand elle est venue ici, est hospitalisée.
C’est décidé, je pars demain pour les Alpes.
16 septembre 1966
Décidément, cet Arnauld est une faible nature. Mais j’ai encore besoin de lui, il me faut encore quelques esprits, après je n’aurai plus besoin de lui, je serai enfin libre.
17 septembre 1966
Je ne peux pas avoir écrit cela !
Que m’arrive-t-il ? Je pense de plus en plus souvent au suicide, je ne peux rester dans ce sentiment d’être plusieurs personnes à la fois, moi, Jean, Sophie - qui est morte -, et d’autres de mes amis, et puis, une autre force, étrangère, que je ne peux nommer, mais que je ressens de plus en plus fortement, dominatrice.
Je suis morte, et la dernière image sur mon lit de douleur fut celle d’Arnauld, comme je l’ai aimé !
Heureusement ce soir, des élèves viennent me voir, je leur avais promis de leur indiquer en avance les thèmes sur lesquels portera mon enseignement lors de la prochaine année universitaire.
18 septembre 1966
Enfin, je suis libre !
Cette âme faible d’Arnauld va me servir d’enveloppe charnelle, je peux me déplacer, je suis assez forte. Sa notoriété va me permettre de pénétrer des cercles où l’intelligence et le savoir sont fortement développés. Je vais croître en puissance, rien ne pourra me résister. J’aurai enfin ma vengeance après toutes ces années prisonnière de cet immonde morceau de rocher dans lequel les hommes de Thar m’avaient enfermée.
Enfin, libre !
TGV entre Modane et Paris, 28 février 2008.
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