San Michele
Vingt déjà ! Cela faisait vingt ans qu’il n’était pas revenu à Venise. Il avait fallu cette invitation à la conférence de Ruggiero Vernase pour qu’il revienne dans la ville qu’il avait fuie. Dès qu’il avait mis le pied sur l’embarcadère où s’était amarré le taxi de luxe qu’il avait pris depuis l’aéroport, tout lui était revenu, la ville, les palais, les tableaux, les canaux, les odeurs des différents quartiers, les… et Sophia. Qu’était devenue Sophia ? Il avait réussi à oublier son image, peut-être trop vite, et c’était sans doute la raison pour laquelle il n’avait jamais osé revenir. Que se serait-il passé s’il l’avait croisée dans une rue ? Si elle l’avait reconnu, lui, le jeune critique d’art avec qui elle avait visité tant de chefs-d’œuvre ? Il en gardait une image floue, évanescente, une robe légère à fleurs, des sandalettes en cuir, des cheveux noirs qu’elle relevait toujours d’un geste machinal quand elle le regardait. Il l’avait fuie alors, trop d’amour sans doute, il ne voulait pas s’attacher, et puis, et puis il y avait Martine, la fille du professeur qui allait devenir son beau-père, qui allait devenir son mentor et celui qui le propulserait dans le monde des galeries.
Il avait décidé de prendre quelques jours pour visiter la ville qui avait été la clé de sa vocation, il pouvait se le permettre, vingt ans après. Il faisait encore frais en ce matin d’avril, mais la journée promettait d’être chaude. Il s’était installé sur la terrasse de l’hôtel Danieli pour prendre son petit déjeuner en regardant San Giorgio Maggiore de l’autre côté du canal de San Marco. Ce n’était certes pas la plus belle église de Venise, surtout pour ceux qui venaient pour en découvrir les trésors intérieurs, mais de cette terrasse privilégiée, la vue était magnifique. Le soleil faisait étinceler le fronton de marbre qui se détachait comme une promesse d’infini sur le rouge des briques du reste de l’édifice. Son campanile était comme un reflet de celui qu’il avait à sa droite et qui dominait la basilique aux mosaïques d’or.
Il sortit du palace vers dix heures. La riva degli Schiavoni était déjà pleine de monde, mélange de touristes de cent nationalités et de Vénitiens pressés qui se frayaient un chemin au milieu des groupes arrêtés admirant, comme lui l’avait fait, le génie de ceux qui avaient créé cette ville à partir des eaux insalubres de la lagune. Il prit le vaporetto à l’arrêt San Zaccaria, et s’installa à l’avant pour pouvoir profiter de la vue sur la ville. En passant devant les canaux qui mènent à l’Arsenal il ne put s’empêcher de penser à Corto Maltese dans Fable de Venise, un des chefs-d’œuvre de cet amoureux de la ville qu’était Hugo Pratt, et il se promit d’aller voir avant de partir les fameux lions ramenés de Grèce du temps des conquêtes. Un peu plus loin il aperçut les jardins de la Biennale. Le bateau, après avoir contourné la pointe la plus orientale de la ville, revint vers l’Ospedale en longeant les grands murs percés des portes d’où les plus beaux bateaux de la Cité des Doges étaient sortis.
Il avait choisi de commencer sa visite par l’île de San Michele. Il fut le seul à descendre sur le ponton du cimetière, et se dirigea vers les allées du cimetière. Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait choisi de venir ici. Sans doute pour faire une provision de calme et de sérénité avant d’affronter la foule dans les rues, ou pour mieux profiter de l’anarchie des constructions de la ville après avoir déambulé dans les allées géométriques de l’immense cimetière. Il ne cherchait aucune tombe a priori, et marchait au hasard, jetant parfois un coup d’œil distrait aux plaques de marbre. Les cyprès déployaient leur odeur musquée, et il avait l’impression de marcher dans un nuage d’encens formé par les milliers d’âmes qui avaient fini ici leurs parcours terrestres. Il était parvenu au bout d’une allée quand il eut tout à coup l’impression d’avoir vu quelque chose d’important qu’il n’avait pas mémorisé. Il revint sur ses pas, lisant les noms gravés sur les pierres des tombeaux. Il s’arrêta soudain devant une tombe fleurie, visiblement entretenue régulièrement, et sur laquelle un gros bouquet de jonquilles avait été posé récemment.
« Sophia Martinelli – 12/01/1970 – 15/05 /1991 – Resta in pace »
Il relut dix fois, vingt fois la plaque de cuivre sur laquelle ces quelques mots avaient été gravés. Rien d’autre, il n’y avait que le nom et les dates, pas de photographie. Sophia Martinelli ! Il était sûr que c’était elle ! Sophia ! Morte un peu plus d’un an après leur rencontre. Il la revit courir dans ces mêmes allées où elle l’avait convaincu de venir après la visite de Murano, il la revit légère, les jambes au-dessus du canal, sur le petit pont de Torcello, il la revit près de lui, devant la Madone à l’enfant de Bellini quand il lui avait dit qu’elle était aussi belle que sainte Marie-Madeleine, il la revit se réveiller dans ses bras et le regarder de ses yeux sombres qui pétillaient d’amour. Sophia ! Était-ce possible qu’elle soit morte si jeune alors qu’elle était si débordante de vie ? Que s’était-il passé ? Il s’approcha pour réarranger les jonquilles qui avaient été déplacées par une saute de vent. Au milieu du bouquet ses doigts touchèrent un morceau de papier. Il le retira dans l’intention de le jeter, mais sa texture l’étonna, et il l’examina plus attentivement. C’était une feuille de cahier roulée en tube et sur laquelle un texte avait été écrit. Il déroula soigneusement la page humide et l’étala sur la dalle pour pouvoir la lire. Quatre phrases écrites à la main, avec de l’encre violette dont la couleur était passée. Quatre phrases qui firent comme un coup de tonnerre dans la tête de Simon :
C’est jeudi aujourd’hui, j’ai passé toute la journée avec Simon, de Torcello à San Michele. Il est si beau. Il a failli m’embrasser. Demain nous irons à l’Accademia, je mettrai ma robe à fleurs.
Torcello
Simon regardait s’approcher l’embarcadère de Torcello. Il pensait au destin de cette île qui faillit être Venise et qui avait gardé quelques témoignages de sa grandeur passée malgré les pillages de ses marbres utilisés pour édifier les palais et les églises de la nouvelle ville qui se bâtissait sur l’île qui allait devenir celle du Rialto. Aurait-elle été capable du devenir de la Cité des Doges ? Quoi de plus déprimant que de devoir la déchéance à cet ensablement qui, petit à petit, avait relégué cette première implantation des habitants de la lagune loin des routes maritimes, loin de la richesse, et qui l’avait abandonnée à la malaria. En serait-il de même pour Venise ? Ou bien la technologie moderne pourra-t-elle sauver la ville des agua alta, et des immenses vaisseaux remplis de touristes en croisière qui menaçaient quotidiennement le palais des Doges et la fière cathédrale de saint Marc ?
Le charme de Torcello résidait pour Simon dans le contraste entre l’ancienneté et la richesse de son église, Santa Maria Assunta, une des plus anciennes de Venise, construite au septième siècle, et l’écrin de verdure dans lequel elle était placée. Si les canaux de Venise semblaient avoir été construits comme s’il s’agissait d’une décoration de la ville elle-même, ici, on avait l’impression de rivières, pas de pierres de taille pour en délimiter les rives mais de la terre où poussaient les herbes sauvages, les branches des arbres se baissaient vers la surface de l’eau jusqu’à l’effleurer tandis que les barques à fond plat des pêcheurs passaient tranquillement sur l’eau verte.
Il emprunta la Strada della Rosina qui longeait le petit canal sur lequel avait été posé le frêle Ponte del Diavolo. Il réfléchissait encore à la découverte qu’il avait faite la veille. Il était sûr maintenant que la tombe fleurie de San Michele était bien celle de la Sophia qu’il avait connue pendant cette courte semaine d’études qu’il avait passée à Venise alors. Il se rappelait distinctement son nom de famille, et l’âge correspondait tout à fait. Mais le plus troublant c’était cette page de journal. Ce devait être sans nul doute un journal que tenait Sophia, et elle avait écrit sa rencontre avec Simon. Mais pourquoi mettre une de ces pages sur la tombe ce jour-là. Ce ne pouvait être qu’un proche, et qui, malgré le temps passé, avait du mal à oublier la jeune fille au point qu’il continuait à y apporter des fleurs fraîches de manière régulière. Et si le souvenir de Sophia était pour lui si cher, pourquoi détruire ce témoignage écrit de la main même de celle qu’il chérissait ? Cela heurtait Simon, on ne fait pas carrière dans l’art sans avoir un respect essentiel du passé et des marques de l’histoire. Il n’aurait jamais lui fait quelque chose comme ça. Mais qu’aurait-il fait ? Qu’aurait-il fait si on lui avait annoncé la mort de Sophia il y a vingt ans ? Serait-il revenu ? En aurait-il eu du chagrin ? En avait-il aujourd’hui ?
Il arrivait en vue du pont du Diable. Même s’il y avait peu de touristes ici, il y en avait toujours qui se prenaient en photo sur le pont. C’était sur ce pont, assis tous les deux les jambes pendant dans le vide, qu’ils avaient failli s’embrasser. C’était cet instant magique que Sophia avait saisi dans son journal. Elle avait ri quand il s’était reculé comme s’il avait eu peur de lui faire mal. Elle avait ri, et puis s’était levée d’un coup, l’attrapant par la main pour courir vers la vieille bâtisse. Une jeune fille était justement assise aujourd’hui au beau milieu des dalles jetées au-dessus de l’eau calme dans laquelle sa robe se reflétait. Il chercha un moment des yeux le photographe, ne le trouvant pas, il tourna la tête de nouveau vers le pont, mais elle avait disparu, elle avait dû descendre de l’autre côté, sans doute une Vénitienne. Mais cette vision lui avait fait chaud au cœur, il pensa un moment à Martine et à ses deux filles qui étaient restées à Paris. Est-ce que Martine se serait laissé embrasser sur ce pont ? Aurait-il eu envie de l’embrasser ? Il secoua la tête comme pour se remettre les idées en place, et reprit son chemin vers l’église.
L’artiste avait représenté des pavots dans le registre représentant le paradis. Savait-il alors les propriétés de la fleur ? Sans doute. Le paradis biblique et les paradis artificiels de l’homme maudit ! Baudelaire avait peut-être visité cette église abandonnée avant d’écrire sur le pouvoir de la drogue. Mais ce n’était pas le paradis qui attirait Simon ce jour-là devant la mosaïque du jugement dernier de Santa Maria Assunta, c’étaient les registres de droite, là où le diable trônait en majesté au milieu des flammes. L’artiste l’avait fait bleu taché de noir. Tenant sur ses genoux un enfant, il semblait être le chef d’orchestre du ballet des anges poussant vers ses diablotins, bleus comme lui, les têtes des condamnés. Sous lui, dans le registre inférieur, plusieurs cases montraient soit sur fond de flammes, soit sur le même fond bleu noir, les âmes des damnés se repentant, tordues par la douleur jusqu’à la fin des temps, dans des châtiments adaptés à leurs péchés : les envieux dont les yeux sont dévorés par des vers, les paresseux qui ont les crânes, les pieds et les mains arrachés, les luxurieux et les orgueilleux jetés dans les flammes… Encore aujourd’hui ces images étaient terrifiantes, comme si ce qui déclenchait la peur chez les hommes était inaltérable, comme si ce qui était émotion était, de tout temps, la même chose, partout. L’art universel, la raison pour laquelle on était toujours touché par les peintures faites il y a des dizaines de milliers d’années au plus profond des grottes. Ce diable, lui avait fait remarquer Sophia, était semblable à la représentation que l’on faisait aussi de Dieu, comme pour mieux en montrer l’opposition. S’il était assis sur un trône constitué de deux monstres à tête de chien et corps de serpent, Léviathans avalant les âmes, seule la couleur bleue de sa peau le plaçait dans le monde infernal. Son sévère visage, encadré d’une belle barbe blanche, semblait tourné vers Simon, comme s’il le regardait lui, quatorze siècles plus tard, pour le faire se repentir.
Il sortit de l’église l’esprit confus. Il ne savait plus s’il avait eu raison de vouloir passer quelques jours de plus à Venise. Il aurait dû partir dès sa conférence terminée, ou après le dîner de gala. Il n’avait pas imaginé la force de ce qu’il avait vécu alors, pas prévu que tout ce qu’il verrait à Venise lui rappellerait Sophia.
Il s’arrêta sur le perron de l’église Santa Fosca. Devant lui quelques touristes se faisaient photographier à tour de rôle assis sur le trône d’Attila. Il n’était pas sûr qu’il ait fait partie réellement des bagages du barbare, mais ici, par un curieux clin d’œil de l’histoire, il avait servi pour rendre la justice. La jeune fille qu’il avait vue plus tôt au pont du Diable s’était assise sur la chaise de marbre, elle y resta quelques secondes, puis sauta et partit vers un groupe de jeunes gens qui se dirigeaient vers l’embarcadère. Il s’approcha du siège lui aussi, avec l’idée puérile de se prendre pour Attila. Alors qu’il mettait la main sur un des grands accoudoirs, il vit, posée sur le siège, une feuille de papier, roulée comme celle qu’il avait découverte la veille à San Michele. Il la déplia.
Vendredi. Je suis rentrée pour me changer, nous allons dîner ensemble ce soir. Nous sommes restés plus de trois heures à l’Accademia. Il connaît toute l’histoire de la peinture. Je n’avais jamais vu ainsi le Repas chez Levi, avec lui c’est magnifique, tout est magnifique. Il m’a comparée à la Marie-Madeleine de Bellini. Elle est belle. Il faut que je sois belle ce soir, pour lui.
Cette fois ce ne pouvait pas être un hasard. Ce papier lui était destiné, et c’était l’étrange jeune fille qu’il avait vue à deux reprises aujourd’hui qui avait dû laisser ce papier-là quand elle était partie quelques minutes plus tôt. Il partit en courant vers l’embarcadère. Le groupe de jeunes s’était arrêté devant le pont du Diable, mais elle n’était pas là. Il courut jusqu’à l’embarcadère. Le vaporetto venait de quitter le ponton. Il crut distinguer à l’avant du bateau la robe de celle qu’il soupçonnait à l’origine de ces billets, mais il était trop tard.
Avant de se rendre à son hôtel, il alla le long du canal de Cannaregio, là où il pensait que Sophia vivait. Il ne se rappelait plus l’adresse exacte, mais savait que sa mémoire photographique lui permettrait de retrouver sans erreur la maison. Elle était là, à côté du Ponte delle Guglie, exactement comme dans son souvenir. Il s’approcha de la porte d’entrée, mais il n’y avait pas de Martinelli sur l’interphone.
Il rentra à l’hôtel pour téléphoner à son ami Paolo Recoverti, un journaliste d’art qui habitait à Venise. Il voulait tout savoir de Sophia Martinelli, il lui donna son ancienne adresse, son âge, la date à laquelle il croyait qu’elle était morte. Même si son ami fut surpris par le ton de Simon, il se garda de demander ce qui semblait le perturber ainsi et lui promit des informations pour le lendemain soir.
Santi Giovanni e Paolo
Simon avait passé la matinée à surfer sur Internet pour essayer de trouver des informations sur Sophia Martinelli. Peine perdue, malgré les ressources extraordinaires de Google, il n’avait trouvé que des photographies d’une retraitée exhibitionniste, et d’une adolescente en manque de notoriété. Il avait essayé de se remémorer cette semaine avec Sophia. Six jours sur les sept qu’il avait passés à Venise.
Il était arrivé le lundi matin à la gare de Santa Lucia par le train de nuit qui vient de Paris. Il avait gagné la locanda qu’il avait réservée pour y déposer ses affaires ; un sixième étage sans ascenseur, mais quelle vue. Il avait été étonné de la chance qu’il avait eue en réservant par hasard à l’ambassade d’Italie en France. Un vieil immeuble décati, mais situé sur le Grand Canal, à une centaine de mètres du Rialto, et sa petite chambre au sixième donnait sur le canal. Il avait ensuite cédé à l’attrait des monuments que tout touriste se doit de faire, le palais des Doges et la cathédrale Saint-Marc. C’est au palais des Doges qu’il avait rencontré Sophia. Elle était avec un petit groupe d’amis français qu’elle guidait manifestement dans sa ville. Il ne l’aurait pas remarquée spécialement s’il ne l’avait entendue décrire de manière fort pertinente la grande toile du Paradis de Tintoret, tendue dans la salle du conseil. Il s’était approché et avait été frappé par la beauté innocente de la jeune fille qui décrivait la multitude des corps qui se tendaient vers le Seigneur. Elle devait avoir dans les vingt ans, les cheveux très foncés, et des yeux d’un bleu gris comme on en voit souvent dans les populations du nord de l’Italie. Elle portait un jean et un chemisier blanc. Elle parlait un bon français, teinté de quelques accentuations qui ne laissaient pas de doute sur sa nationalité. Il avait osé lui poser une question sur un point technique. Elle s’était retournée vers lui en souriant, les yeux pétillants, et avait répondu comme si cela était tout à fait naturel. Il n’avait pas osé suivre le groupe.
Le mardi il avait visité le quartier juif et s’était attardé dans les ruelles où se trouvent les plus hautes et étroites maisons de Venise. Quelque chose lui manquait se souvenait-il. Déjà l’image de la jeune fille du palais des Doges s’imposait à son esprit, et il espéra toute la journée tomber par hasard sur elle et son groupe.
Le mercredi était gravé très nettement dans sa mémoire. Il était allé le matin à l’église Santi Giovanni e Paolo. Une des merveilles de Venise, bordée par l’incroyable façade de l’hôpital du même nom. Il s’était arrêté longtemps devant le polyptique de Giovanni Bellini, sans qu’il ne puisse en exprimer la raison, il était subjugué par son saint Sébastien. Il s’était ensuite rendu dans la chapelle du rosaire. C’est là qu’il retrouva celle qu’il avait nommée la jeune fille du palais. Elle était seule cette fois-ci, et semblait absorbée par l’admiration de l’Adoration des Bergers de Véronèse. Il ne pouvait pas ne pas l’aborder. Elle fut d’abord surprise, mais le reconnaissant, éclata d’un rire sonore et répondit à sa question idiote avec bonne volonté : oui c’était bien un Véronèse, mais elle était sûre qu’il le savait… Même si sa tactique avait été un peu puérile, il avait néanmoins réussi. Ils visitèrent le bijou de marbre qu’est Santa Maria dei Miracoli, et allèrent ensuite jusqu’à l’église de San Pantalon admirer le plafond monumental de Gian Antonio Fumiani.
Le jeudi, ce fut San Michele et Torcello. Une magnifique journée, et il avait alors été près d’oser l’embrasser sur ce pont du Diable.
Le vendredi ils étaient allés à l’Accademia et avaient visité le quartier de la Giudecca. Il l’avait invitée le soir à dîner, un petit restaurant au bord d’un canal. Il ne se rappelait plus vraiment où cela était, il n’avait regardé qu’elle, qu’elle mangeant ses vongoles, qu’elle riant gentiment de ses tentatives pour commander en italien, qu’elle les yeux suivant un couple d’amoureux sur une gondole, qu’elle enfin, elle tout entière. Elle n’était pas rentrée chez elle ce soir-là, ni les deux autres d’ailleurs.
Il ne se rappelait pas vraiment ce qu’ils avaient fait le samedi, la seule chose qui les intéressait était d’être ensemble, de ne pas se séparer. Oui, ils étaient allés au Lido, à Murano, la journée lagune, mais il ne se rappelait qu’elle. Il se rappelait un soir à la fenêtre de sa chambre, sa tête posée sur son épaule. Dans la nuit, le combat de la ville contre l’oubli était perdu, les lumières même semblaient avalées par le pouvoir dissolvant de la brume. De simples halos, glauques et tremblotants, marquaient les ponts le long du canal. Depuis le haut de l’immeuble bordant le Rialto, on contemplait une ville vaincue, effacée. Et puis une voix, une voix monta du Grand Canal, et comme l’éclair demandé à saint Georges, trancha la nuit d’une grande clarté pourpre. Verdi était là, créé à partir de l’eau, comme une exhalaison de cette ville qui a produit de magnifiques chefs-d’œuvre dans une époque de larmes. Cette lueur se répandait sur la ville entière, de campanile en campanile, rappelant à tous que jamais la cité n’a abandonné. Sous le pont du Rialto, hiératique, la grande perche à bout de bras, le chanteur menait sa gondole vers le quai de la Salute, pour un nouveau départ.
Le dimanche était le dernier jour de son court séjour. Ils avaient déambulé dans les rues derrière la Ca’ d’Oro, et avaient fini dans un restaurant du côté du campo dei Mori. Et il était parti le soir, un autre train de nuit. Et il l’avait oubliée.
Non il ne l’avait pas oubliée ! Mais il y avait Martine, il y avait sa carrière, il y avait le père de Martine. Il choisit la facilité, et relégua Sophia dans un coin de son cerveau, comme un rêve dont il n’était pas digne. Il pensa plusieurs fois prendre contact avec elle, comme il l’avait promis, mais chaque fois il abandonna. Qu’est-ce que cela aurait pu lui apporter ? Que de la peine. Il valait mieux qu’elle aussi l’oublie.
Six jours, il y avait de cela vingt ans. Qui pouvait aujourd’hui savoir qu’il était à Venise ? Qui pouvait vouloir lui rappeler ces événements tout en restant dans l’ombre ?
Il devait attendre la fin de l’après-midi pour avoir plus de renseignements sur ce qui était arrivé à Sophia. Il fallait qu’il bouge. Il décida d’aller à l’église où tout avait commencé, à Santi Giovanni e Paolo. Comme il traversait le hall de l’hôtel, un employé le héla pour lui remettre un message qu’on avait laissé pour lui à la réception. Il savait ce que la lettre au logo doré de l’hôtel Danieli renfermait. Il l’ouvrit et reconnut immédiatement le papier fané du journal de Sophia. Ces quelques lignes avaient été écrites le soir de son départ, Sophia aimante, amoureuse, amoureuse et naïve.
Dimanche. Nous avons passé une journée magnifique tous les deux. Je ne remercierai jamais assez le Seigneur de nous avoir fait nous rencontrer. Je l’aime. Oui, je l’aime. Tout est allé si vite. Mais il m’aime si fort. Bientôt nous serons de nouveau ensemble. J’irai à Paris le rejoindre. Nous serons toujours ensemble. Oh Simon, que je t’aime !
Où étaient-ils allés ce dimanche ? Vers la Madonna dell’Orto sans doute puisqu’il se rappelait le restaurant du Fondamenta dei Mori. Autant y aller aujourd’hui, autant continuer ce ridicule pèlerinage.
Vers cinq heures de l’après-midi il était de retour dans sa chambre et téléphona à son ami journaliste. Ses recherches avaient été fructueuses, du moins dans le sens qu’il avait effectivement retrouvé la Sophia Martinelli de Simon. Oui, une telle personne avait bien habité chez ses parents dans le quartier du Cannaregio, là où Simon avait retrouvé la maison. C’était une étudiante douée en histoire de l’art, et malgré son jeune âge, elle travaillait à un doctorat sur l’œuvre de Véronèse. Elle était morte le 15 mai 1991. On l’avait retrouvée noyée au débouché du Rio della Madonna dell’Orto dans la lagune. Même si on n’en avait pas vraiment la preuve, il y avait de fortes présomptions que ce fut un suicide. Ses parents ont quitté Venise quelques mois après pour aller dans le sud de l’Italie. Son père a travaillé longtemps dans une banque de Rome, et il était aujourd’hui à la retraite. Il avait aussi trouvé trace d’une Maria Martinelli, née en 1990, de Sophia Martinelli, et de père inconnu.
La fontana dei Mori
Simon n’avait pas pu dormir de la nuit. Les révélations de son ami journaliste expliquaient tous les événements récents. Cette jeune fille qu’il avait aperçue, c’était Maria, sans aucun doute. La conférence à laquelle il avait participé était très célèbre, et son intervention avait été largement médiatisée. Elle savait forcément qui il était, elle savait qu’il était son père. Que voulait-elle ? Pourquoi le suivre de cette façon ? Pourquoi lui donner par petits bouts le journal de sa mère ? Voulait-elle le rencontrer ? Pourquoi ? Pourquoi sa mère s’était-elle suicidée quelques mois après sa naissance ? En mai 1991 ? Et tout à coup la vérité lui apparut comme un éclair. Mai 1991, c’était le mois de son mariage avec Martine, le 2 mai pour être plus précis. Largement le temps pour que Sophia l’ait appris le quinze du mois.
Que lui voulait Maria ? Simple curiosité, ou essai de vengeance puéril ?
Mais son esprit ne voulait plus analyser, ne voulait plus spéculer, il revenait toujours à Sophia. Il ressentait une immense douleur de ce qui lui était arrivé. Il lui avait fallu quelques jours pour se rendre compte, ou plutôt pour accepter qu’il l’avait aimée, et qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer. Mais maintenant il savait que c’était lui qui l’avait tuée. Quelle horreur !
En proie à une forte fièvre il prit la décision de gagner le quartier où elle avait décidé de finir sa vie. Pourquoi là-bas ? Quel signe lui avait-elle envoyé alors ?
Il arriva vers midi au campo dei Mori, gardé par ses étranges statues qui lui ont donné son nom. Il se revoyait sur la même place, vingt ans auparavant, tenant la main de Sophia dans la sienne, et riant, oui riant tous les deux du plaisir d’être ensemble, des merveilles qu’ils avaient vues, de celles qui restaient à voir, ensemble. Ils étaient montés sur le pont, et là au milieu Sophia s’était arrêtée pour lui montrer, à la limite des eaux du canal, une étrange petite fontaine. La seule lui avait-elle dit accessible depuis un canal. Il s’arrêta au même endroit, et regarda par-dessus la balustrade.
La fontaine était là, comme dans son souvenir. Mais il y avait quelque chose sur la margelle, quelque chose qu’il reconnut immédiatement comme une nouvelle feuille du journal de Sophia. Il chercha comment y accéder. Il y avait un bateau amarré à l’extrémité du pont qui pouvait y donner accès. Il y descendit, et enjamba la mince barrière qui le séparait du pont de la barque. Il était juste à la bonne distance pour saisir le papier. Il l’ouvrit, tremblant.
Le 15 mai 1991, c’est mon dernier jour. Je crois que j’aurais pu vivre sans lui, avec Maria, mais pas en sachant qu’il m’a trahie, et qu’il devait déjà avoir programmé son mariage quand nous nous sommes rencontrés, quand nous avons fait Maria. Tout l’amour que j’avais pour lui s’est transformé en haine. Je ne peux pas haïr la seule personne que j’ai aimée, le père de Maria. J’ai décidé de partir. Je sais que Maria sera bien avec ses grands-parents. Je n’ai pas de remords, je ne regrette pas d’avoir rencontré Simon. Encore aujourd’hui je l’aime, malgré tout. Au revoir Maria, n’en veux pas trop à ta mère quand tu liras ces lignes si un jour tu les découvres. Sache que j’ai aimé ton père, que je l’aime toujours, et que je n’avais qu’un rêve, le retrouver et vivre pour toujours avec lui. Je t’aime Maria, si un jour tu retrouves ton père, dis-lui combien je l’aime.
Simon laissa tomber ses bras, comme assommé par ce qu’il venait de lire. Il fixa les eaux sombres du canal qui passaient au-dessous du pont où, il s’en souvenait maintenant, ils s’étaient juré fidélité pour toujours. Il distingua une image qui prenait forme à côté de lui, et reconnut le visage de Sophia. Sophia comme il l’avait vue alors, dans la fraîcheur de ses vingt ans, dans son innocence. Il se pencha, le visage se rapprocha, comme quand il l’avait embrassé pour la première fois, dans ce restaurant à côté du canal. Il sentit des mains autour de son cou l’attirer pour un baiser, il s’y abandonna. Quand il ferma les yeux juste avant de sombrer dans les profondeurs du canal, il vit la jeune fille sur le pont au-dessus de lui, Maria, Sophia, il ne savait pas laquelle c’était, c’était la jeune fille du palais, c’était celle qu’il rejoignait enfin.
Montesson, le 12 juin 2014
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