Je flânais sur le boulevard Saint-Germain, en cette fin d’après-midi de novembre mille neuf cent soixante-six, quand mon attention fut attirée par le titre d’un journal placardé sur le kiosque de l’église. Des manifestations avaient eu lieu en Provence, contre la réalisation d’un barrage dans les Gorges du Verdon, sur la commune des Salles-sur-Verdon. Je décidai d’y aller. Le barrage se ferait, la populace locale, en colère, n’était certainement pas dans un état d’esprit propice pour imaginer en tirer partie. Il y avait un coup à faire.
Je suis arrivé sur la zone du futur barrage en venant de la commune d’Aups, et je me suis dirigé vers le village des Salles ; il était prévu que celui-ci soit dynamité. La région était telle que je l’avais imaginée, désolée et pauvre ; les collines étaient recouvertes d’une maigre végétation, qui en ces temps d’hiver, semblait s’enfuir devant le Mistral. Une grande vallée s’étendait là où l’immense lac bientôt prendrait place. Il y avait ici beaucoup d’opportunités pour faire des affaires. Ce lac attirerait les touristes, l’été ce serait une vraie station balnéaire. Les paysans, furieux, allaient solder leurs maisons, je pourrais acheter à bas prix.
Je passais trois jours à visiter les villages de Bauduen, de Sainte-Croix et de Moustier pour chercher les meilleures opportunités. Le résultat des négociations dépassait toutes mes espérances, je n’avais pas perdu mon temps. Je décidai avant de remonter à Paris, de faire un peu de tourisme aux alentours.
Les gorges du Verdon, desquelles débouche la rivière qui avait formé la vallée, sont comme un coup de sabre qu’aurait donné le diable sur le grand plateau. Des falaises vertigineuses éloignent la lumière du lit du torrent, qui va de gouffre en gouffre, dans des tourbillons d’écume, au milieu de forêts d’ifs aussi vieilles que l’humanité, repères des druides anciens venus y côtoyer le monde de la nuit. Plus bas, dans ce que l’on appelle improprement les petites gorges, la rivière fut un temps la déesse mère des peuplades préhistoriques venues se protéger du froid et du vent au plus profond de leurs grottes. Ces tanières humides et sombres ont de tout temps abrité les exclus, et ce, jusqu’aux prêtres réfractaires de la Révolution, qui venaient tenter d’y sauver leur tête, les malheureux. Il faut veiller à ne pas y pénétrer pour ne pas se perdre dans leurs labyrinthes, leurs salles profondes, caches immondes de créatures que l’on ne saurait nommer.
Dans ces lieux maudits, on était loin des promesses de l’été, du lac, des plaisirs de l’eau. Ici, l’eau était l’ennemi, froide et visqueuse, verte, l’écume aux lèvres, prête à vous entraîner dans l’oubli, à vous fracasser contre les rochers couverts de mousses et de lichens.
Quelques randonnées dans ces lieux abandonnés m’avaient rempli d’une étrange mélancolie, j’aspirais à l’espace, à l’atmosphère, il fallait que je me reprenne. Je décidai d’aller visiter la forêt de Vérignon.
Je sortis de la vallée par la route de Bauduen. Après quelques kilomètres, je pénétrai dans la forêt de Vérignon. L’expression n’est pas précise, car ce que je ressentis, ce ne fut pas d’entrer dans la forêt, mais d’être au contraire absorbé par elle, comme avalé par les antiques chênes aux branches comme des bras déchaînés suppliant le ciel dans de grandes envolées perdues. La lumière semblait fuir ces sous-bois désertés. La mousse seule était là pour étouffer les pas des imprudents.
Le village lui-même, quelques misérables maisons oubliées, semblait comme rescapé de la lutte qu’il avait menée contre la sylve qui l’entourait. Crânant, il se tenait sur la bordure, serré autour de son église qui brandissait la croix du martyr comme ultime protection. Quelques pauvres bergers discutaient à voix basse sous les branches malades du mûrier de la place. À mon arrivée, ils se turent, comme s’ils échangeaient des secrets dont leur sort dépendait.
Au-dessus du village, je distinguai des restes de murs de haute stature, sans doute un château. Je décidai d’aller le voir. Ses anciens propriétaires devaient avoir voulu en faire un lieu de parade et de défense. L’accès à ses portes se faisait par une belle voie de pierres finement assemblées. La tour de garde passée, on découvrait comme un paysage de guerre. Les murs écroulés, les pièces éventrées, tout était à la merci des racines et des arbres qui semblaient avoir envahi les lieux. C’est l’esprit sombre que je repartis vers le village.
On m’apprit là-bas que le château appartenait à feu monsieur Henry de Vérignon, qui avait un poste haut placé à Paris, mais qui venait de trouver une mort horrible, comme tous ceux de sa famille, d’ailleurs. Ici, on mettait sa disparition sur le compte de sa volonté de dégager le château familial pour en faire un site touristique. On disait qu’il aurait mieux valu qu’il reste dans le nouveau château, bien qu’il fût lui aussi trop proche de la forêt. Il était à vendre, d’ailleurs.
Cela fait maintenant six mois que j’ai commencé les travaux de réhabilitation du château, ils avancent bien, et tout devrait être prêt pour le mois de juin. Nous avons surtout été retardés par les travaux extérieurs. La mise en place des jardins et du parc s’est heurtée à la découverte de cavités cachées sous la végétation qui a conduit à perdre plusieurs engins, et qui a failli provoquer la mort d’un ouvrier. Je veux que les jardins à la française soient parfaits pour l’inauguration.
Nous avons eu un incident mortel aujourd’hui. Un ouvrier avait entrepris de réparer une canalisation dans une cave. Le gaz qu’il utilisait pour souder l’a asphyxié, on ne sait pas encore les raisons qui ont provoqué le dysfonctionnement de la bonbonne dont il se servait. La veille, un des couvreurs était tombé du toit. Heureusement, il s’en était tiré qu’avec une jambe cassée et quelques contusions.
Les gens du village ne semblent pas étonnés de ces désagréments, et je sens comme une méfiance envers moi. Ils réalisent sans doute l’affaire que j’ai faite en achetant cette bâtisse. L’envie et la jalousie sont sans doute les défauts les plus répandus chez les médiocres.
J’ai décidé d’ouvrir un chemin vers les ruines qui surplombent la bâtisse. J’ai ordonné que l’on coupe les grands chênes qui se trouvent entre l’arrière de la maison et les premiers contreforts de la colline sur laquelle avait été construit le château fort. C’était des arbres magnifiques, plusieurs fois centenaires, et les couper fut difficile. Il fallut terminer à la hache, et même quand leur tronc fut complètement coupé, il fallut les faire tomber en les tirant avec des cordes. Ils restaient comme figés dans leur attitude hiératique, comme suspendus dans les airs.
Une vieille femme est venue me voir quand nous avons fermé le chantier, elle vit dans une ferme perdue au milieu de la forêt. Je l’avais vue deux ou trois fois dans le village, elle semblait comme folle, et les autres l’évitaient tout en étant respectueux. Ses propos décousus me firent une impression bizarre, elle m’avertissait d’arrêter d’agresser la forêt, elle voulait que j’abandonne mes idées d’agencement, que je laisse à la végétation les antiques ruines. Henry, me dit-elle, n’avait jamais osé s’y aventurer jusqu’à récemment, et il avait été tué là-haut, à Paris. Je devais faire attention, et ne plus provoquer. Je dois avouer qu’elle m’impressionna, plutôt par son apparence que par son discours. C’était la première fois que je la voyais de près, et j’ai été frappé par les traits horribles de son visage émacié, par ses mains longues, aux doigts décharnés, aux ongles sales et cassés, par sa voix sifflante et caverneuse.
C’est de plus belle que les travaux reprendront demain ; il faut aller plus vite pour faire cesser ces jérémiades, et pour montrer que ce qui s’est passé n’est en aucun cas le résultat de l’intervention d’une puissance malveillante.
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Les travaux avaient cessé subitement ; l’entreprise disparut du jour au lendemain.
Ce n’est qu’à l’ouverture de la chasse, en septembre, que l’on trouva le corps de Jean, au pied d’un arbre. On ne comprit pas comment il avait pu être pris de cette façon dans ses racines, comme si celles-ci, incroyablement vieilles, avaient crû au travers de son squelette.
Montesson, le 25 janvier 2008
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