Deux janvier mille neuf cent soixante-six, Jean se préparait à descendre dans le Var où il avait été appelé au chevet d’un vieil oncle, Étienne, qu’il n’avait plus vu depuis des années. Jean était la seule famille qui lui restait. Étienne avait consacré toute sa vie à courir les mers, dans la marine de guerre d’abord puis dans la marine marchande. C’était l’oncle dont on parlait avec envie, avec curiosité, avec dédain selon les circonstances. Il ne semblait pas avoir constitué de famille, et était venu s’installer pour sa retraite dans un petit village inconnu du sud de la France : Comps-sur-Artuby. Il y a quelques mois, Jean avait reçu une carte postale lui annonçant son installation, il l’invitait à passer le voir.
C’est ainsi que quelques jours auparavant, Jean avait été surpris d’être convoqué par le commissariat de son quartier. Son oncle avait semble-t-il succombé à une crise de folie subite, et avait dû être arrêté et transféré dans un asile situé près de la côte méditerranéenne, dans le village de Pierrefeux. Il était la seule famille connue, et devait descendre pour témoigner et prendre les dispositions qui s’imposaient.
C’est par une froide après-midi qu’il arriva à Comps où il avait rendez-vous avec le capitaine Aurelien. Le vent soufflait du nord, et amenait des montagnes enneigées au-dessus des gorges du Verdon un froid glacial. Le village semblait être déserté, tous les habitants étaient calfeutrés chez eux, autour des cheminées et des poêles à bois. La chapelle xxxx veillait là-haut sur son éperon rocheux, mais comme si elle voulait s’en éloigner, pour échapper à on ne sait quelle promiscuité. La gendarmerie était située à la sortie du village, sur la route de Bargème. Le capitaine souhaitait en savoir le plus possible sur la vie et les habitudes de son oncle, mais Jean ne lui fut pas très utile. Il apprit néanmoins les circonstances de l’arrestation. Il était sept heures du soir le vingt-six décembre, quand Étienne sortit de chez lui, habillé d’une simple chemise malgré le froid, et hurlant, se dirigea vers la maison du maire du village, René Audibert, un couteau à la main, criant qu’il allait l’égorger, et enfin venger Louisette. Devant son état, le médecin du village avait ordonné son internement.
Jean devait passer la nuit au village, il décida d’occuper la maison de son oncle. Il en demanda l’adresse au tenancier d’un bar-restaurant près de la place du village. C’est avec une étrange mimique que celui-ci lui indiqua la grande maison sous l’église. On ne pouvait pas s’y tromper, c’était celle qui semblait la plus ancienne de toutes. La maison n’avait pas été chauffée depuis une dizaine de jours, et un froid glacial et humide y régnait. Il alluma très vite le feu dans le poêle de la cuisine. La cuisine était noire de fumée, on y voyait la marque du célibat et de l’abandon. Dans la salle à manger attenante, son oncle avait disposé face à la cheminée une étrange et oppressante collection de masques ramenés de toutes ses pérégrinations ; parmi ceux-ci étaient mis en évidence plusieurs masques mortuaires aux grimaces effrayantes, comme si le visage du mort avait été saisi au moment où il se sentait agrippé par les démons de la mort. La maison était très grande, sur plusieurs niveaux, et à l’exception des deux pièces déjà visitées, seule une chambre avait été utilisée. Toutes les autres étaient fermées, les boiseries, non entretenues et humides, avaient gonflé et crissaient lugubrement. Jean décida de dormir sur le canapé de la salle à manger, et y alluma la cheminée. Il fut soulagé de quitter l’atmosphère oppressante de la maison vers huit heures pour aller dîner au bar repéré dans l’après-midi.
Il y avait quelques chasseurs discutant le résultat d’une battue au sanglier et qui semblaient attendre Jean, l’attraction du village en cette morne saison. Il ne lui fut pas difficile d’obtenir des renseignements sur son oncle. Homme taciturne, il était vu par les gens du village comme un étranger assez inquiétant, et surtout assez fou pour avoir choisi d’habiter la maison hantée du village. Cette maison n’avait jamais été occupée bien longtemps, et tous les propriétaires successifs en étaient partis soudainement, sans donner de raisons, certains avaient disparu. Cela durait depuis toujours, en tout cas tout le monde dans le village le savait. Il les questionna sur Louisette, la connaissaient-ils ? Ce nom leur était inconnu, du moins personne dans le village ne le portait. Ils connaissaient tous Audibert, le maire, une ancienne famille de Comps qui avait donné des maires et des consuls au village depuis des générations et des générations. Ils conseillèrent à Jean d’aller consulter Hubert Blanc, l’érudit du village, passionné d’histoire.
Le lendemain, un taxi vint le chercher pour l’amener à l’asile. Le chauffeur, homme de la région, fut peu loquace, il fit quelques remarques sur la maison d’où sortait Jean, et quand il connut la destination finale resta coi jusqu’à l’arrivée. Étienne semblait calme. Le médecin de garde qui l’autorisa à rentrer dans sa chambre, n’était pas optimiste quant aux chances de guérison, le cas s’était aggravé. Auprès du malade, Jean essaya de capter son attention en lui racontant son voyage depuis Paris, son installation dans la maison et son dîner en compagnie des chasseurs. Étienne restait le regard fixe, regardant par la fenêtre, absent. Quand Jean mentionna le nom de Louisette, son visage changea d’expression, et tour à tour exprima la haine et une frayeur inhumaine. Il répéta plusieurs fois ce nom, comme une litanie, puis se tourna vers Jean et se mit à parler comme pour lui-même.
- Louisette n’était pas coupable, elle a été abusée, il faut la libérer. Il faut la venger ! … Non, non ! Ne me condamne pas, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! Oh quelle horreur ! … Il faut la venger, il faut le tuer, c’est la seule façon de la libérer, il faut le tuer. … Tous coupables, tous ! Louisette, ne me maudis pas. Ce n’est pas moi ! … Oui, je vais t’obéir, le tuer, je vais te libérer !
Le ton de sa voix montait de plus, et il finit en hurlant et en essayant de sortir de la chambre, repoussant brutalement Jean. Le gardien accourut, et le ceintura ; une injection le plongea dans un état d’abattement complet. Juste au moment où Jean s’apprêtait à partir, Étienne le retint par la manche, et d’une voix claire et distincte quelques instants, lui adressa les dernières paroles sensées qu’il prononça jamais.
- Jean, toute l’histoire est dans le secrétaire de ma chambre. Il faut visionner les films que tu vas y trouver. Prends garde à la cave, sois fort.
Jean eut besoin de la fin de la journée pour terminer toutes les formalités administratives concernant l’internement et les soins de son oncle. Ce n’est que vers dix heures du soir qu’il arriva à la maison. Curieux, il alla chercher les documents dans le secrétaire, une grosse liasse de feuilles, et trois films super 8, le dernier cri de la technologie. Il s’installa dans la salle à manger, une visionneuse y était installée, et à la chaleur du feu se mit à lire le journal de son oncle. La lumière était faible, et le vent qui avait redoublé de puissance semblait envahir la maison entière, sifflant dans les interstices, faisant craquer les boiseries.
Quand il mit en marche la visionneuse, il était persuadé que la folie de son oncle avait commencé bien avant la nuit fatale, peu de temps après son installation dans la maison. Le premier film avait été fait caméra sur l’épaule, et montrait le chemin qui allait à la cave dont la porte donnait curieusement dans la pièce même où était Jean. La lumière n’était pas fameuse, mais on pouvait voir l’arrivée dans une grande cave à vin. Son oncle s’était ensuite dirigé vers un grand tonneau qu’il avait déplacé ; une trappe sur le sol permettait de rejoindre une deuxième cave située sous la première. Elle était vide, sauf quelques anneaux dans les murs auxquels pendaient des chaînes. La caméra s’attarda sur le sol, non pas de terre battue, mais de belles pierres taillées.
La deuxième bobine avait été tournée dans la deuxième cave en plan fixe. On voyait son oncle inspectant le sol, et essayant de dégager une dalle. On entendait le bruit que faisait la barre qu’il utilisait pour cela. Il s’arrêta brusquement, se retourna et s’adressa à la caméra :
- Je suis sûr que Louisette est là-dessous. Elle a été enterrée vivante par le sieur Audibert qui l’avait mise enceinte. C’est elle qui appelle la nuit, elle veut être enterrée en terre consacrée. Je ne suis pas capable de soulever cette dalle, mais je vais laisser la caméra en vitesse lente cette nuit, et quand elle parlera, ce sera enregistré. Je t’écouterai, Louisette, je veux t’aider, dis-moi comment faire.
Ainsi se terminait la deuxième bobine.
Que ce soit du fait de l’ambiance de la maison dans cette nuit d’hiver, du bruit du vent, de la lecture des papiers de son oncle, ou de ce qu’il venait de voir, Jean ne pouvait s’empêcher de frissonner en montant la troisième bobine. Il ne croyait pas aux bruits que son imagination croyait percevoir provenant de la porte de la cave.
Le film montrait le même cadre que le précédent, son oncle n’était pas visible. Tourné en vitesse lente, il y avait pour trente minutes d’enregistrement. La vision de cette dalle, dans un silence complet si ce n’était les hurlements du vent, était angoissante, et Jean ne pouvait s’empêcher de regarder sa montre. C’est quand il crut que c’en était fini, qu’une voix s’éleva de la visionneuse. Une voix rocailleuse comme si elle avait déjà trop crié, une voix lente et distincte, qui le fit frémir intensément. Cette voix s’adressait à son oncle, et le suppliait de la délivrer, de la délivrer elle, la mère, ainsi que son fils né après qu’elle fut morte et enterrée dans cette cave ignorée de tous. Une voix qui continua bien après que la visionneuse se soit arrêtée, une voix qui venait de la cave, et qui ne s’adressait plus à Étienne mais à Jean. Une voix qui s’approchait, menaçante, l’accusant d’avoir éloigné son sauveur. La porte de la cave s’ouvrit lentement, sans bruit. Jean, se redressa, le dos contre la cheminée, et fixait l’ouverture noire d’où la voix venait. Une main ensanglantée, boueuse, aux ongles cassés, apparut sur le chambranle, une forme humaine, toute décharnée, et tenant par la main une forme similaire plus petite s’approcha.
Ce n’est que deux jours plus tard que l’on retrouva Jean. Le capitaine Aurélien enquêtait sur le meurtre horrible du maire qui avait été comme déchiqueté par d’innombrables morsures et coups de griffes ; il s’étonnait de ne plus avoir revu le neveu de celui qui pour la première fois avait menacé le vieil homme. Il dut forcer la porte. Jean gisait sur la banquette de la cheminée, son visage portait le masque de la plus extrême frayeur, comme s’il avait revêtu un de ceux qui avaient été exposés par le vieux marin. À ses pieds deux squelettes enlacés gisaient. Dans la cendre du foyer, quelqu’un avait tracé le nombre mille six cent soixante-six.
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