Tac ! Tac ! Tac !… Le corbeau s’arrêta tout à coup, et leva la tête vers le ciel. De lourds nuages noirs avaient petit à petit recouvert toute la vallée durant l’après-midi, et il allait certainement pleuvoir d’ici le soir. On était encore loin de la nuit, mais la lumière semblait absorbée par les vieilles planches de bois qui recouvraient la maison et par les arbres de la forêt qui s’avançaient à proximité. Le silence était complet, pas un souffle de vent, et seul l’oiseau l’avait troublé en cherchant à manger sur le plancher vermoulu de la galerie extérieure de l’édifice. Il secoua la tête et, d’un coup d’aile, se percha sur la balustrade ouvragée. Il resta là, immobile, regardant vers le fond de la vallée. -----Il pleuvait depuis le matin, une pluie fine et froide qui pénétrait par tous les interstices de leurs vêtements rapiécés. La brume, que l’eau n’avait pas réussi à dissoudre, nimbait la forêt devant eux d’une enveloppe irréelle qui bougeait doucement au gré du vent ; on eût dit que les arbres respiraient et que leurs exhalaisons se répandaient sur les contreforts de la montagne qui s’élevait au nord. René et Alexandre, du moins comme ils s’appelaient entre eux, s’étaient arrêtés pour manger leur dernière boîte de conserve sous un grand rocher au bord de la route. La nuit allait être froide, et il faudrait trouver quelque chose de mieux pour s’abriter. René était le meneur. Ce n’était certes pas le plus ancien sur la route, mais c’était celui qui savait encore prendre des décisions, même si parfois il était amené à les regretter ; il avait toujours cette lucidité. Il portait les stigmates de sa vie errante, mais on sentait une force sourde en lui, une détermination qui poussait ceux qui le croisaient à ne pas lui chercher noise. Il tournait le dos à Alexandre qui s’était allongé le plus loin possible sous la roche pour se protéger. Lui, c’était un vétéran de la route. Il ne se souvenait plus très bien s’il avait réellement vécu une autre vie avant. Parfois, des réminiscences lui revenaient, mais c’était de plus en plus rarement. Il était grand, beaucoup plus impressionnant que René, et son apparence effrayait vraiment, mais c’était dans le fond un brave type, sans doute un peu simplet, mais jamais agressif. Alexandre était content d’avoir rencontré René, il le suivait, il n’avait pas à se poser de questions, il avait le sentiment que c’était mieux pour lui. La route continuait vers le nord-est, sans doute pour contourner la montagne. René décida de repartir. Il ne voulait pas retourner sur leurs pas, il ne voulait pas se confronter encore une fois à la bande qui les avait poussés à quitter la ville. Cela aurait mal tourné, même s’il pouvait compter sur la force de son compagnon de route. Il se leva, et après avoir donné un coup de pied sur la jambe gauche d’Alexandre, se mit en route. Ils marchèrent une bonne heure avant de rejoindre la forêt. Ils hésitèrent un moment avant que de s’engager sur la route qui était recouverte d’une fine couche de moisissures vertes. De chaque côté des arbres immenses s’élevaient et les isolaient comme dans un cocon. Ils étaient si hauts que l’on ne voyait pas leur cime dans la brume ; de leurs branches tourmentées pendaient de longs voiles de lichens blancs, pareils aux cheveux d’une improbable gardienne immémoriale. On n’entendait que le bruit des gouttes d’eau qui tombaient des hautes frondaisons sur la surface dévastée qui avait dû être autrefois goudronnée avec soin. C’est Alexandre qui la vit en premier : une vieille boîte à lettres posée sur un poteau de bois. Elle dépassait à peine d’un buisson de salsepareille qui avait poussé là comme pour empêcher que l’on puisse s’en approcher. Elle avait dû être peinte de couleurs vives, et c’est une écaille restée attachée à la porte béante qui avait attiré son regard. On distinguait dans la pénombre l’amorce d’un vieux chemin tout envahi de broussailles. Si chemin il y avait, ce ne pouvait être que pour conduire à une maison, donc à un abri. Sans en discuter bien longtemps, ils quittèrent la route et, enjambant une chaîne rouillée dont les maillons disparaissaient presque dans la végétation, se dirigèrent résolument vers l’intérieur de la forêt. L’herbe était si haute, qu’ils furent bientôt trempés jusqu’à la taille. Au bout de quelques centaines de mètres, le chemin obliqua sur la gauche pour aller en direction de la colline, en remontant le long d’une petite rivière. La vallée devenait de plus en plus étroite au fur et à mesure de leur progression. La rivière, paisible en bas, était un torrent en amont qui avait creusé de profondes gorges. Le bruit de l’eau rebondissant sur les rochers emplissait l’espace d’un grondement sourd qui couvrait le bruit de la pluie qui continuait, inlassable, à tomber doucement. Soudain, le chemin déboucha sur une zone plate et dégagée. La nuit était presque tombée. Ils hésitèrent un moment sur la direction à prendre, tellement les traces anciennes avaient été gommées par la végétation qui avait pris le dessus sur le travail de l’homme, mais distinguant une légère différence dans la couleur des herbes qui trahissait un passage, ils s’y engagèrent. Après quelques dizaines de mètres leur route fut arrêtée par un haut portail en bois. Un rosier sauvage le recouvrait complètement et quelques boutons de roses s’étaient épanouis le long des barreaux. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas été ouvert, et le mécanisme de la serrure était complètement rouillé et bloqué. Malgré son aspect vétuste, il était encore suffisamment solide pour qu’ils ne puissent pas le forcer ; mais en regardant sur le côté, ils s’aperçurent que la clôture qui devait s’y accrocher avait disparu, décomposée par les intempéries ; ils contournèrent l’obstacle et poursuivirent leur chemin. Les broussailles qui avaient poussé sur la piste rendaient de plus en plus pénible leur marche. La nuit était tombée maintenant, et ils avançaient au jugé, espérant ne pas tourner en rond. La fatigue et la faim commençaient à leur faire perdre espoir de trouver un quelconque abri dans cette forêt, et ils regrettaient d’avoir abandonné la route tout en bas. Soudain un bruit leur fit lever la tête. Il provenait d’un endroit situé juste devant eux, mais qu’ils ne pouvaient distinguer. Ils restèrent un moment immobiles, les yeux fixés sur l’obscurité. Comme sortant d’un rêve, une grande masse sombre se détacha sur le gris de la forêt. C’était sans en douter la maison qu’ils avaient cherchée. Ils se dirigeaient avec précaution vers elle quand ils remarquèrent, sur leur droite, un abri qui avait dû servir à stocker du bois. Épuisés, ne sachant pas vraiment comment ils pourraient essayer de pénétrer dans la maison dans cette obscurité, et vaguement inquiets de qui pouvait s’y trouver, ils décidèrent de s’y abriter pour la nuit. Petit à petit la pluie cessa. Un vent d’ouest se leva, et bientôt le ciel fut complètement dégagé. La lueur des étoiles faisait ressortir encore plus nettement le volume de la bâtisse sur le devant de la forêt qui vibrait sous les rafales. S’ils n’avaient pas dormi d’un sommeil profond, ils eussent entendu la maison gémir, comme si elle se réveillait d’un long sommeil. On eût dit qu’elle frissonnait, mais ce n’était que les poutres de bois qui bougeaient sous la force du vent, ce n’était que le courant d’air dans les fentes des volets qui les faisait chanter doucement, les tuiles qui crépitaient au fur et à mesure que le vent les séchait. Du moins c’est ce qu’ils auraient cru. ------------Il faisait déjà grand soleil quand ils se réveillèrent. Ils ne s’étaient pas trompés, ils avaient bien passé la nuit sous un auvent où les réserves de bois de la maisonnée avaient été stockées et protégées des intempéries. Ils avaient dormi sur un épais tapis d’écorces de pin. Tout courbaturés, ils se levèrent et se tournèrent vers la maison. Le chemin qui menait à celle-ci était étrangement dégagé, comme s’il avait été entretenu récemment. La construction était remarquable, située juste à la limite de la forêt qui s’élevait derrière elle le long de pentes escarpées. On aurait dit qu’elle occupait le centre de la scène d’un théâtre antique. Elle n’était pas très grande. La façade qui leur faisait face présentait deux niveaux qui s’élevaient depuis une galerie extérieure étroite à laquelle on accédait par un petit escalier en bois. On comprenait que celle-ci se continuait à droite de la bâtisse ; une rambarde en bois peint en marquait les limites. Sur la gauche, une tour surmontée d’un toit pointu en forme de pyramide et couvert de tuiles plates toutes recouvertes de mousse grise terminait la construction. La porte d’entrée était située juste en face de l’arrivée de l’escalier, et était fermée par un lourd volet de bois. Une grande fenêtre à petits carreaux perçait la façade à sa droite. Il devait y avoir eu des volets un jour, on voyait encore les gonds, mais ils avaient disparu. La maison était visiblement inhabitée, et ils pourraient y rester quelque temps s’ils trouvaient quelque chose à manger. Ils montèrent sur le perron, et, avant d’essayer de forcer la porte d’entrée, allèrent à l’extrémité de la galerie pour voir ce qu’il y avait sur le côté. La terrasse se continuait effectivement, et se terminait à l’arrière de la maison, dessinant un « L » le long de celle-ci. Les arbres semblaient s’être approchés au plus près, et leurs hautes branches retombaient sur la toiture arrière. Juste en contrebas, une piscine recouverte de végétaux décomposés était remplie d’une eau noire et nauséabonde. Revenant sur leurs pas, ils essayèrent de regarder à travers les vitres s’ils pouvaient distinguer quelque chose à l’intérieur. Mais la couche de crasse qui s’était accumulée sur le verre était épaisse et ne permettait pas de voir à l’intérieur. Après avoir appelé pour s’assurer qu’il n’y avait personne, ils poussèrent sur le centre de la fenêtre pour tenter de l’ouvrir. Celle-ci résista quelques secondes, puis, dans un déchirement de bois frotté, s’ouvrit de pleine volée. Une bouffée d’air chaud et humide les frappa au visage. L’odeur était un mélange de moisissures et de pin brûlé. Ils entrèrent en enjambant le rebord, et se retrouvèrent dans une pièce qui avait été aménagée en salon. Le mur du fond était occupé par une grande cheminée dont le manteau était décoré de bois de cerf. De part et d’autre de celle-ci deux canapés se faisaient face ; une petite table basse recouverte de vieux journaux était placée entre eux. Sur leur droite une porte devait conduire sur la galerie qui surplombait la piscine, sur la gauche on distinguait le vestibule qui se trouvait certainement derrière l’entrée. Ils s’arrêtèrent un moment pour s’assurer qu’il n’y avait pas de mouvements. Rassurés, ils examinèrent plus attentivement les lieux. Si une épaisse couche de poussière recouvrait les meubles, tout semblait néanmoins en très bon état, comme si les lieux avaient été quittés de manière précipitée. Une petite vitrine qu’ils n’avaient pas remarquée en entrant, et située entre la fenêtre et le mur de droite, contenait des objets en argent et en porcelaine ; personne n’était venu visiter la maison en l’absence des propriétaires, ce qui, en ces temps difficiles, était pour le moins étonnant. Eux, ils ne partiraient pas sans rien ! Ils sortirent du salon pour aller dans le vestibule. Une porte donnait vers l’arrière de la maison. Ils la poussèrent et se trouvèrent dans ce qui était une vraie cuisine. Un évier occupait l’espace situé sous une fenêtre qui donnait sur la forêt derrière la bâtisse ; à côté, sur la droite, une gazinière étincelait de tous ses chromes. Sur la gauche, un meuble à tiroirs sur lequel un plan de travail avait été aménagé, et où étaient posés des plats et des assiettes. Les autres murs étaient recouverts de placards. Au milieu se trouvait une belle table en bois, sur laquelle deux verres étaient posés, propres comme s’ils sortaient de leurs boîtes. Alexandre ouvrit la première porte qu’il trouva à sa droite, et poussa un cri de joie en découvrant plusieurs paquets de biscottes, du sucre et de la confiture. Il en posa un assortiment sur la table tandis que René, lui, mettait la main sur un paquet de café et une cafetière italienne. Un quart d’heure plus tard, ils s’attablaient devant un bol fumant et dégustaient des tartines de confiture en regardant le vent jouer dans les arbres de la forêt. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient pas aussi bien mangé. Ils décidèrent ensuite d’aller visiter l’étage. L’escalier qui y menait débouchait dans le vestibule, et occupait la partie basse de la tour qui finissait la maison. Rien de particulier là-haut, si ce n’est deux chambres aux fenêtres donnant sur le devant, et une grande salle de bain sur l’arrière. Les lits étaient faits, et ils ne purent résister à se coucher sur les couvertures soyeuses. Fatigués de leur périple malgré la nuit passée sous l’abri, et le ventre plein de leur petit déjeuner, ils ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Le soleil était déjà passé à l’ouest qu’ils dormaient toujours. Un corbeau, sans doute un habitué, était venu se poser sur la galerie, fouinant de son bec entre les planches disjointes pour y chercher quelques vermicules à manger. Quand il se trouva sous la fenêtre, il dressa soudain son cou, sentant confusément que quelque chose avait changé. Il vit l’espace ouvert, et resta figé, comme un chien à l’arrêt. Basculant sa tête de droite à gauche, il observa l’intérieur, cherchant à savoir si cela valait la peine de risquer d’y pénétrer pour trouver quelque chose à manger. Il faisait mine de s’approcher, rassuré par le silence, quand son corps se figea. Son œil fixé sur la pièce, les plumes ébouriffées, il se mit à reculer en se dandinant, et fut arrêté par un des montants de la balustrade. Alors, comme soudainement réveillé, il se secoua, et, se retournant, s’envola avec un grand cri rauque qui résonna dans toute la forêt. C’est sans doute ce qui réveilla René. Il lui fallut quelques instants pour se rappeler où il était. Il se leva et entra dans la chambre où Alexandre s’était installé ; cet imbécile était toujours en train de dormir. Il ne comprenait plus pourquoi il s’était chargé de cette loque qui lui faisait perdre du temps et lui avait sans doute fait manquer beaucoup d’occasions. À le voir là, couché en chien de fusil, les mains près de la figure comme s’il avait cherché à sucer son pouce pendant son sommeil, il se dit que cela ne pouvait plus durer, il valait, lui, bien mieux que cela. Mais ce n’était pas le moment, il pourrait avoir besoin de sa force. Il s’approcha du lit et le secoua violemment en l’apostrophant. Alexandre, perdu dans un rêve, se sentit percuté et secoué comme si une main invisible lui avait saisi l’épaule. Il se réveilla soudainement, la bouche pâteuse, et quand il réalisa que c’était René qui l’avait réveillé, le repoussa violemment pour qu’il cesse. Ils restèrent un moment à se jauger du regard, puis éclatèrent de rire, comme si la poussée de colère qui les avait fait se dresser sur leurs ergots un moment n’avait pas résisté à leur complicité. Ils descendaient les escaliers avec l’intention de retourner manger quelque chose dans la cuisine, quand ils remarquèrent au bas de celui-ci une petite porte qui s’ouvrait sur le côté. Elle donnait sur un escalier qui descendait dans l’obscurité. Ce devait être l’entrée de la cave. Et dans une cave, ils pouvaient trouver du vin, ou encore mieux, à manger. Ils allèrent chercher dans la cuisine une bougie qu’ils y avaient vue le matin, et s’engagèrent dans l’étroit passage qui conduisait sous la maison. L’escalier était en pierre, et l’humidité était telle que les marches étaient glissantes. Alexandre en tête, ils descendirent tout doucement, essayant de distinguer dans la lumière tremblotante de la flamme l’espace qui les entourait. Soudain, un courant d’air aigre les frappa en plein visage, manquant d’éteindre la bougie. Un bruit régulier montait de la cave, sans doute le bruit du vent, mais dans la lueur rougeoyante de la flamme qui essayait de reprendre des forces, ils avaient l’impression de pénétrer dans quelque chose de vivant. Doucement, tout doucement, la porte du haut se referma, poussée par le vent, frottant sur le plancher, et ils l’entendirent s’arrêter sur la clenche avec un bruit sec. Suants, et un peu honteux d’avoir eu peur, ils reprirent leur descente. Mais après deux marches, Alexandre glissa, et tombant sur ses fesses, dégringola les escaliers tandis que la bougie s’éteignait. Le choc en bas fut rude. Il bascula la tête la première, et sa face s’aplatit sur le sol dur. Il sentit dans sa bouche le goût du sang. Il allait se relever quand il sentit tomber sur lui d’innombrables bras. Une chevelure immonde, dont l’odeur faillit le faire défaillir, recouvrit sa figure. Il poussa un grand cri et, essayant de fuir, se releva précipitamment et se jeta devant lui. Mais ses pieds étaient entravés, et il tomba la tête la première. Un choc, une douleur abominable à la tête, et il ne fut plus là. René n’était pas vraiment fier. Assis le dos contre la cloison, il reprenait son souffle après avoir remonté quatre à quatre les escaliers pour se réfugier dans le vestibule. Alexandre n’avait eu que ce qu’il méritait sans doute, mais il sentait en lui une volonté qui le poussait à s’inquiéter pour son compagnon. Il n’avait jamais aimé la nuit, et encore moins pénétrer sous la terre. Il avait l’impression, les rares fois où il avait été obligé d’y aller, d’être entouré d’une multitude de morts qui se précipitaient vers lui pour lui arracher des bribes de vie. Il voyait l’obscurité comme le résultat de la haine de ceux qui avaient été sacrifiés pour on ne savait plus quel espoir vain. Là, assis, il entendait encore le corps de son ami dévalant les degrés résonner dans sa tête, et il souffrait comme s’il avait été lui-même précipité dans le vide. Il se secoua, il avait encore besoin de lui, le moment n’était pas encore arrivé. Il se leva et retourna dans la cuisine pour prendre un grand couteau. Alors qu’il fermait le tiroir qui en contenait toute une panoplie, il remarqua à côté de l’évier une grande lampe-tempête qu’il n’avait pas vue jusqu’alors. Il s’en empara, et, après avoir vérifié qu’il y avait bien du pétrole dans le réservoir, l’alluma. Une froide lumière blanche jaillit du globe de verre. Déjà plus courageux il retourna vers la cave. Avec la clarté, la volée d’escaliers était beaucoup moins impressionnante, et il distingua au bas des marches un tas de balais et de serpillières qui avaient dû tomber quand Alexandre avait dévalé. Un peu plus loin, il trouva son ami allongé, la tête au pied d’un tonneau. Il s’approcha et se rendit compte qu’il était seulement un peu sonné. Il suffisait d’attendre. Il regarda autour de lui. C’était une cave tout à fait normale, tout un côté était recouvert de casiers à bouteilles, tous remplis. Il s’en approcha et lut avec délectation les étiquettes, Margaux, Sancerre, Châteauneuf-du-Pape, Aloxe-Corton… De l’autre côté, sur des étagères de bois, des pots et des pots de pâtés, des bocaux de confitures, des salaisons… Il prit une bouteille de margaux dont il cassa le goulot, et après en avoir bu une grande rasade, alla en verser quelques gouttes dans la bouche d’Alexandre pour le réveiller. Le repas du soir, aux chandelles, fut mémorable, et c’est avec beaucoup de difficultés qu’ils remontèrent se coucher dans leurs chambres. ----------Alexandre avait mal dormi. Toute la nuit il s’était tourné et retourné dans son lit cherchant en vain la position du sommeil. Il entendait la maison gémir et craquer sous les attaques du vent. Quand il arrivait enfin à s’assoupir, il était quelques instants après réveillé par sa chute dans l’escalier. Ce cauchemar revenait de plus en plus net à chaque fois. Il revoyait la descente lente à la lumière de la bougie qui créait des figures menaçantes sur les murs recouverts de moisissures. Il se sentait glisser, taper lourdement sur les marches de pierres, et ensuite les serpillières sur sa tête, et puis le choc à la tête. Il se sentait glisser, et de plus en plus nettement, il sentait dans son dos des mains qui le poussaient. René ! Ainsi c’était René qui l’avait fait tomber. Le saligot ! Il se leva lourdement, et se dirigea vers la chambre de son compagnon de voyage. Au passage, il prit ce qui ressemblait à une batte de base-ball dans le couloir. Il poussa sur la porte. Celle-ci était fermée, il essaya de tourner la poignée, mais René avait pris ses précautions, et la porte était fermée à clé. Il resta quelques minutes là, les bras ballants, tenant si fort la poignée de la batte que c’est la douleur dans la main qui le fit se secouer. Que faisait-il là ? Il ne savait plus, et avait vaguement conscience d’une colère qui était montée en lui et dont il ne se rappelait plus la cause. Il posa l’instrument par terre et regagna sa chambre. Il avait mal à la tête, sans doute le vin du soir. Il s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit en grand. Dehors la lune éclairait d’une lueur blafarde la ligne d’arbres qui longeait le chemin menant à la propriété. Pas un souffle de vent ne venait troubler le silence de la nuit. Un silence complet régnait au fond de la vallée, comme si tous les animaux s’étaient tus et figés. Il retourna se coucher, et au moment de fermer les yeux, il se demanda ce qui pouvait bien faire bouger la maison s’il n’y avait pas de vent. Quand René descendit le lendemain matin à la cuisine, Alexandre était en train de manger des tartines en les trempant dans un bol fumant de café au lait.
– Où as-tu trouvé le lait ? – Le lait ? répéta Alexandre.
Il regarda la bouteille devant lui, et fit un geste pour montrer la fenêtre.
– Eh bien, t’es pas trop causant aujourd’hui.
René s’empara de la bouteille et en sentit le contenu. Rien à dire, du lait, du vrai lait, et il était frais. Autant en profiter, il serait temps plus tard de voir comment il avait pu arriver là. Après avoir pris leur petit déjeuner, ils sortirent sur la galerie. Rien n’avait changé depuis la veille devant la maison. Ils allèrent du côté de la piscine. À leur approche, une grenouille plongea dans l’eau verte, faisant s’envoler une nuée de moustiques. Ils restèrent toute la matinée sur le perron, à boire de temps en temps une bière, sans parler, sans se parler, comme deux étrangers qui auraient voulu s’éviter. Vers midi, ils retournèrent dans la cuisine. Sur la table, posé sur une assiette blanche il y avait un gros morceau de viande. Cette fois inquiets, ils ressortirent de la maison en courant pour tâcher de voir si quelqu’un se trouvait à proximité. Ils explorèrent le jardin, l’abri à bois, descendirent jusqu’au portail, mais rien, aucune trace hors les leurs. Ils retournèrent dans la maison qu’ils fouillèrent de fond en comble, sans succès. Il n’y avait aucun indice de la présence d’une autre personne, rien. Il n’y avait qu’eux, la forêt et la maison. Et pourtant la viande était là, sur la table de la cuisine.
– Allez, viens, dit René, on se la bouffe cette viande. On s’en fout d’où elle vient. Il y a longtemps qu’on n’a pas eu un si beau morceau. -----René rêvait. Il était dans sa maison, couché dans sa chambre. Le soleil passait à travers les rideaux et il en sentait la chaleur sur la joue. Sa femme jouait en bas du piano. Il adorait cette partita, et elle savait la jouer d’une manière exquise. Bach, même après des siècles, restait pour lui le maître absolu, ce qui se rapprochait le plus de la preuve de l’existence de Dieu. Il se retourna, et machinalement prit dans ses bras l’oreiller sur lequel Sarah avait dormi. La partita arrivait à sa fin, il l’attendait pour se décider à se lever. Soudain une furieuse envolée d’orchestre envahit son esprit. Il se dressa immédiatement, ce n’était pas sa femme qui pouvait jouer le « dies irae » de Verdi. Il lui fallut quelques instants pour passer du rêve à la réalité. Il était loin le temps des draps en soie. C’était le temps des routes, de la faim, de la violence, c’était le temps d’Alexandre, ce fou furieux. Il savait où il était, c’était de sa faute s’ils avaient dû fuir la ville. Cette maison avait été une chance, il ne fallait pas la gâcher. Mais la musique continuait, elle venait du rez-de-chaussée, et les accents des cuivres s’accordaient avec la colère qui montait en lui, irrépressible. Il se leva et jeta un coup d’œil dans la chambre de son coéquipier ; vide. Et la musique ? D’où pouvait-elle bien venir ? Il descendit et entra dans le salon. Un ancien poste de radio à lampes, immense, était posé sur le buffet, c’est de lui que provenaient les dernières mesures du magicien italien. Il ne se rappelait pas l’avoir vu la veille, mais il était là, sans aucun doute possible. Après quelques instants pendant lesquels il n’y eut que quelques crachotements, ce fut le début de la sonate « Au clair de lune ». Bach, Verdi, Beethoven, c’était en tout cas un beau programme. Tout à coup, il entendit un grand bruit d’eau et un cri de joie. Il leva la tête et s’aperçut que la porte qui donnait sur la partie droite de la terrasse, là où il y avait la piscine, était ouverte. Il s’y dirigea. Alexandre se baignait, et c’était sans doute le bruit d’un de ses plongeons qui l’avait dérangé dans son écoute de Beethoven. Cet idiot l’appelait pour qu’il le rejoigne. L’eau de la piscine était effectivement tentante, transparente et avec des reflets bleutés provenant de la céramique qui en recouvrait les murs. Il recula et regarda autour de lui. Sur le manteau de la cheminée, sous les bois de cerf, se trouvaient deux beaux fusils de chasse. Il en prit un, le soupesa, et se postant sur le seuil de la porte, mit en joue Alexandre. Celui-ci, à ce moment-là, lui faisait de grands signes pour le pousser à venir lui-aussi. Voyant René le viser avec une arme, il s’arrêta tout à coup, stupéfait, mais bientôt éclata de rire à la bonne blague qu’il lui faisait. La première balle lui traversa la tête, faisant éclater la boîte crânienne. L’eau, sur laquelle flottaient des morceaux de son cerveau, prit une teinte rougeâtre. La deuxième balle lui perfora la poitrine, au niveau du cœur. Ce n’était plus qu’une poupée grotesque qui flottait sur un océan de sang, une baudruche oubliée par un enfant distrait. René continuait à tirer, comme s’il voulait qu’elle se dégonfle et finisse par couler, et la peau, la chair, les os d’Alexandre recouvraient la surface de la piscine, mais toujours la forme de ce qu’il avait été flottait, comme insensible à la fureur. Il posa le fusil sur la table basse, et se dirigea vers la cuisine. Il avait faim. Une bouteille de lait était sur la fenêtre. Cherchant dans les tiroirs, il trouva tout ce qu’il fallait pour se faire des pancakes. Il se fit un petit déjeuner tel que ceux qu’ils prenaient, lui et Sarah, alors, il y avait longtemps, le dimanche matin. Et, en versant le sirop d’érable sur les crêpes fumantes, il se mit à fredonner les chansons qu’elle aimait. Il retourna dans le salon et s’assit sur un des canapés pour écouter la fin de « La flûte enchantée » de Mozart. La qualité de cette radio était vraiment étonnante. Ce n’était pourtant qu’un de ces antiques modèles des époques pionnières, que l’on ne fabriquait plus depuis des dizaines d’années. Il sortit un peu plus tard sur la terrasse pour admirer le jardin qui se déroulait devant la maison. Les allées, bien nettes et délimitées par des ardoises fichées verticalement en terre, étaient recouvertes de petits graviers blancs dont la clarté contrastait avec le vert des massifs et les couleurs des fleurs. Elles séparaient des carrés d’iris, de jonquilles, de tulipes, de rhododendrons, de pivoines, de lauriers-roses, dont la variété des couleurs et des textures semblait être autant de défis à la forêt qui semblait être contenue par l’aura de la maison à la lisière de la propriété. Tout en bas à droite, c’était un jardin potager. Il s’y dirigea, et fut émerveillé de voir tomates, poivrons, salades, aubergines. Un panier en osier se trouvait là, il le prit et le remplit de tout ce qu’il fallait pour se préparer un repas mémorable. En remontant vers la maison, il remarqua enfin sa beauté, comme s’il avait été aveugle jusque-là. La perfection de ses peintures, les décorations qui soulignaient les poutres qui avaient été laissées apparentes, la délicatesse de la balustrade de la galerie. Il posa son panier sur la grande table de la cuisine, et sortit du côté de la piscine, là où il avait vu des arbres fruitiers un peu plus tôt dans la matinée. Il y ramassa un panier de pêches, et passant sur le côté de la pièce d’eau, la pureté de l’eau l’incita à prendre un bain. Il se dévêtit et plongea dans l’eau tiède, savourant chaque seconde de sa nouvelle vie. Il allait rester ici longtemps, dans cette propriété oubliée des hommes, et si loin de la route que personne ne pourrait jamais se douter qu’il y habitait. --------Cela faisait trois jours maintenant que René occupait la maison de la forêt. Il ne savait plus vraiment comment il était arrivé jusqu’ici. Il avait de vagues réminiscences, parfois, d’une fatigue absolue, de pluies, de vents, de cris, mais tout cela était loin, comme recouvert d’une brume épaisse. Ce matin-là, ce furent les rouges-gorges qui le réveillèrent. Le soleil rentrait à flot dans la chambre. Quand il ouvrit les yeux, il remarqua que sur le mur qui faisait face à la fenêtre étaient exposés deux magnifiques sabres japonais sur lesquels les rayons du soleil se réfléchissaient. Il se leva et, curieux, alla en prendre un pour l’examiner. Il fut ébahi de la perfection de la lame, de son tranchant, de son équilibre. Comme il l’avait sans doute déjà vu faire auparavant, il fit de grands moulinets, attaques, esquives. Il était samouraï. ------Le corbeau qui avait pris peur, quelques jours auparavant, s’était enhardi, et vint se poser sur la fenêtre de la chambre du premier étage. Elle était ouverte. Il regarda à l’intérieur, cherchant s’il pouvait trouver quelque chose à manger. Au milieu de la pièce, il y avait l’homme, couché. Il s’en approcha, ses pattes s’étaient recouvertes d’un liquide rouge et gluant. Il s’arrêta quelques instants devant le corps, comme pour choisir, et soudain, d’un coup de tête, arracha un morceau d’intestin. Il s’envola immédiatement, et son vol dans la chambre emplit l’air de tourbillons rosés. Quand il revint un peu plus tard, la fenêtre du premier étage était fermée. Il essaya de regarder à travers les vitres, mais la couche de crasse qui les recouvrait l’empêchait de voir quoi que ce soit à l’intérieur. D’un coup d’aile, il se laissa tomber sur la galerie. Les planches vermoulues devaient receler de quoi picorer. Il se mit à l’explorer, patiemment, et le bruit de son bec, tapant sur le bois, emplit tout l’espace, se déploya dans la forêt, et les arbres alors comprirent que le danger était passé, que la vie avait nourri la chose sans nom, et qu’ils pouvaient redresser leurs branches vers la lumière qui, peut-être, un jour, les délivrerait.
Tac ! Tac ! Tac !…
|