Discussion dans le bar
Guillaume, capitaine à la gendarmerie de Draguignan, n’avait pas vraiment apprécié de devoir monter jusqu’à Comps. Le Mistral soufflait depuis huit jours sans discontinuer, et il faisait un froid à geler les pierres. Il se rappelait vaguement une histoire sordide qu’on lui avait racontée quand il était arrivé dans la région. Une histoire de meurtre et de folie qui avait coûté la vie à au moins trois personnes, et que beaucoup attribuaient au surnaturel. Certainement pas la tasse de thé de Guillaume qui ne croyait qu’à ce qu’il voyait ou à ce qui pouvait se démontrer. Il avait donc hésité à se rendre sur place, mais il y avait eu mort d’homme, et les premières constatations laissaient penser qu’il ne pouvait pas s’agir d’un accident. Son sens du devoir l’avait emporté.
Il était maintenant dans le bar de la fontaine, refuge contre le blizzard extérieur. Il revenait du lieu où l’on avait découvert le corps. C’était un peu plus haut, au pied d’un pont magnifique qui surplombe les gorges de l’Artuby, affluent du Verdon. Souffrant du vertige, il n’était pas resté longtemps sur le tablier, à plus de cent mètres du lit du torrent, suffisamment néanmoins pour se faire une idée des lieux. Creusant son lit dans un décor de collines s’étendant à perte de vue, seule la rivière rompait l’immobilité du paysage. La région était déserte à cette période de l’année, il n’y avait pas encore de touristes et les bergers étaient descendus dans les villages. Seuls les chasseurs devaient s’y aventurer, ou bien les braconniers. Bien qu’il n’en ait pas vu durant sa visite, c’était un endroit à grives, et il n’aurait pas été étonné de trouver des pièges dans les rochers de part et d’autre de la route qui menait au pont. Un drôle de lieu pour venir mourir, mais ces jeunes faisaient vraiment n’importe quoi.
Il y avait une dizaine de personnes dans l’établissement hors ses hommes. Ils étaient habillés de cette tenue qui est devenue l’uniforme des chasseurs, comme s’ils étaient nostalgiques de leurs années de service militaire : un pantalon et un haut de treillis, les rangers remplacées par de solides chaussures de marche, et une casquette qu’ils ne pouvaient se résoudre à enlever même assis devant un verre de vin. C’était le lieu où l’on venait chercher des renseignements sur ce qui s’était passé. Chacun devait avoir son idée. Tout le monde se connaît dans un petit village. Et en plus la gendarmerie était là. Même Marcel Gastet y était, le plus gros braconnier de la région. Il fournissait tous les restaurants du coin en grives. Il devrait sans doute en laisser pourrir quelques-unes tant que la maréchaussée serait dans le coin…
Guillaume, accoudé au comptoir appela le patron pour se faire servir un café.
- Voilà votre café. C’est une drôle d’histoire ce qui c’est passé. Il était vraiment jeune pour finir comme ça. - Oui, sans doute. Il pratiquait un sport dangereux. Est-ce que vous le connaissiez, Jean Mathieu ? - Pas vraiment, vous savez. Il est arrivé à Comps l’été dernier, non, plutôt au printemps, ce devait être en mai. Il travaillait dans la ferme de Combes, sur la route de Castellane. Tout ce qui l’intéressait c’était d’aller escalader dans les gorges du Verdon, et puis sauter à la corde, vous savez ces cordes élastiques. Il faut être un peu fou pour ça. Je suis allé le voir une fois là-haut, à l’Artuby. Moi, jamais je ne le ferais. Mais il y avait des volontaires, et il se faisait un peu d’argent. Je ne suis pas sûr qu’il avait bien le droit de le faire, mais il n’y a jamais eu d’accident. Jusqu’à ce matin ! - Il y allait souvent, là-haut ? Tout seul ? - Au moins une fois par semaine d’après ce que l’on m’a dit. Il s’entraînait à sauter. En tout cas ça lui faisait faire du sport, il devait remonter à chaque fois pour recommencer. - Est-ce qu’il y avait des personnes avec lui ? - Non. En tout cas on m’a toujours dit qu’il était seul. - Qui c’est qui savait ? Des chasseurs qui passaient par là ? - Les chasseurs ne parlent pas beaucoup de l’endroit où ils vont. Le poète m’en a parlé plusieurs fois. Il va souvent se promener dans la colline. Et puis c’est un passage de grives, ça arrivait qu’il dérange du monde. - Le poète ? Qui c’est ? - Il s’appelle Gaston, Gaston Flochard, mais on l’appelle le poète, ici. Je ne sais pas s’il a écrit vraiment, mais chaque fois qu’il parle il cite des poèmes ou des écrivains. Vous savez, dans les petits villages, on a vite fait de donner des surnoms. - Et où peut-on le trouver ? - Il habite dans la maison sous l’église. Un drôle d’endroit ! Mais il dit que l’ambiance lui donne de l’inspiration… - Et ceux que Jean dérangeait quand ils allaient s’occuper des pièges ? - Oh, ça je sais pas. Quand on se promène au bord de la route, on voit parfois des cabanes, vous savez ces pièges faits avec une grosse pierre plate. En tout cas il faut savoir les faire, parce que c’est petit une grive, et rapide. Il faut que le mécanisme fasse tomber la pierre quand elle picore le grain, mais qu’elle ne tombe pas toute seule avec le vent. C’est pour ça que je dis qu’il a dû déranger des gens. Mais je ne sais pas qui, bien sûr.
Rencontre avec le poète :
Ni lune ni fleurs Pour boire son saké Il est là tout seul
Ce petit texte, sans doute un poème, avait été écrit à la main sur un panneau de carton et accroché à la porte d’entrée de la maison de Gaston Flochard. « Sans doute une des raisons du surnom » se dit Guillaume alors qu’il frappait à la porte. Comment fallait-il prendre ce message ? Une invite à venir partager le saké ? Ou alors l’expression d’une solitude assumée et recherchée ?
L’homme qui vint lui ouvrir la porte devait avoir dans les soixante et dix ans, grand, les cheveux encore châtain, mi-longs, une barbe de deux jours que l’on comprenait être permanente, les yeux d’un bleu vert. Il ouvrit la porte avec le sourire, accueillant, et ne parut pas surpris devant l’uniforme de Guillaume.
- Bonjour ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous jeune homme ? - Bonjour ! Je suis désolé de venir vous déranger, mais nous enquêtons sur l’affaire du pont de l’Artuby et je cherche des informations sur tout ce qui nous permettrait de comprendre ce qui c’est passé. Je suis le capitaine Guillaume Serrin. - Eh bien, entrez ! Je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider beaucoup, mais cela n’empêche pas de discuter. Venez, on sera mieux dans la cuisine. Vous prendrez bien un peu de thé, j’avais mis la bouilloire à chauffer. - Oui, bien volontiers. Il ne fait pas très chaud ici. On sent le vent qui descend des montagnes. - C'est que les vents tombant des grands monts de Norvège, T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté… C’est de Rimbaud, Ophélie, un très beau poème. Mais asseyez-vous, je vous sers tout de suite. C’est de la farigoule, du thym si vous préférez, je le ramasse dans la colline au printemps, quand il est en fleur, le moment où il est le meilleur. - Merci beaucoup. Il est beau, le texte que vous avez affiché sur votre porte. Je me suis demandé un instant si c’était une invite ou une façon de demander aux importuns de passer leur chemin. J’ai presque hésité… - Capitaine, qu’est-ce qui ferait hésiter la gendarmerie ? Non, ce n’est pas pour faire fuir, au contraire. Le saké se boit entre amis, la lune et les fleurs participent de cette communion, mais quand on est seul pour le boire, alors tout perd de son attrait. - C’est un poème japonais non ? N’est-ce pas cela que l’on appelle un haïku ? - Vous connaissez les haïku ? - J’ai dû lire quelque chose sur ça dans Le Monde. Ce sont des petits poèmes de trois lignes, non ? - Une petite fenêtre d’éternité aussitôt ouverte que refermée. Oui, on peut dire ceci. Chamberlain a écrit que c’était une « Lucarne ouverte un instant sur un petit fait naturel, sourire à demi formé, soupir interrompu avant d’être entendu ». On peut dire aussi qu’ils doivent avoir dix sept syllabes, qu’ils doivent évoquer un instant, qu’ils doivent se placer dans une saison, qu’ils doivent encore respecter mille contraintes, mais le résultat, quand le poème est réussi, est un petit bijou. - J’en ai lu quelques-uns, mais je dois reconnaître qu’aucun ne m’a vraiment touché. Toutes ces règles m’insupportent. Si dans ma profession il faut être rigoureux, je ne supporte pas ces jeux vains dans la littérature. - Connaissez-vous ce haïku composé par le maître du genre, Bashô : Vieil étang Au plongeon d’une grenouille L’eau se brise Dans ce petit texte vous avez la quintessence de ce que c’est qu’un haïku. On n’a pas besoin de compter les syllabes ni de vérifier l’application des règles. On sent seulement qu’il est réussi. Il est parfait. On le sait, on le sent. Mais on ne saurait pas expliquer pourquoi. Il nous touche. Il est universel. Il a été écrit il y a plus de quatre cents ans, et il est toujours aussi « frais », malgré le temps, malgré les traductions. Et celui-ci, écrit par Issa : Puisqu’il le faut Entraînons-nous à mourir À l’ombre des fleurs - Un peu triste non ? - Au contraire, mélancolique peut être, mais pas triste. Vous savez, dans la culture des samouraïs il était important de ne pas faillir, de ne pas être faible. Et les fleurs de cerisiers étaient le symbole de cette vie consacrée aux arts militaires. Elles fleurissent d’un coup, et dès les premiers instants elles sont magnifiques. Puis, sans transition, elles tombent, dans leur première beauté, elles ne se flétrissent pas. La mort au moment du sublime, le corps qui ne se dégrade pas, l’esprit toujours aussi alerte, n’est-ce pas ça qui est beau ? - Et puis le blanc est la couleur du deuil au Japon, n’est-ce pas ? - Oui ! Effectivement ! Mais vous connaissez le Japon ? - Oh non, mais j’ai lu quelques livres. En particulier je me rappelle d’un livre qui comparait les usages japonais aux usages européens. Il a été écrit par un des premiers missionnaires envoyés par les jésuites pour essayer de convertir les autochtones. Je ne me rappelle plus le titre, mais il compare mille détails de la vie courante pour montrer que tout est contraire à ce que les civilisés font. Le blanc du deuil au Japon contre le noir en Europe. - C’est le « Traité de Luis Frois ». Un livre intéressant, mais bien prosaïque, et sans doute un peu trop partial. Attendez, j’ai dû prendre des notes sur ce livre. Voilà, écoutez ce qu’il a écrit sur la poésie japonaise en 1524 : « Nos strophes ont quatre, six ou huit lignes ; toutes les chansons japonaises tiennent en deux vers non rimés ». Et encore « Nos cerisiers donnent des fruits beaux et savoureux ; ceux du Japon donnent de petites cerises amères et de très belles fleurs estimées de tous les habitants ». Mais les haïku n’étaient pas encore à la mode à cette époque, il n’en parle pas. Vous savez le blanc est aussi la couleur de la neige, ou de la rosée, et dans ces cas-là, elle n’a pas cette connotation morbide. Tenez, écoutez celui-ci, écrit par Issa encore : Dans la rosée blanche Je m’exerce Au paradis - Tout ça est quand même un peu simpliste. Je n’arrive pas vraiment à apprécier. Tout le monde pourrait en faire autant. Qu’est-ce que vous y trouvez, vous, dans les haïku ? Qu’aimez-vous ? - Je vous l’ai dit. C’est difficile à définir, sans doute la perfection, l’élégance. La capacité à toucher quelque chose au fond de nous. - Mais encore ? - … ? - Oui, quand on aime quelque chose, ce n’est pas pour des raisons « intellectuelles », c’est que ça nous touche quelque part au plus profond de nous. On peut analyser, décortiquer, mais cela ne changera pas notre premier ressenti. On aime ou on n’aime pas. Pourquoi aimez-vous les haïku ? - C’est dans les écoles de police que l’on vous apprend à faire de la psychologie de pochette-surprise ? - Non. Dans les écoles de gendarmerie on apprend le droit, pas vraiment la vie. Mais pour être un bon gendarme il faut aller à la rencontre de l’homme, et mon expérience m’a montré que l’homme n’est pas dans la raison mais dans le cœur. C’est là qu’il faut aller chercher pour comprendre. Mais ici il ne s’agit que de curiosité. Vous semblez tellement passionné par un sujet qui ne me touche guère que je suis curieux. - Et d’après vous, pourquoi aimerais-je les haïku ? - Et on retourne la question… Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais les exemples que vous m’avez donnés tournent autour de la mort, ou de la nature presque vide de présence. Je serais curieux de savoir si c’est le thème habituel des haïku, ou bien s’ils abordent des sujets plus légers. - Oui, c’est vrai, il est souvent question de la mort, ou de la fuite du temps. Il en est un de Kakei qui illustre à merveille ce passage des jours et des semaines : Feuille après feuille Feuilles du plaqueminier, Toutes sont tombées Mais il y a aussi des poèmes « légers » voire comiques, mais ils ne sont plus appelés haïku, mais senryu. Et puis tout un choix de poèmes érotiques, au moins autant que les fameuses estampes. Et qu’est-ce que vous en déduisez, vous, de cette apparente attirance vers des sujets morbides ? - Je ne suis pas capable de faire des analyses, et puis la nature humaine est si variée. S’il fallait oser quelque chose, je dirais que vous avez peut-être besoin d’être rassuré. Comme s’il y avait quelque chose en vous qui cherchait à exorciser par l’art une peur essentielle que vous n’osez même pas conceptualiser. - J’y réfléchirai ! Je ne suis pas sûr de vous suivre dans ces raisonnements, mais pourquoi pas, ils méritent que l’on s’y attarde. Mais bon, le temps passe, est-ce que je peux vous être utile à autre chose ? - Oh, je crois avoir assez abusé de votre temps. J’étais venu pour me faire une idée de l’état d’esprit qui règne dans ce village. Henry, le patron du bar, m’a conseillé de monter voir le « poète ». Il m’a dit que vous connaissiez tout le monde et que vous alliez souvent dans les collines vous promener. Peut-être avez-vous remarqué quelque chose d’anormal ? Des personnes qui ne sont pas de la région ? - Non. Vous savez l’hiver il n’y a pas grand monde dans les gorges, et je vais assez rarement dans les gorges de l’Artuby. Est-ce que vous avez pu comprendre ce qui s’était passé ? - On est en train de vérifier nos hypothèses. Il n’y a aucun témoin et on est obligé de faire des suppositions. Ce que l’on sait, c’est que Jean Mathieu avait décidé d’aller seul faire des exercices de sauts à l’élastique depuis le tablier du pont. Il semblait assez coutumier du fait, même si on peut douter en l’occurrence de sa santé mentale. Mais il y a de plus en plus de jeunes qui cherchent à se donner des frissons, à donner un sens à leur vie en la risquant bêtement. Enfin, il a installé son matériel, mis son baudrier, et après s’être accroché à l’élastique, il a dû sauter. On ne sait pas s’il a sauté une seule fois, ou si c’est après plusieurs sauts que ça c’est passé. Par contre ce n’est pas un accident. Le baudrier a été trafiqué pour que l’attache cède à la première traction. Du beau travail ! Et certainement pas facile à détecter si on est pressé de le mettre. Il n’a pas dû se voir mourir. - Il ne pouvait pas s’agir d’une usure de la corde ? Ou d’une mauvaise manœuvre lors de la pose des mousquetons ? - Non. On a bien pu reconstituer le bricolage qui a conduit au défaut. C’est bien un meurtre, il n’y a plus de doute. Il me reste maintenant à comprendre le pourquoi, et ensuite à trouver qui a pu vouloir la mort de ce pauvre garçon. C’est encore un classique des romans policiers, chercher le mobile, ensuite l’assassin devient évident. Mais je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Je reviendrai dans quelques jours. Je voudrais que vous essayiez de vous rappeler d’événements bizarres que vous auriez pu noter, de personnes que vous auriez pu rencontrer lors de vos promenades, de ce que vous saviez de Jean, de tout ce qui pourrait me permettre de comprendre ce qui s’est passé ici. - Je ne suis pas sûr de vous être utile, mais en tout cas, je suis à votre disposition, cela va sans dire. - Et puis nous pourrons, le cas échéant, continuer notre discussion sur la poésie japonaise. Je suis un grand amateur d’estampes, peut-être pourriez-vous m’aider à comprendre pourquoi elles me plaisent !- À votre disposition capitaine. Mais, la mémoire humaine est bien imparfaite, comme le disait le poète Yasui : Advienne que pourra Hormis les premières fleurs J’oublie tout le reste
Discussion avec un braconnier
Marcel Gastet habitait une maison qui donnait sur la fontaine. Étroite, toute en hauteur, une remise en constituait le rez-de-chaussée, utilisée autrefois pour le cheval, elle abritait aujourd’hui le tracteur. Au fond de celle-ci un réduit dans lequel on avait mis un congélateur et tout ce fatras que l’on accumule au cours des ans, et que l’on ne se résout jamais à jeter. À bien y regarder, on y aurait trouvé néanmoins certains ustensiles fréquemment utilisés mais dont la détention est interdite. La cuisine, qui faisait aussi office de salle à manger, était située au premier étage, éclairée par deux fenêtres, une donnant sur la place, l’autre sur une petite cour sombre où était gardé le chien.
C’est vers cinq heures du soir que le capitaine vint frapper à la porte. Marcel allait partir pour le bar après une journée de chasse. Ce n’est donc pas vraiment de bonne humeur qu’il accepta de remonter dans la cuisine pour répondre aux questions du gendarme. Il lui offrit néanmoins un verre de verre de vin rouge que celui-ci accepta de bonne grâce.
- J’ai souhaité vous voir pour vous poser quelques questions sur Jean Mathieu, on m’a dit que vous le connaissiez un peu. - Ouais, je l’ai vu de temps en temps, mais on n’a pas trop parlé, vous savez. C’était un de ces étrangers qui discutent pas beaucoup. On peut pas dire que je le connaissais. - Il était un peu casse-cou à ce que l’on m’a dit. Sauter du pont, même accroché à un élastique, c’était quand même risqué. Est-ce qu’il vous est arrivé de le voir faire ? - Oh, je ne vais pas trop souvent là haut, surtout en hiver, je me rappelle pas. - C’est vrai qu’il fait froid sur le pont de l’Artuby. J’y suis allé en début d’après-midi, pour voir un peu les alentours. En tout cas ça doit être un coin pour les chasseurs, j’y ai vu quelques grives. - Ouais, c’est un bon passage, j’y vais le matin, quand les oiseaux descendent, c’est un des meilleurs coins. Vous chassez ? - Non, je n’ai pas trop le temps de chasser, mais j’aime bien manger du gibier, et les grives en particulier, surtout quand on les mélange un peu avec des rouges-gorges. Mais bon, c’est vrai que ce n’est pas trop autorisé de chasser ces petits oiseaux. - Ouais, mais c’est bon. Et puis au moins ça fait usage, on ne laisse que le bec dans l’assiette… - D’ailleurs, en marchant au bord de la route, j’ai vu pas mal de pièges, des cabanes vous savez, celles que l’on installe pour attraper les petits oiseaux. - Ah bon ? - Oui ! Il semblerait que ce soit aussi un endroit pour les braconniers… Mais ce n’est pas mon métier ça, moi je dois trouver pourquoi ce jeune homme a été tué. - Il a été tué ? Ce n’est pas un accident ? - Non, ce n’est pas un accident. C’est pourquoi je voudrais que vous me disiez ce que vous connaissez de lui. Je suis sûr que vous l’avez vu plusieurs fois quand vous allez là-haut pour les grives… - Le jour où ça est arrivé j’étais pas là, j’étais à Chateaudouble, pour une battue, comme tous les jeudis. - Oui je sais. Vous y allez vraiment tous les jeudis. - En hiver c’est le jour de la battue. Et il y en a tant de sangliers qu’il faut que l’on s’en débarrasse. - Et alors, vous l’avez déjà vu quand il allait sauter ? - Quelquefois, oui. Il installait tout son attirail sur la rambarde et il sautait. Il faut quand même pas être trop normal pour faire ça. Quand il était en bas il se défaisait et remontait à pied. Et il recommençait après avoir tiré son élastique. - Il était toujours tout seul ? - Presque. Mais de temps en temps le poète l’aidait à remonter la corde. - Le poète ? - Oui, le parisien qui habite la maison sous l’église. Il se promène souvent dans les collines. Il était copain avec le jeune, et il l’aidait à remonter la corde. - Pourquoi vous l’appelez le poète ? - Oh, il a toujours un poème à la bouche. Il sait pas parler sans essayer de nous en mettre plein la vue. Il s’entendait bien avec le jeune, lui aussi il se croyait au-dessus des autres. Il critiquait toujours les chasseurs. Il lui manquait une bonne guerre pour lui remettre les idées en place. - Bon, je crois que je vais vous laisser. Si vous vous rappelez de quelque chose qui vous semble important, faites-moi le savoir. En tout cas merci, et bonne chasse demain. - Merci, et bien le bonsoir. Adieu !
Autour d’une estampe.
Ce n’est que le dimanche matin que Guillaume retourna voir le poète. Il savait qu’il ne serait pas à la messe et qu’ils auraient le temps de discuter avant le dîner. Le poème sur la porte avait changé, c’était une annonce de printemps :
Au vent du printemps Elle mesure ses forces L’alouette (Yasui)
Il n’attendit pas longtemps après avoir frappé, Gaston Flochard devait être dans la cuisine. Celui-ci le fit entrer, un large sourire sur le visage, et le mena sous un auvent qui donnait au sud, au-dessus de son jardin. Malgré la saison, il faisait suffisamment chaud pour rester dehors. Le soleil resplendissait dans le ciel qui avait été lavé par le Mistral, d’un bleu cristallin, pur et clair à faire mal. - Alors mon capitaine, cette enquête, elle avance ? - Pas très vite, mais je ne suis pas pressé, pas encore. Je dois comprendre comment ce jeune homme vivait, quelles étaient ses relations avec les gens du village, ce qu’il faisait de ses journées. Il y a deux solutions. Une dispute d’abord avec quelqu’un d’ici, dispute qui aurait mal tournée, ou alors une vengeance pour une cause venant de son passé, quelqu’un qui l’aurait retrouvé ici. C’est pourquoi il est important de savoir si des personnes étrangères au village sont apparues ces derniers temps. Est-ce que vous vous êtes rappelé de quelque chose qui pourrait m’aider ? - Je ne me rappelle pas avoir vu des étrangers, vous savez dans cette saison il y a peu de mouvements ici, et si quelqu’un était venu, tout le monde l’aurait vu. - Et sur lui, est-ce que vous avez été témoins de difficultés ? - Oh non ! Comme je vous l’ai dit je ne le connaissais pas beaucoup. Mais nous avons discuté quelques fois, il était cultivé. Il n’était pas arrivé à vraiment se faire des amis au village, mais je ne crois pas qu’il se soit fait des ennemis non plus. C’était un écologiste, et contre la chasse, et surtout contre le braconnage. Et ici, être contre la chasse, c’est vraiment vouloir être à part. Ce sont tous des braconniers dans l’âme, ils ne parlent que de battues, que de grives, été comme hiver. - Ça lui était arrivé de se fâcher avec des braconniers ? - Je ne pense pas, il était assez intelligent pour ça. Mais ça ne m’étonnerait pas qu’il ait démoli quelques pièges à grives là-haut. C’est un endroit fameux pour ça. - Oui, j’en ai vu quelques-unes de ces « cabanes ». C’est assez ingénieux comme mécanisme d’ailleurs. - Il y a effectivement des artistes en la matière, surtout un, mais c’est un autre sujet n’est-ce pas ? - Oui, sans doute. - Quand nous nous sommes quittés la dernière fois, vous m’avez dit que vous étiez amateur d’estampes japonaises. Quelle sorte d’estampes ? Celles que l’on s’échange sous le manteau dans les cours de récréation ? Ou bien les classiques ? - Pas les estampes érotiques, non, plutôt les classiques sans doute, mais je ne sais pas trop ce que ce terme recouvre. Ce sont les paysages que j’aime, les scènes de rues, les fleurs. - C’est ce que je mets dans les « classiques ». Et qu’est-ce que vous aimez dans ces œuvres ? Plutôt la qualité picturale, ou les messages qu’elles véhiculent ? - Oh, je ne suis pas vraiment un connaisseur. C’est un peu comme la peinture pour moi, j’aime où je n’aime pas, mais je ne sais pas expliquer la raison, et je reste insensible aux longues explications sur le pourquoi et le comment d’un tableau. Mais j’aime particulièrement celles d’Hiroshige pour leur beauté et leur délicatesse, et celles d’Hokusaï pour la folie qui les habite. - Pour un non connaisseur vous avez bon goût, si je puis me permettre. Ce sont des grands maîtres que ces deux là. Et comme nous les avons évoqués la dernière fois, je crois qu’ils ont réussi à en faire des haïku. - Ah bon ? Ils ont illustré des haïku ? - Non… Oui, peut être quelques fois, mais ce n’est pas ça que je voulais dire. Il y a dans ce qui fait la beauté d’une estampe ce qui fait la beauté d’un haïku, élégance et poésie, l’instant saisi dans ce qu’il est de plus banal et de plus beau, la quintessence du moment présent. Ukiyo-e, les images du monde flottant, vivre dans le présent, c’était ça le moteur de ces artistes. - Mais pourtant on y représente souvent des paysages, des fleurs, ce sont des images statiques. - Il faut aller voir le détail. Voyez les estampes d’Hokusaï sur les grandes fleurs, il y a mis de petits animaux, papillons, sauterelles, grenouilles, et chaque fois dans une pose dynamique. Ce n’est pas une nature morte, c’est presque une photographie, mais une photographie qui s’attacherait à saisir le mouvement. Voyez Hiroshige et ses paysages, on y retrouve aussi l’instant volé à la vie, le volant de badminton entre les deux joueurs, le geste interrompu, l’oiseau au moment où il change de direction. Il m’a fallu longtemps pour réaliser ceci. C’est vraiment comme les haïku, tout le monde peut en écrire, on peut en lire des centaines et rester de marbre. Et puis il y en a un qui nous marque, que l’on ressent être exceptionnel. La plupart du temps on ne sait pas dire pourquoi, le choix des mots, les résonances qu’ils provoquent chez nous, le rythme, tout cela joue, mais la beauté résiste à l’explication logique. Et souvent, pour moi, c’est parce que j’y voyais un instant, pas une vérité pérenne que tout le monde peut voir un jour ou l’autre, mais un petit moment, une seconde de vie volée, une seconde que nous sommes seuls à remarquer. Et c’est dans cet infime que l’on trouve l’intemporel, l’universel, c’est ce temps volé qui nous séduit. - C’est un concept intéressant. Je ne m’étais jamais posé la question en ces termes. La prochaine fois que j’en verrai je chercherai si j’y retrouve ces instantanés que vous décrivez. Si je comprends bien, pour vous, l’estampe n’est pas une illustration d’un haïku, mais un haïku en soi, exprimé par la gravure et l’impression plutôt qu’avec le pinceau ? - Oui c’est tout à fait ça. Et on peut aussi faire des haïku avec des photographies. J’ai en tête une image magnifique d’un artiste peu connu, Frédéric Lupke. C’est une prise de vue du Gange, au lever du soleil. Le photographe devait se trouver légèrement au-dessus de la surface de l’eau sur la rive, il faisait face au soleil. Celui-ci se reflète sur l’eau et y trace un rayon lumineux qui sépare la surface du fleuve en deux. De part et d’autre de cette coupure claire, on voit les eaux sombres de la rivière sacrée. On distingue deux barques sur lesquelles le barreur se tient debout, à l’avant, poussant sur une longue perche. Ces deux barques vont se croiser, et la photographie a été prise au moment où elles abordent la zone sur laquelle se reflète le soleil, au moment précis où, par le plus grand des hasards, elles entrent en même temps dans la lumière. Cette simultanéité, cette promesse de rencontre sur cette immensité liquide, c’est là qu’est toute la beauté de cette photo. Si elle avait été prise un petit peu avant, les deux barques se seraient trouvées dans les zones sombres de l’image, le temps alors n’aurait pas été un élément essentiel de la composition, l’image aurait été celle, banale, d’un lever de soleil sur l’eau, le même que l’on peut voir partout. Si elle avait été prise un tout petit peu après cela aurait été la même chose. On aurait pu disserter sur les esquifs montrés dans la lumière du jour naissant, mais l’image aurait été banale. Là, c’est une seconde particulière de la vie qui a été saisie. À tout autre instant l’impression générale aurait été différente. Cette photographie-là, c’est un haïku. - Quelle passion ! Est-ce que Jean partageait cet enthousiasme ? - Jean vivait toujours dans l’instant présent. Que ce soit dans ses escalades des falaises des gorges du Verdon, ou lors des sauts à l’élastique, il voulait savourer chacun des instants de sa vie, comme si tous étaient différents les uns des autres. Mais il n’avait pas compris que tout cela était une illusion. Derrière la violence de ses pulsions, derrière l’intrépidité de ses actes, il n’avait pas pris conscience qu’il ne faisait que les reproduire jour après jour à l’identique. Il n’avait pas compris que leur répétition les banalisait. Il est difficile de faire de sa vie un haïku. - Est-ce que vous pensez qu’il fuyait quelque chose dans cette poursuite des expériences extrêmes ? De mauvais souvenirs ? Des frustrations ? Un amour contrarié ? - Je ne pense pas. Il était très équilibré. Non, il voulait vivre sa vie pleinement, mais il puisait son inspiration dans un cinéma de pacotille. Il se voulait rebelle, différent, mais il suivait, inexorablement, le moule des comportements traditionnels. C’est une tendance bien triste aujourd’hui, on dirait que les gens ne peuvent que reproduire des comportements, des idées stéréotypées. Ils ont un succès parmi ceux qui pensent comme eux, ils croient être uniques, incisifs, mais l’estime ou l’écoute qu’ils pensent récolter est simple témoignage de la banalité de leur pensée par ceux qui ont choisi le même modèle de comportement. Jean tournait à vide. S’il n’était pas mort, il serait devenu un bon bourgeois conservateur, étonné dans ses vieux jours des folies réalisées dans sa jeunesse. - Quelle vision pessimiste ! Nous sommes passés des estampes d’Hokusaï, porteuses de joie et de beauté, au désespoir de l’anonymat et de la banalité. On se croirait presque dans Brazil. Est-ce que vous aviez eu l’occasion de discuter de tout ça avec lui quand vous l’aidiez là-haut ? - Non, on se concentrait sur l’exercice sportif. Vous savez, c’est très technique. Il essayait de trouver la meilleure position possible pour que le saut soit beau, élégant, pas seulement un saut dans le vide, mais une danse avec le vide…. - Vous étiez souvent avec lui ? - … Non, comme je vous l’ai dit déjà, je ne le voyais que rarement. Mais il est facile de comprendre ce que ces jeunes ont dans la tête. - Oui… sans doute. Et vous, avez-vous essayé d’écrire des haïku, ou d’en faire dans le sens que vous avez évoqué tout à l’heure ? - Dans ma jeunesse j’ai commis quelques poèmes. Un court succès d’estime, mais il faut avoir des appuis pour percer dans ce genre de métier, le talent ne suffit pas. Et puis il y a tant de concurrence, de jalousie entre les auteurs, vous ne pouvez pas savoir. Même entre amateurs, entre des personnes qui écrivent pour leur plaisir, la lutte peut prendre des tournures féroces. L’ego est un bien mauvais conseilleur. - Par curiosité, et comme on m’avait dit que vous étiez poète, j’ai fait quelques recherches sur internet, et j’ai trouvé des textes de vous, sous un pseudonyme d’ailleurs ; plutôt bons. - Comment savez-vous qu’ils sont de moi s’ils sont signés d’un pseudo ? - Sur un des sites il y avait une équivalence entre votre nom et le pseudo. En fait j’ai demandé à un service spécialisé de faire la recherche, ils ont l’habitude, et des techniques à eux. Vous avez arrêté d’écrire ? - L’envie m’a passé. Ou plutôt j’ai dépassé cette période. Je croyais que je pourrais, par l’écrit, faire de la poésie, mais j’ai réalisé que ce qui était important c’était de faire de la vie de la poésie. Il faut savoir s’arrêter avant que de déchoir, un peu comme les samouraïs. - D’où l’attrait pour le sport extrême ? - Oui, la poésie de l’exceptionnel. Vivre ce que les autres ne peuvent pas vivre, même si c’est par procuration. La beauté de ces gorges est presque insupportable. Voir quelqu’un voler, même si attaché à un élastique, c’est sublime. - Mais c’était devenu banal. L’acte recommencé sans cesse avait été dépouillé de toute poésie. Il faillait rompre n’est-ce pas ? Il fallait retrouver le sel de l’instant unique, il fallait créer cet instant unique. J’imagine Jean réalisant juste après avoir sauté dans le vide que l’attache a sauté, qu’il vient de se précipiter vers sa mort. J’imagine son cri résonnant entre les hautes falaises, pour la première et la dernière fois.
Le soleil disparut derrière un nuage, et immédiatement le froid fut là. Guillaume s’interrompit, regardant Gaston qui semblait être ailleurs, les yeux dirigés vers lui mais fixant un point situé bien au-delà. Son visage frémissait, le battement de ses paupières trahissait une intense émotion. Il se leva, tournant le dos au capitaine il fit face à au village qui s’étendait au pied de la colline au moment où le soleil revenait et faisait éclater de couleurs les toits de tuiles rouges.
- Oui Gaston, je peux imaginer la surprise puis la colère sur le visage de Jean. Et vous, les yeux fixés sur lui, savourant chacun de ces moments uniques. J’imagine Jean se rendant compte que son ami l’a tué. - Oui… C’était beau. Un instant sublime, il était magnifique. Le plus beau haïku qui ait jamais existé, une jouissance primordiale, profonde, comme si enfin j’avais atteint la perfection. Oui, c’était beau !
Montesson, 5 mai 2009 –16 mai 2009
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