Je crois que dans les innombrables commentaires qui ont été faits sur cette terrible histoire, aucun ne cite la toute première manifestation du fléau. Il est vrai qu’à l’époque ce fait ne pouvait être jugé qu’insignifiant, et seul le poids des jours qui ont suivi peut a posteriori dire son importance.
Julie jouait dans la cour de la ferme. Elle avait six ans, et ses mèches blondes encadraient un visage tanné par le soleil. Son petit frère devait faire la sieste, et c’était pour elle comme des vacances, le moment où elle pouvait se sentir encore la princesse de sa famille. Elle l’aimait bien, Marc, mais il pleurait presque toujours, et il avait accaparé l’attention de sa mère. Mais c’était aussi comme une merveilleuse poupée qui lui souriait dès qu’elle s’en approchait. Il y avait dans son cœur un mélange étrange de jalousie et d’amour. Oui, elle l’aimait ce petit vermisseau, elle aussi était sa maman. C’était un chaud après-midi du mois de juin, les cigales emplissaient l’espace de leurs appels désespérés. Ses parents et ses grands-parents étaient restés à l’abri des épais murs de pierres qui conservaient la fraîcheur à l’intérieur de la maison. Elle n’avait pas pu, elle, rester confinée, elle voulait profiter de Marco. C’était un désir plus fort qu’elle, comme si elle avait deviné que c’était son dernier été et qu’il fallait qu’elle profite du soleil. Marco était né quelques jours après Marc, il en avait hérité du prénom. Sa mère, la grosse chatte de la voisine était venue accoucher dans la remise du tracteur. Elle avait fait quatre petits, mais le grand-père n’avait voulu en garder qu’un, celui qui était poivre et sel. C’était le cadeau pour Julie. Le chaton avait grandi vite et il pouvait maintenant marcher. Julie ne pouvait s’en détacher, malgré les remontrances des grandes personnes qui lui disaient qu’elle allait faire du mal au petit chat à force de le caresser. Mais non, elle faisait bien trop attention, et il était si doux, jamais elle ne l’embêterait. Ce jour-là elle l’avait habillé d’un morceau d’étoffe qui lui faisait comme une culotte. Il était devenu Marcel, son père, et elle le berçait à côté de la fontaine. L’eau coulait, fraîche et claire, d’un tuyau en fonte et tombait dans une ancienne vasque de pierre, envoyant des gouttes tout autour, et faisant de ce petit coin à l’ombre du platane, un refuge contre la chaleur. Il faisait vraiment trop chaud et, tenant le chaton de la main gauche, elle se leva pour boire directement au jet d’eau, à la régalade. Le froid de celle-ci la surprit, mais ce fut comme un frisson de plaisir qui la parcourut, elle sentait l’eau ruisseler sur son menton et tomber sur sa poitrine. Dans le mouvement qu’elle fit pour essayer de faire couler de l’eau sur ses cheveux, elle lâcha l’animal qui tomba dans la vasque avec un miaulement craintif. Elle l’observa un moment alors qu’il essayait de remonter en plantant ses griffes dans la mousse qui recouvrait la pierre. Ses yeux bleus avaient pris une teinte de cendre, elle avança la main et, saisissant le chat par la tête, tout doucement, avec tendresse, elle l’enfonça sous la surface de l’eau. Elle observa longtemps le petit corps se débattre, curieuse de voir combien de temps cela durerait. Quand celui-ci cessa de bouger, elle le sortit de l’eau et le porta près du jardin, là où le fumier était déposé. Elle le jeta au milieu de la paille souillée. La chaleur sembla redoubler à cet instant, de petites gouttes de sueur coulaient sur ses paupières, elle se sentit fatiguée, très fatiguée. Doucement elle retourna vers le corps principal de la ferme pour regagner la fraîcheur de sa chambre. Sur la poignée de cuivre de la porte d’entrée sa main laissa une empreinte mouillée.
Pendant les quelques jours qui suivirent, rien de bien notable ne se produisit. Si on cherche à traquer les détails qui auraient pu alerter, on ne peut que revenir sur cet étrange engourdissement qui semblait avoir frappé les habitants de la région. Mais il faisait presque aussi chaud qu’en été, une vague de chaleur inattendue s’était abattue sur les derniers jours d’école. Et tous les habitants avaient courbé le dos, craignant déjà la canicule du mois de juillet, recherchant la fraîcheur des maisons, se repliant sur eux-mêmes. Quand on se promenait dans la campagne, le long de la rivière, c’était le silence qui aurait dû étonner, comme si on se déplaçait dans un monde d’ouate. Mais personne ne l’a remarqué, personne d’encore vivant pour en témoigner aujourd’hui du moins.
C’est le dimanche vingt juin que le premier incident se produisit. En tout cas c’est comme ça qu’il fut relaté dans la presse locale. Robert était monté avec son fils Mathieu plus haut dans la vallée, là où la rivière s’est frayé un chemin entre de hautes falaises blanches, et où les pêcheurs aiment aller taquiner la truite. Il avait voulu lui montrer la vue que l’on avait depuis le haut de la falaise aux corneilles. Ils avaient emprunté un petit sentier qui partait de la route et qui montait en lacets au milieu de quelques pins qui s’accrochaient désespérément à la pente rocailleuse. La montée avait été pénible, Mathieu, neuf ans, se plaignant sans cesse de la chaleur. Il était fatigué. Mais la vue depuis le sommet était superbe. La rivière en contrebas brillait au milieu des berges sombres, et les reflets faisaient croire que l’on voyait une multitude d’insectes volants virevolter à la surface de l’eau malgré la distance. Plus loin, à la sortie des gorges, on apercevait la maison de la famille de cet archéologue qui n’était revenu de ses voyages que pour constater la disparition de sa femme et de sa fille. La propriété était superbe et avait acquis une renommée morbide parmi les enfants qui, à l’école, avaient côtoyé la petite fille avant qu’elle ne tombe malade. Ils l’appelaient entre eux « la maison de la sorcière ». Il fallait se tenir près du bord des rochers pour bien la voir, et Mathieu, tenant fermement la main de son père, s’approcha du précipice, tout étonné de son courage, émoustillé par le danger mais confiant dans la force de son papa. C’est Roger, un habitué des lieux, pêcheur acharné, qui ramena le petit chez lui. Il était arrivé derrière lui en courant dans les taillis, et il se retournait pour lui reprocher le bruit qu’il faisait quand il remarqua son extrême pâleur, ses yeux de cendre qui semblaient ne rien voir. Il lui fallut quelques minutes pour comprendre ce qui s’était passé : la montée sur la falaise, le père et le fils qui se rapprochent du bord, et le père qui glisse, lâchant au dernier moment la main du petit pour ne pas l’entraîner dans sa mort. Dans le journal du lendemain une photo de Sabine avec son fils faisait la une. Elle était institutrice à l’école primaire Camille Desmoulin et appréciée par tous. On disait que le petit n’avait plus parlé depuis son retour dans la voiture de Roger, se murant dans son silence, refusant de répondre aux questions de la gendarmerie. Au bar de la fontaine, là où se retrouvaient les pêcheurs, quelques-uns murmuraient que ce qui s’était passé n’était pas normal. C’est Antoine, un de la bande, qui avait perturbé les esprits. Il affirmait qu’au moment où cela s’était passé, il était couché sur la rive qui faisait face à la falaise, et qu’il avait vu là-haut, le père et l’enfant, et qu’il s’était dit que ce n’était pas raisonnable de s’approcher si près du bord. Il avait vu le drame se produire, mais ce qu’il disait ce n’était pas que Robert avait glissé, non, c’était que Mathieu l’avait poussé dans le vide, résolument.
Jacqueline ce lundi soir jeta sur la table du salon le journal tout chiffonné à force d’avoir été lu. Plus de vingt fois elle était revenue sur les quelques lignes qui relataient l’accident. Elle se revoyait le vendredi précédent, quittant Sabine, tout heureuse d’aller retrouver Régis pour le week-end. Elle attendait avec impatience ces deux jours qu’elle pourrait passer avec lui. Ils n’avaient pas encore décidé de vivre ensemble, et les trente kilomètres qui les séparaient étaient un vrai supplice pour elle pendant la semaine, seul le téléphone lui redonnait le soir un peu de vigueur. L’année scolaire touchait à sa fin et, combinée avec cette canicule inattendue, mettait les enfants dans un état d’excitation insupportable. Elle comptait les jours qui la séparaient des vacances qu’ils avaient décidé d’aller prendre en Bretagne. Mais cette fois-ci, l’attente était encore plus difficile, elle était sûre de sa joie quand elle lui annoncerait la nouvelle, mais elle redoutait les changements que cela allait apporter à sa vie de tous les jours. Oui ! Elle l’aimait, mais elle se trouvait à la fois encore bien jeune, et incapable de vivre sans lui. Oui, il serait content, elle le savait, elle voulait le croire. Ils allaient forcément vivre ensemble maintenant. Le week-end s’était déroulé comme dans un rêve. Régis avait réagi comme elle en avait rêvé, et ils avaient profité de leur plaisir en restant enfermés la plupart du temps dans leur chambre. C’est par la radio qu’ils apprirent la nouvelle. On pense souvent que les catastrophes que l’on entend relater ne peuvent pas nous concerner, comme si elles venaient de contrées lointaines. Mais là, ils faisaient presque partie de l’histoire. Régis était le parrain de Mathieu, c’était d’ailleurs la raison de leur rencontre, et la mort de Robert les frappait intimement. La journée du lundi avait été un cauchemar. Si elle avait pu téléphoner à sa collègue et amie, elle n’avait pas pu aller la voir. Les enfants savaient ce qui s’était passé, et l’absence de leur camarade leur rappelait à tout instant ce que leurs parents avaient essayé de leur cacher. La mort est encore une idée abstraite à leur âge, mais là elle avait frappé le papa de leur ami, le mari de la maîtresse, et leur indifférence s’était muée en peur, une peur diffuse, comme un malaise, qui les poussait dans les jupes de Jacqueline, qui les faisait répéter cent fois les mêmes questions. Et chaque fois, c’était un supplice pour Jacqueline, expliquer, rassurer, calmer, quand à chaque mot elle était au bord des larmes. Elle n’avait pas remarqué, dans cette ambiance survoltée, que derrière le désarroi des enfants, un autre sentiment petit à petit influait sur leurs comportements, comme s’ils mûrissaient en devenant plus durs, et elle ne remarqua pas le soir, quand elle referma la porte sur les derniers, que quelques-uns la regardaient avec surprise. Régis déjeunait quand la gendarmerie l’appela. Il devait de toute urgence se rendre à l’école où son amie enseignait, on lui expliquerait, il verrait. Quand il s’approcha des bâtiments encerclés par les voitures des militaires, il sut que le pire était arrivé. Le reste est demeuré dans son esprit comme un vague souvenir de cauchemar. Il se voit rencontrer l’officier, l’écouter sans le croire, et puis aller reconnaître celle qui aurait pu être la mère de ses enfants, celle qui était la mère de son enfant. Elle gisait devant son bureau, tous ses vêtements avaient été arrachés, de multiples blessures zébraient son visage, ses seins, son ventre, son sang avait coulé et formait une mare dans laquelle on avait pataugé. Puis l’horreur absolue quand il passa dans le couloir pour sortir et qu’il jeta un coup d’œil dans la salle où les enfants avaient été placés. L’horreur quand il les vit là, tout couverts de sang, riant, les yeux de cendre, haineux, qui le suivaient du regard comme s’il était devenu lui aussi une proie.
Guillaume avait été appelé vers midi. Quelque chose s’était passé à l’école primaire du quartier des fleurettes, et le gardien de l’école ne voulait pas lui donner de détails, répétant dans un français approximatif que c’était affreux, et, chose étrange, qu’il avait peur, qu’il fallait venir tout de suite. Quand il arriva à la salle de classe avec ses hommes, le spectacle était surréaliste. L’institutrice, morte sans aucun doute, gisait au pied de l’estrade sur laquelle son bureau était placé. Les enfants étaient assis à leur table, immobiles, dans un silence absolu. Toutes les têtes se tournèrent vers lui quand il ouvrit la porte vitrée au travers de laquelle il avait observé la scène. Et il eut instinctivement un mouvement de recul quand il comprit la fureur des regards qui le fixaient. Ils se levèrent tous d’un coup et se ruèrent vers lui sans proférer une seule parole. Il fallut toute la force des cinq hommes qui étaient avec lui pour contenir la folie meurtrière de ces enfants et pour les enfermer dans la salle attenante. Il avait à peine raccompagné Régis quand son téléphone portable émit la sonnerie caractéristique indiquant son supérieur. Il devait aller immédiatement au collège des Ursulines. Les élèves avaient attaqué les professeurs. Il ne s’agissait pas là d’enfants de huit à dix ans, mais de préadolescents, et leur force n’était pas comparable. Il y avait des morts, plusieurs, chez les professeurs, mais chez les élèves aussi.
Les dégâts étaient effectivement d’une tout autre ampleur. Plusieurs ambulances avaient été appelées, et une dizaine de blessés recevaient les premiers secours. Un bâtiment était en feu et les pompiers ajoutaient encore à la confusion. Les élèves avaient quitté le collège dès que les premières sirènes avaient retenti dans le quartier, et personne n’avait pensé à stopper une troupe d’enfants qui fuyaient un bâtiment en feu. Guillaume gagna le premier étage où était située la salle des professeurs. Ils avaient en effet été attaqués lors de la pause, à un moment et à un endroit où ils ne pouvaient pas fuir. L’attaque avait été violente, les portes et les tables avaient été cassées. C’est à coup de barre que les enseignants avaient été massacrés comme à l’abattoir. Les corps n’avaient pas encore été enlevés, et au milieu de la pièce, les yeux grands ouverts, gisait un des élèves. Son visage dur, ses yeux de cendre, étaient comme ceux des enfants de l’école primaire. Il frémit, sentant au fond de lui que tout ceci n’était pas le fait du hasard, qu’autant absurde que cela puisse paraître, les enfants devenaient fous. Et, dans un éclair, le film d’Hitchcock lui revint en mémoire, les oiseaux qui après quelques attaques isolées, attaquaient toute la ville. Et il pensa à toutes les autres écoles de la ville, les collèges, les lycées, et si la même chose s’y préparait ? La conversation avec ses supérieurs fut difficile, fermer immédiatement tous les établissements scolaires cela semblait fou. Mais, à la fois par sa force de persuasion, mais aussi suite à un appel à la gendarmerie d’une école maternelle qui appelait à l’aide, la décision fut prise. Mais c’était trop tard pour les cinquante professeurs qui périrent ce jour-là par la main de leurs élèves.
L’après-midi était bien avancée quand il quitta le collège. Il avait pu interroger un rescapé. Tout s’était passé très vite. Il était en retard dans son cours de mathématiques, et avait proposé de prendre cinq minutes sur la pause pour finir. C’était une classe sérieuse, et ils avaient accepté sans rechigner. Tout se passait normalement, quand, il se rappelle qu’il écrivait sur le tableau la solution d’une équation du second degré, le silence le surprit. Ce n’était pas qu’habituellement il y ait eu du brouhaha dans la classe, non, mais toujours des frottements, le bruit du stylo sur le papier, les chaises qui bougent, des reniflements, et là, d’un coup, un silence profond. Il se retourna. Tous les élèves le regardaient, ou plutôt avaient le regard posé sur lui, mais ils étaient en même temps comme absents. On aurait dit qu’ils avaient tous la même expression, tous les mêmes yeux de cendre. Et puis ils se sont levés, comme des automates, et se sont dirigés vers la sortie sauf trois ou quatre des meilleurs élèves qui se dirigèrent vers lui. Il ne savait plus comment il avait réussi à s’échapper. Sa pratique du rugby l’avait aidé à prendre l’avantage, mais il avait eu beaucoup de chance. Comme c’était dans sa salle que l’émeute avait commencé, Guillaume voulut la voir. Elle était relativement épargnée par rapport au reste du bâtiment. Sur le tableau, le professeur n’avait pas terminé d’écrire la formule du déterminant, mais des signes bizarres avaient été tracés à la craie sur le côté gauche. On aurait dit des hiéroglyphes même s’ils ne ressemblaient pas à ceux que l’on a l’habitude de voir lors des reportages sur les pyramides égyptiennes. Le professeur ne se rappelait pas les avoir jamais vus.
Le soir on aurait dit que la ville était en état de siège. De partout les enfants, de quatre ans jusqu’à quinze ans semblaient être devenus fous. Les plus jeunes se battaient avec leurs mains et leurs dents, parfois avec le feu, tandis que les plus âgés s’étaient eux procuré des armes. Bien entendu les parents ne pouvaient croire à la folie de leurs enfants, et malgré les exhortations de la gendarmerie, beaucoup les avaient accueillis chez eux. Quand on les évacua plus tard, quand le calme a été rétabli, on retrouva sur leur visage l’expression d’incompréhension qui avait dû être la leur quand ils avaient vu leurs enfants se retourner vers eux et les massacrer sans pitié. Les adultes, d’abord sans réactions, commencèrent à se défendre et à s’organiser vers la fin de l’après-midi. Et c’est une véritable guérilla qui s’installa dans la ville, sous le soleil sans pitié qui jetait sur cette ignominie une lumière de gloire. Les enfants avaient le dessus, pas du fait de leur force encore, mais profitant de l’effet de surprise, et surtout parce qu’ils étaient habités d’une fureur et d’une volonté inouïe de tuer. Ils profitaient aussi de la répugnance profonde des adultes à se battre contre des enfants, des adultes qui ne pouvaient croire à ce qui se passait, qui ne pouvaient pas tirer de sang-froid sur des jeunes.
L’organisation des forces de l’ordre avait échappé, vu l’ampleur, à Guillaume. L’armée avait pris le commandement, mais dans un désordre indescriptible, tant ce type de situation était loin de tous les schémas d’attaques ou de troubles auxquels ils avaient été préparés.
Néanmoins, il voulait essayer de comprendre et était retourné dans le collège des Ursulines. Il voulait revoir les signes mystérieux tracés sur le tableau noir. Ils étaient toujours là. Il se rappelait en avoir déjà vu de semblables, mais où ? Ce n’était pas des hiéroglyphes égyptiens mais ils les associaient aux pyramides, pourquoi ? En repassant dans sa tête les occasions où il aurait pu en voir, il se rappela de l’histoire de « La maison à côté de la rivière ». L’explorateur qui était revenu d’Amérique après plusieurs années d’absence, pour découvrir que sa fille était morte et que sa femme s’était suicidée. Oui, il se rappelait maintenant une courte conférence qu’il avait faite à la mairie, les photographies qu’il avait montrées. Il devait aller le voir, peut-être saurait-il déchiffrer ces signes.
Jean n’avait pu se résoudre à vendre la maison achetée par Sophie et dans laquelle elle avait vécu quelque temps avec Anne-Marie avant le drame. Il n’avait pas touché à la chambre de sa fille, avait évité celle que Sophie avait occupée. C’était son musée, sa réserve de désespoir et de pleurs. Il avait enlevé le tableau de la salle à manger sur lequel il avait cru reconnaître son épouse, ou sa fille quand il avait pu en voir des photographies. Il ressentait en sa présence un étrange malaise, un mélange de peur et d’espoir, et une haine sourde contre le personnage féminin qui semblait diriger la troupe de petits enfants qui étaient représentés devant la maison. Il n’avait pu s’en débarrasser, mais l’avait entreposé loin de sa vue dans le grenier. Il s’était d’abord confit dans son chagrin, mais le temps passa, et il recommença à vivre, à s’occuper de son jardin, et à écrire sur ce qu’il avait découvert au Guatemala. Il n’avait pas voulu passer par des articles, c’était trop extraordinaire, il lui fallait assurer sa démonstration, recouper les indices, les preuves, pour pouvoir convaincre qu’il avait su répondre à la question que se posaient sans cesse les historiens sur ces civilisations. Il n’allait pas souvent en ville, n’écoutait pas la radio et, bien entendu, ne regardait pas la télévision. Il n’était donc pas au courant de ce qui s’était passé. C’est donc avec surprise qu’il vit arriver ce jeune capitaine qu’il avait déjà rencontré quand il avait voulu en savoir plus sur le suicide de sa femme. Après les salutations d’usage, Guillaume mit Jean au courant de la situation.
- Vous dites que les enfants se sont mis à attaquer les adultes ? De partout à la fois ? - Oui, cela a commencé, je crois, dimanche, un gosse qui a poussé son père dans le vide, un peu plus haut sur la rivière. Et puis dans une école primaire, l’institutrice qui a été tuée. Et après dans un collège, et dans un lycée, et puis partout. C’est un carnage. - Je ne comprends pas. - Personne ne comprend. Cela semble concerner les enfants de quatre à quinze ans. Sans distinction. Comme si c’était une épidémie. Mais on n’a pas trouvé de symptômes particuliers autres que ce comportement. On a lancé des analyses sur des corps que l’on a retrouvés, mais cela va prendre du temps. - Mais pourquoi venez-vous me voir ? Je n’ai pas, je n’ai plus d’enfant. - Je sais, je suis désolé pour vous. Mais je voulais vous montrer quelque chose. Sur un tableau du collège on a trouvé ces signes tracés à la craie. Le professeur est formel, ils ont été tracés après le début de l’émeute.
Guillaume sortit de sa sacoche des impressions des photographies qu’il avait fait prendre dans la salle de classe, et les donna à Jean. Sur la première, prise du fond de la classe, on voyait le tableau, et sur le côté gauche ce qui était les signes, mais trop petits pour qu’on les distingue bien. Néanmoins, la main de Jean commença à trembler, et c’est avec frénésie qu’il regarda toutes les autres images, comme s’il découvrait à chaque fois une horreur nouvelle.
- Que se passe-t-il ? Vous connaissez ces signes ? - Oui, bien sûr. Ce sont des caractères mayas. - Vous savez ce qu’ils signifient ? - Malheureusement oui, et c’est une catastrophe. - Qu’est-ce qu’ils disent bon sang ? - C’est simple, ils disent que c’est la fin du soleil, que le nouveau sang doit sauver le monde. - Oui, mais quel rapport avec ce qui se passe ? Et s’il y a un rapport, est-ce que l’on peut agir ? - Oui, il y a un rapport comme vous dites, mais il faut agir vite. Je vous expliquerai plus tard. Nous devons aller au plus vite au musée de la ville. Je dois récupérer un objet que j’y ai déposé. Ne discutez pas, allons-y tout de suite.
Quand ils arrivèrent sur la place du musée, elle avait été transformée en camp retranché. Des centaines de soldats en interdisaient l’accès. Ils comprirent rapidement que quelques dizaines de jeunes s’y étaient retranchés, et qu’on voulait les empêcher de fuir. Ils étaient armés, et pour le moment la décision n’avait pas été prise d’attaquer.
Il avait fallu parlementer longtemps pour que Jean soit autorisé à y aller. Il avait insisté sur le fait qu’il ne risquait rien, lui, mais que si quelqu’un l’accompagnait, il serait tué. On le laissa essayer.
Il avança sur la place sous les regards des militaires qui gardaient leurs armes pointées vers le bâtiment. Quand il fut au milieu, une dizaine d’adolescents sortit du musée, les armes au poing, menaçants. Il continua d’avancer, ils resserrèrent leurs rangs, comme pour l’empêcher de passer. Quand il fut à quelques mètres d’eux, on sentit comme un grand mouvement de crainte passer dans leur groupe, ils s’écartèrent, leurs expressions témoignant de leur frayeur. Jean pénétra dans le bâtiment.
Il en ressortit quelques minutes plus tard avec une statuette dans les mains. Une idole sculptée dans de l’obsidienne, au rictus menaçant mais d’une beauté extraordinaire. Quand il fut derrière le cordon de gendarmerie, il leur demanda de le protéger coûte que coûte d’une quelconque réaction des enfants, et, prenant un marteau qu’il avait amené de chez lui, il se mit à fracasser la statuette, méthodiquement, s’acharnant sur celle-ci comme s’il cherchait à en faire de la poussière.
Il fallut quelques jours pour que les autorités décrètent que la situation était redevenue normale. Bien entendu, derrière ce langage administratif, la détresse des familles, l’incompréhension des enfants qui se trouvaient subitement sans parents, et auxquels personne n’osait encore dire que c’était parce qu’ils les avaient tués eux-mêmes, la peur fugitive des adultes quand ils croisaient un jeune dans la rue, avaient pour longtemps jeté sur cette communauté un manteau de souffrances et de honte qui ne disparaîtrait jamais. Comment imaginer la vie de ces jeunes quand ils comprendraient ce qu’ils avaient fait cette fin de mois de juin, quand ils comprendraient qu’ils s’étaient repus du sang de leurs parents. Ils étaient sortis de cette histoire comme d’un cauchemar dont ils n’auraient aucun souvenir conscient, mais dans le fond de leur nuit, pour toujours, le pourpre du sang versé, l’attrait de la mort, la violence des ancêtres, reviendraient les hanter, en faire des exclus du monde des vivants.
Et ceux qui ont été témoins involontaires de cette éruption frémissent encore quand, sous le chaud soleil de l’été, ils voient un enfant jouer avec un de ces petits animaux de l’herbe, ne voyant dans les ailes des mouches ou les pattes des fourmis que des sujets d’expérience pour leurs sentiments en construction.
Train Paris-Poitiers le 16 juin 2009 et Montesson le 20 juin 2009
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