Lettres à HP :
20 août 1926
Mon cher maître et ami, je viens vous donner de mes nouvelles après quelques semaines de voyages au sein de cette Europe tant meurtrie par ses folies guerrières dans lesquelles ils nous ont entraînés. Je suis sûr que tout va bien pour vous maintenant que vous êtes de retour dans cette belle ville de Providence. J’espère que les conditions sont enfin réunies pour que nous puissions bientôt frémir de nouveau à la lecture de vos textes, et méditer sur la vraie histoire de l’humanité.
J’ai préféré la lettre à la carte postale car je voulais vous faire part d’un fait tout à fait étrange, et qui va me pousser à prolonger mon voyage de quelques semaines au moins. Mais avant cela, il faut que je vous décrive le lieu où je me trouve.
Vous avez certainement reçu mes cartes postales de Londres, Berlin et Paris. J’avoue avoir été impressionné par la façon dont les nations victorieuses ont repris goût à la vie, par leur insouciance et leur confiance en l’avenir. Saviez-vous qu’à Paris on y jouait le Jazz de la Nouvelle-Orléans ? Berlin par contre c’est tout autre chose. On y trouve un peuple vaincu, et par la guerre, et par la crise économique. L’art se complaît dans le ressassement des atrocités des tranchées ou des conséquences de la crise sur la classe moyenne. Mais je vous en dirai plus lorsque nous nous verrons.
Après ces capitales, j’avais besoin d’air, d’espace, et sur les conseils d’un ami rencontré sur le boulevard du Montparnasse, lieu de rencontre d’une faune artistique étonnante, je me suis dirigé vers les Alpes françaises. J’ai loué une chambre dans le principal hôtel d’une petite ville nommée Modane. Elle a été construite sur une voie de passage importante entre l’Italie et la France et en a tiré ses richesses.
Durant les deux premières semaines de mon séjour, j’ai visité quelques villages de la vallée, et entrepris trois excursions dans le massif de la Vanoise qui domine majestueusement les quelques prairies utilisées par les éleveurs de la région. On y produit de bons fromages, renommés dans la France entière à ce que l’on m’a dit. Mais il est vrai que dans ce pays le fromage c’est presque comme une religion parfois… avec le vin qu’ils consomment avec excès.
Les villages qui sont situés en amont de Modane sont modestes, une centaine d’habitants chacun sans doute, mais assez remarquables. Les maisons sont construites avec une pierre que l’on produit localement, et qui se débite en plaques. Elles présentent des façades grises assez uniformes, tristes, rehaussées seulement de structures en bois utilisées parfois pour stocker le combustible pour l’hiver. Les toits sont faits de cette même pierre, et on ne peut que trembler à l’évocation de la masse fantastique qui se retrouve ainsi au dessus de la tête des habitants. Les rues sont étroites, pas toujours dallées. Si durant l’été la vue est assez plaisante, l’hiver doit être atroce, avec la neige boueuse dans les ruelles, les fumées des poêles et des cheminées, le froid, la puanteur des animaux. Et à côté de tout cela, comme une volonté de dépassement, on y trouve des églises baroques fantastiquement décorées. Si leur extérieur est souvent assez austère, dès que l’on pénètre à l’intérieur, on est assailli de lumières, de couleurs, de personnages bariolés, d’évocations oniriques. Les murs, les voûtes, les piliers, tout est recouvert d’une multitude de figures, de signes, de symboles. Le contraste est tel avec le reste du village, que l’on se demande parfois si c’est le même peuple qui a construit ces différents bâtiments, ou si un peuple exogène avait voulu marquer sa domination en construisant au sein même des amas de maisons de pierres noires, un temple symbolisant à l’excès leur différence.
La guerre s’est tenue loin de ces vallées de montagne, on n’y voit pas de destructions, mais on ne peut l’oublier néanmoins. Les habitants ont tenu à élever dans chacun de ces petits villages un monument à la mémoire de leurs enfants disparus là-haut dans les plaines de Verdun. Et j’avoue que la vue de tous ces noms plaqués sur le marbre froid a quelque chose d’effrayant quand on comprend ce que leur nombre signifie par rapport à la taille du village. C’est parfois toute la jeunesse qui a disparu, des fratries entières, et leur souvenir pèse encore sur les hommes et les femmes voûtés par le fardeau qu’ils ont eu à porter, le regard fuyant, les traits effacés, qui se recueillent tous les jours devant les noms de leurs enfants. J’ai été particulièrement frappé par un de ces monuments aux morts. Si, pour la majorité, ils sont décorés d’une statue représentant un poilu, un montre une femme, une mère ou une épouse, pleurant, la tête dans les mains, penchée sur une image qu’elle est seule à voir, cachant son désespoir dans ses mains noueuses et tremblantes. La sobriété de la composition est si forte qu’elle m’a arraché une larme.
Mais je m’éloigne de l’objet de cette lettre, comme si quelque chose m’empêchait d’en venir au fait. Si j’ai pris ma plume aujourd’hui, c’est pour recueillir votre avis sur ce qui m’est arrivé il y a quelques jours maintenant, et qui depuis ne me laisse pas une minute de répit.
Encore une digression néanmoins, car celle-ci est nécessaire à la compréhension.
Comme je l’ai écrit plus haut, cette vallée a été de tout temps un lieu de passage entre la France et l’Italie, et si maintenant elle est située sur le territoire français, la frontière a été assez fluctuante, et elle était italienne au siècle dernier, jusqu’à ce que Napoléon l’obtienne du royaume de Piémont-Sardaigne. Il fallait protéger la frontière, et à cet effet des fortifications impressionnantes ont été construites pour surveiller les allées et venues, et pour loger la troupe. La plus fameuse d’entre elles est un fort qui a été élevé par les Italiens de part et d’autre d’un canyon profond. Il est constitué de plusieurs bâtiments répartis sur la pente de la montagne, regroupés au sein d’une même enceinte. De l’autre côté du canyon, une redoute ferme le passage comme un verrou. Chacun de ces bâtiments comporte plusieurs étages, pour les écuries, pour les hommes, et pour les canons. Un fait amusant est à noter. Les Italiens n’avaient percé la muraille pour les canons que du côté français. Quand Napoléon en prit possession, il fit condamner ces ouvertures, et en ouvrit d’autres du côté italien… contrairement aux accords d’ailleurs, mais c’était le neveu !
Les bâtiments sont assez bien conservés malgré l’humidité qui est omniprésente comme ce devait être le cas quand ils étaient occupés par les soldats. On ne peut qu’imaginer les difficiles conditions de vie de ces hommes condamnés à rester dans ces murs, l’humidité toute l’année, l’eau qui coule dans les chambrées, le froid glacial l’hiver, l’isolement total dû à la neige, l’inactivité… Il y aurait tant de choses à écrire pour retranscrire ces moments, et surtout l’inutilité de leur sacrifice ; le fort n’a jamais servi pour des opérations de Guerre. Je suis sûr que dans le futur de grands auteurs écriront sur le sujet, sur cette attente ardente et désespérée de l’ennemi au-delà des meurtrières, l’attente des barbares dont la venue donnera du sens à la vie et permettra de démontrer son courage et sa vaillance.
J’ai passé plusieurs après-midi à explorer ces lieux, à essayer de comprendre le pourquoi des solutions architecturales, comment elles avaient été pensées pour assurer un avantage en cas d’attaque. Et c’est ainsi que je suis tombé, dans une des caves les plus profondes – les bâtiments sont quasiment à l’abandon, et il est tout à fait possible de les visiter à loisir – sur l’entrée d’un souterrain qui était caché derrière un amoncellement de pierres. La première fois, je m’y suis avancé de quelques mètres. Quelle ne fut pas ma surprise devant la qualité de sa réalisation. Les parois étaient lisses comme si elles avaient été polies, ses dimensions régulières. L’air y était sec et la température tempérée, contrastant étrangement avec l’humidité étouffante qui régnait dans la cave. Je décidai d’y retourner le lendemain avec des lampes permettant une plus grande autonomie.
Malheureusement le lendemain il pleuvait, et je remis à plus tard mon exploration. Je décidai de visiter en voiture la partie de la vallée située en aval de Modane. Et c’est là que je fis sa rencontre.
Elle ! Non, ne vous méprenez pas, il ne s’agit pas d’une femme ou d’une jeune fille, mais d’une maison. Une maison qui fit sur moi une impression telle que je ne peux en parler, ou en écrire, qu’en la personnifiant. Et si elle me fait cette impression, c’est que je la connaissais avant que de la voir dans cette vallée perdue dans les Alpes françaises, loin de notre pays. Je la connaissais intimement, jusqu’à savoir comment étaient faites les décorations de la façade, jusqu’à savoir où aller chercher le petit défaut dans les sculptures des décorations de la terrasse, jusqu’à imaginer la disposition des pièces et des meubles dans celles-ci. Je la connaissais de l’image que je m’étais faite des maisons que vous décrivez dans vos textes. Mais je doute aujourd’hui. La correspondance des détails est telle que je me demande si c’est effectivement cette maison que vous avez décrite, où si c’est seulement l’image que je m’en faisais en lisant vos textes. Et dans ce deuxième cas, j’avoue être perdu par les implications que cela pourrait avoir, car c’est bien la première fois que je viens dans cette région. Comme pourrais-je l’avoir déjà vue ? Dans quelle vie ?
Je dois ajouter que depuis, toutes les nuits, je suis assailli d’images de cette maison, je sais, et je ne sais pas pourquoi je le sais, qu’il y a un lien entre elle et le souterrain du fort. Mais je ne suis pas encore capable d’exprimer ce qu’est ce lien. Je ne sais pas si c’est par peur de le faire, ou si c’est parce que je ne m’en souviens pas, ou si c’est parce que je ne le connais pas. Mais il y a quelque chose de sûr, c’est que je dois élucider cette question.
Je sollicite donc votre avis sur ces événements, à vous qui avez une singulière intelligence de ces situations étranges. Connaissez-vous cette maison ? Est-ce le modèle qui vous a servi dans vos nouvelles ? Elle, ou bien une représentation d’elle ? Sauriez-vous m’éclairer sur la façon d’agir ? Sur le lien entre la maison et le fort ?
Mon cher maître, je sens mon esprit chavirer, mes certitudes vaciller, j’ai besoin de votre aide pour retrouver le sommeil.
Dans l’attente de votre réponse, je vais aller le plus vite possible reprendre l’exploration du souterrain. Je sais aussi que je dois acheter cette maison.
Je vous remercie par avance de votre aide, et vous prie, mon cher maître et ami, de croire à l’expression de mes plus sincères salutations.
Votre dévoué, Axel Litxen
PS : je vais réaliser un dessin de la maison dès que le temps le permettra, dessin que je vous enverrai immédiatement.
26 août 1926
Mon cher maître et ami, quelques nouvelles suite à ma lettre du 20 août dernier. D'abord, vous trouverez dans cet envoi un dessin grossier que j’ai fait de ma maison. Cela vous permettra peut-être de répondre à mes interrogations.
Pour la maison, j’ai pu remonter son histoire. Je ne vous avais pas dit qu’elle était située près de la rivière, sous la montagne, dans un endroit très peu propice à une construction. Personne dans la ville de Modane ne se rappelle quand elle a été construite, personne ne se rappelle qu’elle ait été modifiée. Et pourtant elle est étonnamment moderne, elle est en parfait état. Au début de mes recherches, personne ne se rappelait l’avoir vue habitée. Ce n’est qu’hier qu’un vieux que j’ai rencontré devant la gare m’a dit se rappeler, alors qu’il pêchait en contrebas, avoir entendu des voix dans la maison ; curieux il s’en était approché et avait vu deux personnes qui discutaient sur la terrasse, toutes deux sans doute très vieilles, voûtées, et aux visages difficiles à caractériser. J’ai appris ensuite que personne depuis la guerre n’avait payé les impôts locaux dus sur cette propriété. On en a conclu que les propriétaires étaient morts durant celle-ci, et bientôt elle sera mise aux enchères publiques. J’ai l’intention alors de l’acheter, le prix ne sera pas un problème.
J’ai continué mon exploration du souterrain du fort, mais je suis tombé sur un cul-de-sac. Le couloir se poursuit sur plusieurs centaines de mètres, plusieurs escaliers ont été creusés dans la roche, tout est parfait, comme si cela avait été fait très récemment, mais on sent, on ressent plutôt, que tout cela est très vieux, sans doute plus vieux que l’histoire humaine, et c’est assez effrayant. Je n’ai pas eu longtemps besoin de lumière ; très rapidement alors que je progressais, j’ai remarqué que les murs commençaient à dégager une espèce de lumière verdâtre qui permettait tout à fait de voir.
Comme mentionné, j’ai dû m’arrêter sur ce que je crois être une porte. Au premier coup d’œil, on dirait que c’est seulement le rocher, que le travail de creusement du tunnel a été interrompu de manière subite. Mais cela n’est pas possible. La paroi d’ailleurs est décorée de signes « cabalistiques » que je suis sûr être la clé de la poursuite de mon exploration. Mais je ne suis pas encore arrivé à en percer le secret. Je ne suis plus aussi pressé d’ailleurs, car je sais, mais je ne sais pas pourquoi je le sais, je sais que je trouverai dans ma maison, l’autre extrémité de ce souterrain, et peut-être l’accès à quelque chose de plus fort encore.
En attendant avec espoir vos lumières, je reste, mon cher maître, votre dévoué ami.
Axel Litxen
Photographie prise et retravaillée par l’auteur
30 Septembre 1926
Mon cher maître, j’ai bien reçu votre lettre, et je dois avouer qu’elle m’a plongé dans le plus grand abattement intellectuel. Je dois donc admettre que vous avez su décrire dans le moindre détail une maison que vous n’aviez jamais vue auparavant, et même, sans l’écrire explicitement, faire naître dans mon esprit des images sur la base de vos écrits qui correspondent exactement à une réalité que je ne soupçonnais pas. Je n’arrive pas à tirer toutes les conséquences de cet aveu, je ne dors plus. La seule chose qui m’a permis de tenir, c’est le déroulement des procédures administratives qui vont me permettre, et cela dès demain, de prendre possession de ma maison. Je sais que c’est ma maison, qu’elle a de tout temps été ma maison.
Je ne comprends pas vos incitations à la prudence. Je ne comprends pas pourquoi vous me demandez de me méfier des habitants de la vallée. Ce sont de paisibles paysans, éleveurs de vaches, producteurs de lait et de fromages, nous ne sommes pas dans une de vos nouvelles, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas aux États-Unis que nous sommes dans un pays de sauvages, d’êtres semi-humains.
Mais je suis fatigué, et c’est sans doute ce qui me fait mal interpréter ce que vous m’avez écrit. Excusez-moi, je vous en prie !
Demain je reprends possession de mon poste, je pourrai enfin reprendre le contrôle du souterrain, je vous tiendrai au courant.
Votre dévoué, Axel Xietl
15 Février 1927
Monsieur, c’est en examinant les papiers de monsieur Axel Litxen, que nous avons pu vous identifier comme un ami du susnommé. Nous avons pris connaissance aussi de vos échanges par lettres, Axel Litxen ayant gardé copie des lettres qu’il vous a envoyées.
Monsieur Litxen a disparu depuis la fin du mois d’octobre de l’année dernière alors qu’il avait annoncé vouloir rester définitivement à Modane. Nous avons inspecté sa maison, et rien ne peut nous laisser penser qu’il soit parti de son plein gré ; toutes ses affaires semblent avoir été laissées ici, jusqu’à l’ensemble de ses papiers officiels. Nous n’avons trouvé aucune indication nous permettant de comprendre ce qu’il est advenu de lui.
Nous avons bien entendu cherché, suite aux lettres qu’il vous a écrites, s’il pouvait être dans le souterrain qu’il dit avoir découvert. Nous n’avons rien trouvé, malgré des jours de recherches, ni dans la maison, ni dans les caves du fort, qui permette de donner une réalité à ses assertions.
Nous devons déterminer si une enquête criminelle doit être ouverte ou non, et pour cela nous voudrions savoir s’il n’a pas décidé de quitter la France. Nous vous saurions gré en conséquence de bien vouloir nous signaler toute information qui vous semblerait utile dans ce dossier. Merci de les adresser à la gendarmerie de Modane.
Modane, le Brigadier Henry Lardais
4 Mai 1927
Monsieur, nous vous remercions des informations que vous avez bien voulu nous transmettre. Nous avons en conséquence ouvert un dossier de disparition de personne que nous avons transmis à la police de Providence, lieu d’habitation officiel de Monsieur Axel Litxen. Malheureusement, nous devons constater qu’aucun indice n’a été trouvé permettant d’orienter les recherches.
Pour ce qui concerne vos allégations sur les dangers que représente la maison récemment achetée par Monsieur Litxen, ainsi que le fort Victor Emmanuel, nous pouvons vous assurer que tout a été vérifié, et que rien ne permettant de donner corps à vos craintes n’a été trouvé.
Si vous avez des informations complémentaires qui pourraient être utiles au dossier, nous vous prions de bien vouloir les envoyer à la gendarmerie de Modane.
En vous priant d’agréer, monsieur, l’expression de nos salutations distinguées.
Modane, le Commandant Louis de Vérignon.
PS : À titre tout à fait personnel, je me dois de vous faire savoir que les accusations que vous avez portées sur les habitants de la vallée, et liées à leur aspect physique pourraient être passibles en France d’une action en justice pour diffamation. Je suis étonné qu’un homme de votre qualité puisse se laisser aller à de tels écarts.
11 Septembre 1927
Monsieur, nous revenons vers vous au sujet de l’enquête sur la disparition de monsieur Axel Litxen. Force nous est de reconnaître que nos investigations sont restées sans succès, et nous allons classer l’affaire. Néanmoins, lors d’une perquisition récente de la maison que votre ami a achetée près de Modane, nous avons trouvé dans le bureau qu’il s’était aménagé un dossier à votre intention. Nous ne pouvons pas expliquer pourquoi ce dossier avait échappé aux premières investigations, mais vous verrez que son contenu n’aurait pas pu nous être utile pour retrouver le corps. Il semblerait que monsieur Litxen ait été atteint d’un cas de folie qui aurait pu le conduire au suicide.
Nous vous faisons parvenir en pièce jointe à cette lettre les documents qui vous étaient destinés. Ce sont plus, à notre sens, des notes journalières qui étaient destinées à être développées, qu’un récit proprement dit, mais il est possible que vous y voyiez des pistes qui nous auraient échappées. Nous vous remercions donc par avance de nous communiquer toute réflexion que la lecture de ces papiers pourrait vous susciter, et qui semblerait être utile à notre enquête.
Nous vous remercions par avance de votre aide.
Paris, le Colonel de Gendarmerie Arnaud de Montségur
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Notes destinées à HP :
1er Octobre 1926 :
Je viens de poster ma lettre à HP. Je dois en fin de matinée prendre possession de la maison.
La première chose que j’ai faite a été d’aller à la cave voir si j’y trouverais effectivement l’entrée d’un tunnel. Bien évidemment elle était là où je l’avais vue dans mes cauchemars. J’avais apporté une lampe, et ai donc pu l’explorer. Sa constitution est tout à fait analogue à celle du tunnel qui part du fort. Il s’arrête sur la même paroi, décorée des mêmes signes. Je ne sais pas si les tunnels communiquent, ou s’ils conduisent à une même destination dont j’ignore tout aujourd’hui. Il faut que je trouve un moyen de passer outre ces barrières.
2 Octobre 1926 :
Rien de notable aujourd’hui, j’ai quitté l’hôtel, et cette nuit sera la première chez moi.
3 Octobre 1926 :
Quelle affreuse nuit, j’ai fait cauchemar sur cauchemar. J’étais dans le tunnel, devant la paroi, et une voix me disait que seul le sang pouvait me faire passer outre. Je m’ouvrais les veines, et j’étais immédiatement plongé dans un monde aquatique, baigné d’une lumière verte étrangement palpitante, comme si elle était vivante. Un bruit sourd retentissait à mes oreilles, ou plutôt résonnait dans mon corps comme si tout mon être vibrait et criait à l’unisson. Ce bruit, c’était un cri, inhumain, formidable, retentissant, un cri de douleur, d’une douleur sans limites et sans espoir. Ce cri me réveillait, et je me trouvais dans mon lit, tremblant, en sueur, et je croyais encore entendre venant des fondations de la maison le lointain souffle de colère à l’origine du cri. Plusieurs fois, malgré moi, je me suis rendormi, et le cauchemar identique est revenu. Ce matin j’ai une atroce migraine, et j’ose à peine observer mon reflet dans le miroir tant mes traits sont défaits.
J’ai essayé encore une fois de trouver un mécanisme qui me permettrait de poursuivre l’exploration du tunnel ; sans résultat.
10 octobre 1926 :
Dimanche : je suis allé à la messe à l’église d’Avrieux ce matin, située juste en dessous du fort Victor Emmanuel. Je voulais essayer d’interroger quelques vieux du village sur ce qu’ils savaient ou non du tunnel du fort. Toutes les nuits depuis la première fois où j’ai dormi chez moi, les cauchemars sont revenus. J’ai l’impression qu’ils m’apportent des éléments complémentaires, mais je ne puis m’en rappeler. Mes migraines sont constantes, et j’ai horriblement mal à toutes mes articulations, comme si j’avais une forte fièvre ; mais le médecin consulté n’a rien trouvé.
Je n’ai jamais été un croyant très pratiquant, et le culte catholique m’a toujours semblé empreint d’un décorum suranné et peu propice à la communion avec Dieu. Mais là, cela a atteint un summum. Pas que je fus réellement surpris de la façon dont l’office se déroula, mais ce sont mes réactions intimes qui m’ont étonné. Au fur et à mesure de la progression de la cérémonie, je sentais mon être se tendre de plus en plus, ma migraine devenir plus aiguë encore, mes membres se durcir comme à devenir du bois, mais surtout, oui surtout, c’est une indicible haine pour le prêtre, pour les fidèles, qui m’a pénétré. J’ai pu me contenir à grande peine, et quand j’ai retrouvé l’air libre, cela a été comme une nouvelle naissance.
Dans le flou de ma vision, j’ai néanmoins compris que j’étais l’objet d’une observation soutenue de l’ensemble des villageois, comme si j’étais une créature étrangère. Néanmoins, je crois pouvoir dire que si la majorité d’entre eux me regardait avec méfiance, voire haine, j’ai cru percevoir dans le regard de certains comme une lueur de compassion. Mon état physique ne m’a pas permis d’engager la conversation avec quiconque, et j’ai dû regagner mon poste le plus vite possible.
Il faudra que je retourne dans la semaine au village pour essayer de contacter ceux qui sont de mon côté.
11 Octobre 1926 :
Resté toute la journée au lit, trop épuisé de la journée d’hier. Des cauchemars, toujours les mêmes cauchemars, et lui qui m’appelle depuis son lit de douleur.
13 Octobre 1926 :
Reçu la visite d’un certain Albert ; plus de quatre-vingts ans. Il m’a tenu des propos décousus. D’après lui il y aurait des postes identiques dans le monde entier, toujours près des montagnes, parce qu’il faut leur force pour le contenir, lui et ses semblables.
Il m’a demandé d’abandonner mes recherches, je ne serais pas prêt, pas assez formé.
Il m’a demandé si j’avais trouvé le livre interdit.
15 Octobre 1926 :
Je ne dors plus.
J’ai l’impression de vivre dans un brouillard constant, les objets sont déformés, j’ai du mal à respirer, comme si l’oxygène me manquait. La lumière, la lumière est bien trop forte dehors, j’ai dû rajouter des couvertures pour obstruer les fenêtres.
17 Octobre 1926 :
Une semaine déjà depuis ma tentative d’aller à Avrieux. Je n’en serais pas capable aujourd’hui. Mais je n’en ai pas besoin. Je suis pratiquement constamment dans mes cauchemars. Je sais que la fin de mes tourments se trouve au fond du tunnel.
Demain j’ouvrirai la porte de sa prison.
18 Octobre 1926 :
Il fait nuit. C’est le bruit à l’extérieur qui m’a poussé à me lever.
Des hommes en nombre encerclent ma maison. À l’occasion d’un rayon de lune, j’ai reconnu Albert comme un des meneurs. Je sais qu’ils veulent m’empêcher d’aller à son secours.
Je dois avancer mes plans, je vais partir immédiatement.
Je vais les devancer, je vais les vaincre ! Après tout ce temps, quelle jouissance cela sera.
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Avion Paris-Atlanta, le 27 août 2008 Montesson, le 30 août 2008
Nota : HP sont les initiales de Howard Philips Lovecraft (Providence, 20 août 1890 – Providence, 15 mars 1937.)
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