La version en nissard donnée dans le texte, ainsi que la traduction ci-dessous, proviennent du site "Musique traditionnelle du comté de Nice" que l'on peut atteindre par cette adresse .
Quel mazzolin di fiori Che vien della montagna, E guarda ben che non si bagna Che lo volio regalar.
Le ciel s’est couvert. De lourds nuages noirs sont montés de la vallée, tirant comme un linceul sur les rochers et les prairies. La pénombre règne maintenant, et au loin on entend les premières semonces de l’orage qui approche et qui va bientôt engloutir sous un déchaînement d’eau et d’éclairs la montagne et ceux qui, téméraires, osent encore s’y trouver à cette heure. L’homme s’est arrêté au col. Il a remonté toute la vallée, depuis le village proche de la grande plaine, jusqu’à ces régions où même les chamois n’osent qu’à peine se risquer. D’un pas lent il a gravi les derniers contreforts, son bâton noueux semblant le tirer comme un être vivant entraînant son porteur vers les hauteurs, l’obligeant à aller de l’avant malgré sa propre volonté. Il avait été taillé dans un jeune tronc d’arbre, durci au feu, il était devenu le compagnon de l’homme. Aujourd’hui il était son maître, intraitable et tyrannique, il fallait qu’il avance.
L’homme s’assoit sur un rocher et semble contempler la vallée qui disparaît en contrebas. Il a posé par terre son lourd sac, chargé d’on ne sait quoi. Ses mains sur son bâton, il hésite, ses traits burinés par le soleil et le labeur laissent à peine transparaître son désarroi tant ils durcissent son visage. Les nuages qui montent, le vent de la pluie qui les précède, où alors c’est son bâton encore une fois, le font se soulever lourdement, remettre son sac sur le dos, et reprendre son chemin, courbé sous le fardeau, ou sous la tempête qui emplit son crâne. Au pied du rocher, une fleur, blanche, immaculée, une étoile symbole d’éternité, de bonheur et de pureté, a poussé. Il a failli l’écraser, mais au dernier moment son œil exercé l’aperçoit, il la cueille et la met dans la poche de sa veste, tout contre son cœur. Et cette infime parcelle de vie, tout comme les souvenirs qui l’ont assailli depuis son départ à l’aurore, accompagne son pas tandis qu’il franchit les derniers rochers qui marquent le passage entre les deux chaînes de montagne.
Lo volio regalare Perche l'è'un bel mazzetto Lo volio dare al mio moretto Questa sera quando vien.
Il est parti très tôt le matin, comme un jour normal de montée aux alpages. Mais il n’a pas détaché le chien. Il l’a laissé à sa chaîne quand il s’est chargé du sac et a pris son bâton. Et lui, fidèle, mais discipliné, n’a pu que gémir doucement, déçu, mais aussi vaguement inquiet. Quand l’homme s’est retourné, ému, vers son compagnon, il lui sembla voir des larmes couler de ses yeux bigarrés, bleu le droit comme l’espoir, marron le gauche comme la résignation, marque des bons chiens de bergers. Mais l’homme ne devait pas montrer ses sentiments, et c’est avec toutes les marques possibles de l’indifférence, qu’il partit, acteur résigné d’une pièce sans spectateurs.
Stassera quando viene Gli fo'na brutta cera E perche sabato di sera Ei no l'è vegnu da me
Cette chanson, il ne peut s’empêcher de la ressasser depuis qu’il a passé le premier verrou de la vallée, l’endroit où le torrent a creusé ses dernières gorges, là où il abandonne sa sauvagerie dans une apothéose d’écume et de fureur, avant de s’écouler doucement dans la plaine civilisée. Le chemin, pour passer l’obstacle, s’en approche puis s’en éloigne, comme s’il voulait tenter, ou effrayer le voyageur, comme s’il voulait lui donner une dernière fois le choix avant que de s’aventurer dans les contrées sauvages où seuls les hommes véritables sont capables de survivre. Là, dans la montée, à la lisière des berges toutes auréolées d’arcs-en-ciel au soleil levant, il aperçut toute une famille de lis martagon. Le pourpre charnu de leurs corolles, leur port lascif, leur beauté sauvage, firent jaillir dans sa tête la vision de Rosina, sa Rosina. Il la voyait encore danser lors du dernier bal à l’auberge dans sa robe à fleurs, sa longue chevelure voltigeant au son des valses et des mazurkas, et son sourire à lui destiné, son sourire comme un défi, ou une invite à la nuit. Il eut envie de cueillir pour elle quelques-unes de ces fleurs, mais ce n’était pas possible, il fallait qu’il avance. Et depuis, cette chanson simple, cette chanson qu’il avait maintes fois chantée avec ses compagnons de chasse, en buvant force verres de Barbera, l’avait accompagné tout au long de sa marche, malgré lui.
No l'è vegnu da me, L'è andà dalla Rosina E perche mi son poverina, Mi fa pianger sospirar.
Un peu plus haut, le chemin surplombe de quelques dizaines de mètres le ravin. C’était le meilleur endroit pour la pêche des truites à la main. Il était un des meilleurs. Il savait deviner la pierre qui ménageait un espace dans le courant pour que les poissons s’y abritent. Il savait, doucement, passer ses mains sous le rocher jusqu’à tâter l’animal. Il savait ne pas lui faire peur, l’endormir, pour avoir le temps de les placer de part et d’autre du corps d’argent, pour, au dernier moment, refermer la prise et sortir le poisson de son élément, encore tout surpris de s’être laissé surprendre. Et il se voyait arriver au village, la besace pleine, et les enfants accourant pour voir ses prises, et louer son adresse.
Sur le bord du chemin, des pierres plates ont été posées les unes sur les autres pour faire une sorte de barrière, pour prévenir une chute qui ne pourrait être que mortelle. Dans un virage, une petite portion a été laissée sans protection, on ne sait pas pourquoi. Et on ne sait pas pourquoi non plus son oncle, il y a déjà deux hivers, y est mort. Il était monté chercher du bois qui avait été coupé l’été passé. Il l’avait chargé, pour le descendre, sur une grande luge, profitant de la neige pour en faciliter le charroi. Le virage était connu pour sa dangerosité. Le conducteur de la luge, les bras enserrant fortement les brancards de son véhicule, freinant avec ses pieds le lourd équipage qui le poussait sans répit, devait le négocier en utilisant toute sa force et son habileté. Ce jour-là, la neige était peut-être glacée. Ce jour-là, son pied a peut-être manqué sa prise. Ce jour-là, il était peut-être trop pressé de rentrer chez lui, et a voulu aller trop vite. Ce jour-là, il n’a pas pu prendre le virage, et c’est poussé par deux stères de bois qu’il a été projeté dans le vide, passant par l’ouverture dans le mur.
Fa pianger sospirare Sul letto dei lamenti. E che mai dirà la gente ? Cosa mai diran di me ?
Vallée de peine et de misère, vallée de mort, y aurait-il une autre possibilité que de pleurer sur son sort comme le fait l’héroïne dans la chanson ? Qu’est-ce que les gens avaient dit ? Ils avaient pleuré la mort de leur voisin, ils avaient plaint sa veuve et ses enfants. Mais ils n’en pensaient pas moins, et la preuve de leur incompréhension était là, devant les yeux de l’homme, ce passage non protégé dans le virage, comme pour dire que seuls ceux qui en étaient capables pouvaient vivre dans cette vallée. Ce passage où un des leurs était mort, et qui n’avait néanmoins pas été réparé, comme si cela avait été de la nature même des choses, comme si cela avait été au-delà des possibilités d’action de la communauté.
Diran ch'io son tradita, Tradita nell'amore, E a me mi piange il cuore, E per sempre piangerà
Vallée de peine et de misère, vallée de mort, c’était encore la vision de la mort qui vint à lui quelques kilomètres plus loin. Il passait sous la montagne de Veirogna, dont les falaises s’élèvent à plusieurs centaines de mètres. Tout là-haut, il y avait les prés les plus pentus de la région. On disait que la pente était telle que lorsque l’on se tenait droit, la main touchait l’herbe quand on étendait le bras. On ne pouvait pas y laisser paître les vaches par crainte qu’elles ne basculent dans le vide, pas les moutons non plus. Seules les chèvres pouvaient à la rigueur être laissées sur ces hauteurs ; les chèvres, ou bien les hommes. Car en effet, l’herbe là-haut poussait de manière abondante, tendre et dense, c’étaient les meilleurs prés. Et les hommes allaient depuis des générations y couper les foins, à la faucille, car la déclinaison ne permettait pas l’usage de la faux. Il avait peu connu son grand-père, mort quand il avait à peine quatre ans. Il avait perdu l’équilibre alors qu’il râtelait le foin là-haut. Il avait dégringolé dans le pré, rien ne l’avait arrêté jusqu’aux falaises.
C’est aussi à cet endroit que lui revinrent en mémoire ses dernières chasses aux chamois. L’extraordinaire agilité de ces animaux leur permet de vivre dans ces falaises abruptes, et d’y trouver leur subsistance. Il se rappelait avoir vu un peu plus haut, juste avant l’été, une mère et son petit. En équilibre sur un sabot, elle lui montrait comment arriver à atteindre une touffe d’herbe poussée au dessus d’un rocher. Et lui, il essayait, vainement, se tendant à l’extrême, d’y arriver, mais il était encore trop petit. Et c’est seulement en prenant appui sur sa mère qu’il était parvenu à mordre dans la touffe. Il s’était promis de revenir à l’automne, et d’essayer d’abattre ce jeune, dont la chair serait alors tendre et goûteuse à souhait. Et ils iraient ensuite fêter leur succès en buvant de la « grappa », et en chantant jusqu’à l’aube dans un des refuges de montagne proches.
Vallée de peine et de misère, vallée de mort.
Abbandono il primo, Abbandono il secondo, Abbandono tutte il mondo E non mi marido più.
L’homme dans sa solitude, là-haut, à la limite de la forêt, ressasse le cri d’amour de celle qui déçue, déclare abandonner l’espoir du bonheur. Et c’est chassé par les éclairs et le tonnerre de cet orage estival, qu’il laisse derrière lui, sous un ciel noir qui semble avoir dissout les prés et les rochers, les jas et les bêtes, ses espoirs, la vallée de son enfance, de son adolescence, de ses premiers amours. Il se dit que lui n’abandonnera pas, qu’il fera face, et qu’il saura montrer de quoi il est capable. Que cette vallée le rejette, soit, il sera néanmoins vainqueur. Vallée de peine et de misère, vallée de mort, adieu !
Et l’homme disparaît sur l’autre versant de la montagne, entraîné par le bâton noueux qui lui avait été offert par son père, dans le brouillard qui lui cache ce que l’avenir lui réserve. La petite fleur blanche qu’il a ramassée là-haut, est le seul témoin de son hésitation.
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Quelle ironie à cette heure de parler de cet homme ainsi. Que de temps a passé depuis cette équipée dans la montagne, dans la crainte de se faire arrêter par la police, que ce soit dans un pays ou dans l’autre. Tout cela je l’avais oublié jusqu’à ce matin. J’avais oublié que cet homme, c’était moi, quand j’étais réellement moi.
C’est cette fleur séchée, retrouvée au plus profond de mes souvenirs, cet edelweiss, que je savais de tout temps être là sans jamais me résoudre à l’exhumer ou le jeter, qui m’a peut-être apporté la sérénité que je recherchais dans les derniers instants de ma vie.
Quelle ironie encore de constater que j’appelle cette fleur « edelweiss », alors que je l’ai cueillie « stella alpina » - étoile alpine -, que je l’ai toujours connue comme « stella alpina ». Une étoile, l’étoile que j’ai ramassée ce jour-là, ultime souvenir, ultime témoignage de mes origines.
Je ne suis jamais retourné là-bas, dans cette vallée de peine, de misère et de mort. Par manque d’intérêt sans doute, j’étais persuadé d’avoir réussi ma vie ici, mieux que ceux qui y étaient restés. Mais, et je le comprends aujourd’hui, par peur, par peur de me rendre compte que j’avais laissé là-bas quelque chose d’essentiel, quelque chose qui était dans les larmes qui s’écoulaient des yeux de mon chien qui avait compris ce jour-là que je ne reviendrais pas, que j’irais jusqu’à oublier ce qui me constituait.
Mais, à cette heure, je crois que je peux enfin le reconnaître, par peur de revoir celle pour laquelle j’avais mis sur mon cœur la fleur ramassée au lieu de passage d’un monde à l’autre, ramassée là-haut, au col. Celle que j’ai toujours aimée, même quand je l’ai oubliée, ou voulu faire semblant de l’avoir oubliée. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Et égoïstement, j’espère que comme dans la chanson, ma Rosina ne s’est pas tournée vers les autres, qu’elle m’a attendue, et qu’elle m’aime encore, comme moi je l’aime encore, mon étoile, ma seule étoile, mia stella alpina.
Pardon, je n’ai plus le temps.
Quel mazzolin di fiori Che vien della montagna, E guarda ben che non si bagna Che lo volio regalar.
La Bastide, le deux août deux mil huit.
Traduction de la chanson :
Ce petit bouquet de fleurs Qui vient de la montagne, Prends bien garde qu'il ne se mouille pas Car je veux l'offrir.
Je veux l'offrir Parce que c'est un beau petit bouquet. Je veux le donner à mon petit brun Ce soir quand il viendra.
Ce soir quand il viendra Je lui ferai sale figure Parce que samedi soir Il n'est pas venu chez moi.
Il n'est pas venu chez moi, Il est allé chez Rosine. Et parce que je suis bien malheureuse, Il me fait pleurer et soupirer.
Il me fait pleurer et soupirer Sur le lit des lamentations. Et que diront encore les gens ? Que diront-ils de moi ?
Ils diront que je suis trahie, Trahie dans mon amour, Et mon cœur pleure, Et pour toujours pleurera.
J'abandonne le premier, J'abandonne le second, J'abandonne tout le monde Et je ne me marie plus.
Chanson du folklore piémontais, chantée inévitablement lors de toutes retrouvailles festives entre bergers, chasseurs, militaires, dans les bals, les refuges, les jas de montagne, … Chant de communion, chant de la montagne, chant de la vie qui tient dans un petit bouquet de fleurs sauvages.
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