Il est un petit village, accroché à un flanc de colline face au dos du mont Venturi, au pied de la Sainte Victoire, où demeure encore un vieux château ayant appartenu au Marquis de Vauvenargues puis racheté par Picasso. Il n’est habité que par une famille de gardiens, jeunes et sympathiques au dire des gens du village, chargée de veiller à ce que personne ne vienne troubler le repos éternel du maître. Bien sûr, il est interdit à quiconque de passer les grilles du parc et, si les gardiens ne sortaient de temps à autre pour s’approvisionner ou simplement pour voir du monde, personne ne les connaîtrait et les plus folles rumeurs courraient sur leur compte, car en Provence, comme ailleurs du reste, dans les petits villages on aime bien se raconter des histoires inventées pour, justement, se faire sa propre Histoire. Cependant celle que je vais vous conter est totalement vraie même si, çà et là quelques enluminures agrémentent le récit. Enluminures expressément utiles pour donner du corps à la réalité.
Or donc, dans ce village vivait une jeune femme qui n’avait pu trouver de mari tant les prétendants étaient nombreux. Elle n’arrivait pas à se décider sur l’heureux élu de son cœur. C’était très difficile pour elle d’en choisir un et un seul alors qu’elle les aimait tous. Il faut bien avouer que les jeunes hommes de ce village étaient tous aimables et, en choisir un c’était renier les autres qui en auraient eu beaucoup de chagrin.
- Comment faire ? se lamentait la jeune femme à qui mille hommages étaient rendus chaque jour par ces jeunes hommes.
Tantôt c’était des fleurs qui s’entassaient devant sa porte, tantôt des paniers de fruits, tantôt des cagettes de légumes et, quand c’était la saison, de champignons : morilles, sanguins, bolets, petits-gris, pieds-de-mouton, baveux, charbonniers, etc. Il y avait aussi le poissonnier qui, connaissant l’affection que la jeune femme portait aux fruits de mer, déposait de somptueux paniers d'huîtres, de palourdes, d’oursins et de violets devant sa porte les mois en « r ». Tous ces présents n’étaient pas faits pour faciliter le choix de la belle.
Mais un jour, alors qu’elle dégustait un joli plateau d'huîtres, elle entendit gratter à sa porte. Un tout petit gratouillis, bien discret, que seule une ouïe bien acérée pouvait distinguer. Elle ouvrit et se trouva nez à nez avec un petit garçon aux cheveux rouges.
- Bonjour, dit le petit garçon. - Bonjour, lui répondit-elle, tu veux quelque chose ? - Non, dit le petit garçon, je ne veux rien mais il faudrait que tu viennes avec moi au château. - Avec toi au château ?... Mais pourquoi ? - Mon papa est malade et maman est partie. - Bon, dit la jeune femme, je viens.
Elle ferma la porte de sa maison et suivit le petit garçon sur le sentier qui menait au château. En chemin elle s’informa sur la maladie de son père, mais le petit garçon ne savait pas ce qu’il avait. Tout ce qu’il pouvait dire c’était que son papa tremblait de froid alors qu'il avait beaucoup de fièvre. Quand ils arrivèrent au château, le papa était mort. Le petit garçon pleura longtemps, en silence, comme on pleure quand le chagrin est tellement fort qu’il empêche les cris de douleur de sortir de la gorge. La jeune femme prit le petit garçon par l’épaule, délicatement, et le ramena chez elle. Maintenant qu’il était tout seul, il fallait bien que quelqu’un s’occupât de lui et il faut dire qu’une véritable affection s’était établie entre eux. À cette époque les choses du cœur étaient aussi simples que ça. Elle installa donc le petit garçon chez elle mais ils savaient très bien, tous les deux, qu’un jour ou l’autre ils devraient se séparer : l’assistance publique viendrait le chercher pour le rendre à sa mère.
Alors, un soir de pleine lune, le petit garçon sortit de la maison en cachette et monta au château. Il alla directement dans un souterrain secret qui conduisait à un laboratoire tout aussi secret. Là, il sortit des fioles et des produits magiques qu’il mélangea avec de l’eau et prépara un breuvage qu’il avala d’un trait. Le lendemain matin, la jeune femme qui s’était rendu compte de la disparition du petit garçon était tout affolée. Elle le chercha partout, de la cave au grenier, elle parcourut les rues du village, les champs alentour, les bois sur le flanc de la montagne et ce n’est que le soir quand la lumière devint trop faible pour y voir plus loin que le bout de ses chaussures, qu’elle regagna sa demeure, le cœur gros de ne l’avoir pas retrouvé. Elle ne put trouver le sommeil.
La nuit était bien avancée quand elle entendit gratter à sa porte. Un tout petit gratouillis. Animée d’un fol espoir, elle bondit à la porte et l’ouvrit. Mais ce n’était pas le petit garçon aux cheveux rouges, c’était un petit chien aux poils jaunes. Il lui fit des fêtes, lui lécha les mains et le visage.
- Je croyais trouver quelqu’un d’autre, se dit la jeune femme à haute voix. - Moi non, lui répondit le chien, je savais que j’allais te trouver… Je suis le petit garçon ajouta-t-il aussitôt en voyant la mine stupéfaite de la jeune femme, mais je me suis transformé en chien. Comme ça je pourrai rester avec toi pour toujours. Et il se mit à rire. - Mais, tu sais rire ? fit la jeune femme. - Bien sûr répondit le petit chien puisque je suis un garçon. J’ai changé ma forme mais je n’ai pas changé mon cœur.
Et depuis, dans le village, on peut rencontrer un petit chien jaune, pas plus gros que trois châtaignes, qui sourit quand on parle du petit garçon aux cheveux rouges qui a disparu sans laisser de trace. Quant à la jeune femme, elle vécut avec le petit chien sans que jamais personne ne lui demande d’où il venait et comment il était arrivé là. Cependant en plus des paniers d'huîtres, des cagettes de légumes, des brassées de fleurs que les galants ne se lassaient pas d’apporter, il y avait en plus un bel os à moelle.
Le temps passa lentement. À la longue, les galants se firent moins pressants. Certains étaient partis chercher fortune ailleurs, d'autres, lassés par une si longue attente, préférèrent épouser les filles de leurs voisins, et d'autres, enfin, se résignèrent au célibat ; si bien qu'il arriva un jour où plus grand monde ne vint courtiser la belle. Seuls les irréductibles amoureux continuèrent à lui rendre visite et la belle finit par leur accorder ses faveurs. Cependant il y avait une condition, il fallait que le petit chien gratifie le prétendant d'un beau sourire. C'était le signe qu'il était bon et bien et que le petit garçon acceptait de le voir comme beau-père virtuel et temporaire.
Voilà donc l'histoire du petit chien qui souriait. Si vous ne me croyez pas, allez donc faire un tour à Vauvenargues, tapez à toutes les portes des maisons du village et, quand vous verrez un petit chien jaune plein de poils devant les yeux, penchez-vous vers lui et demandez-lui s'il a des nouvelles d'un petit garçon aux cheveux rouges. S'il vous sourit, vous pourrez entrer présenter vos hommages à la dame de la demeure, sinon passez votre chemin sans rien dire à personne.
Vauvenargues, le 21 décembre 2008
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