Nous nous sommes rencontrés un soir d'automne dans une albergue d'Astorga. J'avais supposé, au livre posé près de lui, qu'il était français. Son regard s'était perdu depuis un long moment vers le plafond de cet immense dortoir bruyant. En ce mois d'octobre, la saison des pèlerins n'était pas tout à fait achevée. L'agitation, le va-et-vient, ne le gênaient pas ; il poursuivait sa méditation, silencieux, les mains croisées derrière la tête. Il n'était pas très grand, et pas bien gros non plus ; les traits de son visage étaient fins, et il avait les yeux bleus. Nous avons échangé quelques mots à mon initiative. J'ai réussi à lui poser une question prodigieusement navrante :
– Vous allez où ?
Il a souri.
– À Compostelle.
Malgré cela, cela a accroché entre nous. Soixante ans, comme moi, les cheveux noirs et mal coiffés, un t-shirt, un jeans usé. Mais si j'arborais fièrement des souvenirs sur mon sac, depuis Le Puy-en-Velay, le sien restait anonyme.
Nous serions les premiers à quitter la ville, le lendemain matin. Je devais m'approcher de lui et ne plus le lâcher les jours suivants. J'étais lente et prompte à m'arrêter pour souffler ; il était rapide et infatigable. Il m'attendrait et ne montrerait jamais le moindre signe de lassitude.
Nos discussions n'atteignirent jamais des sommets d'intensité. Elles étaient plutôt entrecoupées de silences jamais embarrassés. J'ai aimé cela. Je cherchais ce genre de compagnon, une présence rassurante, même à ce stade du parcours, où mon détachement aurait dû être total. Ce n'était pas le cas. Louis regardait la nature avec attention. De ses yeux clairs, de son regard intense, il la scrutait. Les arbres, les pierres, le ciel même, tombaient sous son emprise. Il visitait chaque église. Lors des pauses que nous nous accordions, il me disait écouter le bruit du vent, les sons derrière les sons. Il me dit un jour :
– Quel meilleur endroit que ces grandes prairies et ces plaines presque vides, pour regarder le monde vivre ? – Je comprends. On ne regarde jamais rien. Et on n'écoute pas beaucoup.
Il se contenta d'acquiescer.
Son détachement sur les choses était évident. Malgré tout ce chemin à pied, je n'en étais pas là. Mais je suivis ses conseils et me mis à écouter, à mon tour. Je découvris des douleurs dont j'avais tu l'existence. Je vis des décors que je n'avais jamais regardés. J'ai ressenti ce qui, pourtant, ne nous quitte jamais. Louis savait me montrer cela et j'étais reconnaissante.
– Vous ne trouvez pas cela égoïste, Louis ? lui demandai-je encore. Nous sommes des privilégiés, libres et sans impératifs. Notre place devrait se tenir ailleurs. Aider, faire du bénévolat... vous ne croyez pas ? – Je ne sauverai pas le monde, et, sans vous manquer de respect, vous non plus. Ma place est ici. – Moi, j'aimerais faire quelque chose...
Il garda le silence un moment. Et puis :
– Je repense à cette photo de la Terre. Elle est un point, bleu pâle, un grain de poussière suspendu dans un rayon de soleil (1). Tout ce qui existe ou a existé, les constructions, les guerres, la gloire des uns et la haine des autres, tout, absolument tout, se trouve sur ce grain de poussière. L'agitation est vaine. – Il ne faut pas trouver de prétexte pour fermer les yeux sur les souffrances des gens ! – Surtout pas. Mais le salut, lui, est en nous.
De mon côté, je ne savais pas trop pourquoi j'étais attirée. Ce n'était pas physique, non. De la curiosité, peut-être. Il avait cette façon de tout accepter. Accepter sans un mot une nuit dehors, puis une deuxième, tandis que de jeunes gens pleins d'entrain se prélassent dans l'albergue voisine.
Ce n'était pas de l'indifférence de sa part. Mais Louis était ailleurs. Il flottait.
Je lui ai demandé ce qu'il faisait dans la vie. Il ne travaillait plus depuis longtemps. Je n'en sus guère plus.
Je me sentais proche, car Louis donnait un sens à sa vie. Il n'avait pas d'arrogance, pas de certitudes. Nous parlions souvent d'Histoire, de la façon dont les choses en étaient arrivées là, d'une société, la nôtre, dénuée d'intérêt, errante, attendant sa fin comme tant d'autres avant elle. Cet aspect de la vie le passionnait. Il me parla de ces sociétés abouties, et finalement disparues depuis des millénaires. C'est ainsi que le mot alchimie a été prononcé pour la première fois.
– Découvrons-nous vraiment des choses ? La science, la technique... nous redécouvrons peut-être un savoir oublié. Il y a tant et tant de choses troublantes. Les symboles Nazca. Les statues de l'île de Pâques, érigées par qui ? Et comment ? sur une île isolée, où les arbres sont inexistants. – Ces gens avaient du temps. Et ils étaient nombreux. – Si je vous évoque Stonehenge... nous ne parvenons pas à reproduire ces exploits. Les Mayas ! Leurs codex comprennent des tables détaillant les cycles lunaires. Ils prédisent les éclipses solaires et les mouvements des planètes. Cela n'est pas mystérieux, non, mais nécessite un développement scientifique. Et des observations infiniment longues. C'est un travail comme seuls les alchimistes peuvent en réaliser. – C'est ce que vous recherchez, en venant ici ? À comprendre nos ancêtres ? – Des hommes ont, avant nous, fait des prodiges. Ils regardaient et écoutaient. Ils ont cru en d'autres choses et, enfin, ils ont bâti. Des centaines d'années ont passé et nous sommes munis des mêmes outils, cherchant les mêmes choses.
Alors il s'asseyait et fixait une pierre ou un rocher devant lui. Il devinait une figure humaine et s'imaginait cet autre qui, dans la nuit des temps, lisait dans cette pierre la manifestation de l'au-delà. Au murmure du vent dans les arbres, il pensait entendre l'écho des premières musiques du monde.
Je comprendrais bien plus tard où il voulait en venir.
Ainsi se déroula notre parcours. Et, si Saint-Jacques-de-Compostelle a été un moment émouvant pour moi, nous reprîmes la route, dès le lendemain, vers le bout du chemin, au pied de l'océan. Vers Fisterra.
Louis me parla à nouveau des civilisations passées. Il évoqua leur influence :
– Les Celtes avaient une science parfaite du travail du fer, du bois et même de l'agriculture. Ils avaient compris l'astronomie. Jusqu'à la prédire. Ils connaissaient aussi les courants d'énergie. – Comment le savoir ? Leur tradition était orale. – Pas seulement. Il y a quelque mois, j'ai emprunté un chemin vers Compostelle. Un peu oublié. Des bénévoles l'ont courageusement réhabilité. Juste pour la mémoire et quelques pèlerins. Combien d'entre eux ont déjà tourné le regard vers cette drôle de pierre posée au milieu d'un grand pré, couchée là il y a deux mille ans ? Cette pierre est une marque. J'ai glissé mes mains sur la surface et j'ai perçu les tourments de ce lieu. Le monument était chargé d'une énergie si forte que je l'ai sentie. La pierre m'a parlé.
Plus tard, nous nous sommes arrêtés pour découvrir les vestiges du Castro de Baroña.
– C'est un merveilleux hasard si nous avons croisé la route des Castros. – La voie vers Compostelle passe à côté, mais à dessein. Les chrétiens se sont accaparés un ouvrage façonné avant eux. – Les Celtes ont tracé une voie jusqu'ici ? – Eux, les Castros, ou d'autres, qui accomplissaient leur propre pèlerinage. Jusqu'à l'océan. Comme nous. – Pourquoi faisaient-ils ça ? – Je vous l'ai dit : ils connaissaient les lignes d'énergie. Ils ressentaient les ondes, les marquaient de leurs mégalithes et les suivaient. Les positions suivaient un plan. Tout au bout se trouvait la révélation.
L'écueil est dans l'excès. L'apophénie finit par tromper et l'on se prend à voir des choses qui n'existent pas. Louis voyait des liens, je voyais des coïncidences.
Avant de quitter les vestiges du Castro de Baroña, nous avons passé un moment devant les gardiens de pierre. Ces statues, me dit Louis, préserveraient l'accès au plus fabuleux des trésors de la cité antique. Ce genre de personnage, ajouta-t-il, se retrouve dans chaque civilisation, sous l'apparence d'un dragon. Parfois d'un serpent.
– Et personne ne trouve jamais le trésor ? – Je ne sais pas. En tous cas, beaucoup le cherchent. – Croyez-vous en Dieu, Louis ? – Oui. Bien sûr.
Ainsi nous arrivâmes à Muxía, puis au cap Fisterra. Si Saint-Jacques-de-Compostelle est un endroit merveilleux, ce rocher, à la fin de tout, m'a subjuguée. J'ai ressenti la puissance de la nature, cette énergie qu'un morceau de terre peut produire. Elle happe l'être, le transporte et le submerge. Mon corps a tremblé et mon esprit a voyagé, loin, vite... je ne pouvais pas sortir indemne. Je n'ai jamais cru à l'arrivée de Jacques le Majeur sur une barque, mais la force des lieux s'impose avec évidence et l'on se prête à l'imagination la plus débordante. Cet endroit est magique et j'ai vu à mon tour se dessiner à l'horizon la lointaine Avalon, l'île de la connaissance. Le trésor des anciens m'est apparu. Là, déconnectée, j'ai compris combien notre siècle fermait les yeux sur les vibrations du monde.
Nous avons appris à régir nos vies et à passer nos incompréhensions par le tamis de la science. Les sensations, les intuitions et l'instinct n'ont plus leur place. Et si c'était une erreur ? Si cette île au loin n'était pas juste le fruit de ma stupide imagination ?
Louis était remonté un peu plus haut, sur une plage près d'un village perdu, Hermedesuxo. Je mis peu de temps à comprendre. Le chemin. L'initiation. Louis s'adonnait à l'alchimie et venait ici, à la fin de sa longue marche initiatique, chercher la pierre, sa pierre. La plage en contrebas du village est dite « plage du jugement du sage ». C'est la fin du voyage pour l'alchimiste. Là, il trouvera un sulfure de métal rejeté par l'océan, de préférence de l'antimoine, et pourra alors commencer l'œuvre alchimique.
J'ignorais si Louis possédait un athanor, un atelier. J'avais encore beaucoup de questions. Mais mon voyage s'achevait. J'avais accompli le chemin.
*
Je suis rentrée chez moi. Louis m'avait donné son adresse, de bonne grâce. Je lui ai écrit pour lui narrer mon retour à la vie normale. J'ai émis le souhait d'une rencontre. Sans trop y croire.
Louis est rentré à pied. Il a refait le chemin inverse, jusqu'à Bruxelles, puis il a regagné son Alsace natale. Il a alors pris la plume pour me répondre. Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis notre départ du cap Fisterra. Je fus donc surprise de recevoir sa petite enveloppe – quelques lignes pour me dire qu'il allait bien : j'avais imaginé que Louis s'enfermerait dans son atelier pour s'adonner presque exclusivement à son travail alchimique. Il me promettait une rencontre prochaine, sans être plus précis. En attendant cette rencontre, j'ai poussé les portes de la bibliothèque de la ville. J'avais tant de questions sur Louis. Son intérêt féroce envers ce passé enfoui, envers ce savoir millénaire, m'intriguait. Et pourquoi l'alchimie ? J'ai fouillé dans les rayons, à la recherche de tous les livres traitant du sujet. Je ne m'attendais pas à cela : le nombre d'ouvrage est prodigieux.
J'ai dû faire le tri. Les documents délirants, les promesses de devenir un surhomme en échange de quelques mélanges sont légion. Je les écartai. Il y a également les recueils hermétiques au point de devenir ridicules. Et puis, quelques-uns sont sérieux. Je me suis débarrassée des sépulcres blanchis et j'ai débuté ma lecture. Le Traité d'alchimie opérative de Séverin Lobanov, Le Disciple de Patrick Burensteinas, La Table d'Émeraude d'Hermès Trismégiste... Tout allait y passer. La bibliothèque ne suffisait pas, et je dus passer par Internet pour me procurer les plus confidentiels. Puis, humblement, face à l'ampleur du travail, je me suis réfugiée dans Le Matin des magiciens. Accessible, parfois terriblement actuel, il deviendrait bien vite mon ouvrage de référence.
Je ne pouvais pas croire que tous les alchimistes soient de simples illuminés, occupés à vivre dans l'ignorance totale des progrès de la physique. Une science aussi subtile, riche et compliquée, pratiquée par quelques-uns des plus grands esprits à chaque époque de notre histoire, n'aurait pas pu survivre aux tâtonnements et aux à-peu-près ; elle ne pouvait pas avoir traversé les âges sans posséder en elle une substance fraîche et solide. Cependant, l'alchimie ne paraissait pas non plus venir d'En-haut et, donc, revêtir un caractère surnaturel : son application est un ensemble de choses simples, mais répétées de manière si conséquente, si éprouvante, qu'elle requiert seulement patience et souffrance.
Mon premier constat fut le suivant : tout est symbole, code et langage volatil. J'ai pris conscience de l'ampleur de la tâche pour l'apprenti alchimiste. Il doit tout interpréter.
Un jour, Louis m'avait expliqué que les symboles alchimiques sont partout, sur des monuments, les églises, dans la nature. La cathédrale de Chartres ou encore Notre-Dame de Paris sont des guides à ciel ouvert. Pourquoi des symboles ? Pourquoi des sculptures ? Une recette de cuisine serait plus simple, rapide et efficace. J'ai repris mes lectures. Des chercheurs ont suggéré la découverte, il y a très longtemps, des secrets de l'énergie et de la matière. Si ces secrets réclament une manipulation délicate des métaux, seuls les initiés sont autorisés à procéder à celle-ci. Il est vital de passer par un langage complexe, à même d'éloigner les profanes. Mais, surtout, si des gens ont, il y a quelques milliers d'années, déployé d'infinies précautions pour cacher leur savoir et le dissoudre dans le noir liquide de l'occultisme, ils devaient avoir de très bonnes raisons.
Et Louis en avait conscience.
Il avait ce désir ardent de comprendre nos ancêtres, de redécouvrir leur savoir, de trouver à son tour les secrets de la matière et la recette de la pierre philosophale.
J'ai fait, au fil de mes recherches, un autre constat : j'avais cru trouver des documents techniques, une somme de manipulations complexes et mystérieuses. Il y en a quelques-unes, et elles se résument à des manœuvres subtiles, autour d'un four, d'un creuset et d'une poignée d'instruments de mesure. Ce qui différencie vraiment l'alchimie de toutes les autres matières scientifiques, c'est l'importance de l'esprit. Le rapport à la matière constitue la plus infime part des écrits. Les résultats matériels sont les promesses du résultat final, avant tout spirituel.
Cette fois, je comprenais mieux le comportement de Louis, sa patience, ses contemplations. Mais pourquoi choisir l'alchimie, alors que d'autres disciplines conviendraient ? Aujourd'hui, nous parlons des prodiges de la méditation, du yoga... Il me manquait encore des pièces à assembler.
Je repensai alors aux gardiens de pierre, derniers remparts vers le trésor ultime, la connaissance. L'alchimie donne à concevoir l'univers et l'infini. Comprendre le Tout. Tant de légendes, tant de traditions, tendent vers la même chose : expliquer pourquoi l'homme ne peut appréhender l'infini. Pourquoi l'homme a dû créer le temps et les mesures. Pourquoi, à l'image des paradoxes de Zénon, il jalonne sa vie de ces espaces et de ce temps, et doit réaliser les choses les unes après les autres.
Ainsi, l'homme a voulu Dieu infini. Comme le pouvoir de la pierre philosophale. La religion catholique n'a jamais vu les alchimistes d'un mauvais œil, et ceux-ci lui ont bien rendu. Quant à moi, j'étais revenue au point de départ : l'alchimie était-elle une annexe religieuse ? Ou une discipline scientifique ayant accompli des prodiges ? J'ai de nouveau poussé les portes de la bibliothèque. Cette fois, j'allai chercher le point de vue des scientifiques contemporains.
Depuis mon adolescence, et les cours de physique, je croyais que les scientifiques avaient achevé leur voyage au cœur de l'atome. Ils avaient relégué l'alchimie au rang de gentil loisir pourvu de moyens dérisoires. Depuis les travaux de Lavoisier, l'alchimie était tombée en désuétude.
Dans le monde de l'infiniment petit, m'avait-on appris, les électrons tournent autour d'un noyau, comme les planètes tournent autour du Soleil. On sait désormais qu'il n'en est rien. La physique quantique prédit un monde incroyablement désorganisé, régi par le hasard et, donc, par les probabilités. Cela donne une image troublante de la réalité et je dus essayer d'oublier mes idées formatées pour tenter de comprendre la mécanique quantique. Je ne devais pas y parvenir : l'infiniment petit est un chaos dans lequel tout n'est que prédictions. Et où tout est possible. Tout.
Dans ce monde magique, où même les notions d'avant et d'après disparaissent, faire le lien avec l'alchimie est difficile. Et puis, je ne savais pas quoi chercher. Une immense énergie enfouie dans la matière ? Bien sûr, elle existe. Triturer un morceau de métal au sein d'un athanor peut-il aboutir à dégager cette énergie ? Les multiples précautions prises par les auteurs des ouvrages alchimiques tendent à le prouver. Mais à quoi cela mène-t-il ? À une immense explosion.
J'en étais à ce point de mes investigations lorsque je tombai sur L'Univers élégant de Brian Greene. Le livre est arrivé discrètement sur ma table. Il décrit un concept discret, à ses débuts : la théorie des cordes. De nos jours, les plus grands physiciens travaillent sur cette théorie du – d'un autre – Tout ; la réconciliation ultime de l'infiniment grand et de l'infiniment petit.
Il s'agit à présent de faire disparaître tous ses préjugés et d'imaginer un univers composé uniquement de cordelettes vibrantes et incroyablement petites, un univers composé de onze dimensions, et imbriqué dans d'autres univers, parallèles et situés ici, près de nous, à travers nous. Des particules circuleraient, aisément, de l'un à l'autre, mettant fin aux spéculations sur la gravitation.
Voici la théorie des cordes. Sommes-nous arrivés au terme de la compréhension scientifique ? Ne faut-il pas chercher autrement ?
Une conclusion s'impose : la physique théorique ne voit plus aucun inconvénient à l'existence d'une pierre philosophale. Car, dans cette description extraordinaire du monde qui nous entoure, les pouvoirs de la pierre paraissent presque dérisoires. Façonner la matière et pénétrer dans un état étrange, dans lequel il est possible de disparaître pour réapparaître ailleurs, tout en restant ici, dans un monde où, qui sait ? nous existons sous une autre forme, voilà ce que prédit la physique théorique en deux mille dix-huit.
Louis était probablement à mille lieux de ces considérations. Il marchait sur les chemins, humait l'air et contemplait le soleil ou la Voie lactée.
*
Mai 2018.
J'ai beaucoup écrit. Je referme mon carnet et je lève les yeux sur la maison de Louis. Les volets sont clos et aucune lumière ne s'échappe. L'endroit est vide.
Notre rencontre n'a jamais eu lieu. Louis est parti et personne ne sait où il se trouve. À mon arrivée, je suis tombée sur une maison fermée. Il ne semblait pas s'être enfui. Il s'était simplement volatilisé, sans juger utile de m'en informer.
J'ai fini par retrouver sa famille : ses parents habitent une ville voisine. J'ai hésité, et puis j'ai sonné à leur porte. Ils m'ont accueillie. J'étais une amie de leur fils, et j'étais une femme. Cela ne manqua pas de les étonner. Ils m'ont confirmé la disparition de Louis, recherché du côté de l'Auvergne, autour d'une petite ville au nom surprenant, Craponne-sur-Arzon. Il aurait été aperçu, pour la dernière fois, dans les environs.
Ses parents sont maintenant très âgés, mais ils ont eu la force d'entreprendre le voyage en Auvergne. En vain. J'eus envie d'aller là-bas, moi aussi. Mais à quoi bon ? Je ne suis pas plus maline que les autres, je n'ai aucune chance de le retrouver. Louis a disparu, l'affaire est close. Les parents de Louis savaient leur fils secret et taciturne. Et pèlerin immodéré.
De retour chez moi, je n'ai pas pu me soustraire à son souvenir. Je repensais si souvent à nous deux. Nos conversations m'avaient tant apporté. J'ai tout repris à zéro. Je suis retournée chez Louis et, discrètement, j'ai pénétré dans la vieille maison qu'il occupait. Oui, j'ai osé faire cela.
Rien n'avait été déplacé. J'ai fouillé son atelier de fond en comble. Je n'étais pas très fière. Mais je devais savoir. J'ai retrouvé son matériel, des flacons, des produits, des substances, des cailloux. J'ai retrouvé une carte de France annotée, des articles d'astronomie. Rien ne témoignait d'un départ précipité. J'ai quitté les lieux, voleuse de l'inutile, dans les mains un sac empli d'indices. J'ai pris contact avec un spécialiste de l'alchimie et des chemins. Alphonse habite au Puy-en-Velay. Évidemment. Je me suis rendue chez lui, munie de mon butin. Sur place, j'ai tourné mes pas vers la cathédrale et j'ai suivi une rue attenante, escarpée et pavée. Un vieil homme, portant un costume encore plus ancien, attendait au seuil d'une maison à plusieurs étages :
– Vous êtes la mystérieuse dame en quête d'aventure et de vieux chemins ? Entrez. Je vous préviens, ça grimpe. Moins qu'à Roncevaux, mais ça grimpe. – Monsieur... – Alphonse. Comme le premier pèlerin de Compostelle ! Mais ce n'est pas moi, je vous rassure.
Nous allions bien nous entendre.
Ensemble, nous avons tenté de reconstituer le cours des événements. Alphonse est retraité et s'est pris au jeu. Dans son appartement, les livres et la poussière occupent une place égale. Alphonse m'a aidée à analyser les pierres, les documents et les morceaux de métal retrouvés. Plusieurs semaines ont été nécessaires. Pourtant, dès le début, Alphonse avait compris l'essentiel :
– Il y a évidemment un lien entre Compostelle, l'alchimie et cette petite ville de Craponne. C'est un vieux sentier.
Je me souvins soudain des propos de Louis. Il m'avait parlé d'un chemin oublié. Et d'un mégalithe.
– Il m'en a parlé, un jour. Mais le nom de cette... – La voie de César, ajouta Alphonse. – Précisément ! m'exclamai-je. Vous êtes un magicien, Alphonse !
Louis serait retourné près de ce mégalithe ? Pour quelle raison ? Où s'est-il rendu ensuite ?
– Peut-on trouver d'autres mégalithes sur le chemin ? demandai-je. – Certainement ! La religion catholique, comme une belle armée remarquablement organisée, a marché sur les légendes pour se les accaparer. Les mégalithes, ils en ont fait des églises. – Si une église doit nous servir à localiser Louis, nous ne sommes pas couchés. Il doit y en avoir des centaines.
Longuement, nous avons cherché le lien entre alchimie et civilisations. Nous nous sommes concentrés sur les Celtes. La littérature sur le sujet est rare, avons-nous pensé. Nous avons feuilleté les ouvrages de Jean Markale, peut-être la meilleure référence sur le sujet. Et puis nous avons réalisé que, chez les Celtes, la science se racontait sous forme de récits épiques et de poèmes. Ces derniers sont nombreux et la plupart sont ponctués d'allusions alchimiques. Dans l'histoire de Tristan et Yseult, par exemple, elles sont à peine dissimulées. Ainsi, les Celtes auraient été au fait des rouages de cette science ? Cela nous a semblé incroyable. Et pourtant.
Un jour, nous nous sommes intéressés aux articles d'astronomie que Louis gardait dans son atelier.
– L'astronomie a-t-elle de l'importance, pour un alchimiste ? – Parfois. En revanche, les pèlerins, dit-on, suivaient la Voie lactée pour gagner Saint-Jacques-de-Compostelle. – La Voie lactée indique le sud-ouest ? – À certaines heures de la nuit. Que disent ces articles ? – Une étoile doit apparaître dans le ciel d'ici quelques mois. Dans la constellation du Cygne (2). Cela vous inspire quelque chose ? – Une étoile. L'étoile est le signe de l'achèvement, en alchimie. Si votre ami est alchimiste, c'est un signe très fort. Il a trouvé la Stellae, il cherche le campus, le champ. – Compos... – Stelle ! Dans cette science, tout n'est que symboles. – Mais pourquoi cet endroit, pourquoi ce mégalithe ? Les alchimistes restent dans leur atelier, d'habitude. – Si Louis est parvenu jusqu'ici, c'est qu'il a trouvé un élément très précis, sans discussion.
Je me souvins de ses mots... : Ils avaient compris l'astronomie. Jusqu'à la prédire.
– Faisons une supposition, dis-je. Les Celtes ont prédit l'apparition de cette nouvelle étoile. Ils l'ont gravée sur la pierre... – Eh bien, c'est assez grossier, mais la constellation du Cygne forme une sorte de croix. Il pourrait s'agir d'un mégalithe sur lequel les cupules prennent la forme de la constellation. C'est une hypothèse. Mais très franchement, il y a des cupules sur la plupart des mégalithes. Avec un peu d'imagination, on peut facilement trouver le motif sur un certain nombre d'entre eux. – Mais pour l'alchimiste, il s'agit forcément un signe. Un message, gravé sur la pierre, par de lointains ancêtres. – C'est absurde, Céline. – Imaginez, Alphonse. Juste un instant. À deux mille ans d'ici, des hommes ont prédit l'arrivée d'une étoile dans le ciel... – Continuez. – Ces hommes connaissent les pouvoirs de la Terre, la Mère nourricière. Bien sûr, ils ne pratiquent pas une alchimie opérative. Mais ils écoutent. Ils regardent. Ils croient en « la mystérieuse unité ». Et cet endroit est différent, puissant. Ils le ressentent et le marquent d'une pierre. – À cet endroit précis se trouverait le lien entre la Terre et cette étoile ? Un lieu d'unité ? – Oui. Louis a trouvé ici l'achèvement de son long travail. Comme Compostelle, qui est un autre achèvement. Avouez-le, Alphonse : quel plus beau témoin ces hommes pouvaient-ils transmettre aux initiés du futur ? – Vous êtes une rêveuse. À votre tour, vous voyez des coïncidences où bon vous semble.
Alphonse et moi ne serons jamais d'accord.
J'affirme, aujourd'hui, être en mesure de décrire ce qu'il s'est vraiment passé.
*
Louis a entrepris son travail alchimique en amont. Il a parcouru le chemin vers Compostelle dans son intégralité, et, sur cette plage de Fisterra, il a choisi la pierre qu'il souhaitait façonner. Sans aucun doute un minerai de fer contenant de l'antimoine. L'antimoine est historiquement considéré comme la matière idéale pour fabriquer l'or alchimique.
Le grand œuvre est, dans son idée, simple. Séparer, purifier puis réunir les trois principes constitutifs de toute chose sur terre : soufre, mercure et sel. Même le monde végétal possède ces trois principes : le principe soufre est l'huile essentielle de la plante ; le mercure se manifeste lors de la fermentation et se caractérise par l'alcool ; le support du principe sel est représenté par les sels minéraux, solubles et insolubles, du végétal (3).
Louis a fait de nouveau le chemin et a achevé son initiation. Il s'est arrêté une seconde fois à Rocamadour, puis au Mont-Saint-Michel, à Chartres et à Notre-Dame de Paris. Il a lu ce mode d'emploi alchimique et l'a assimilé, lentement, patiemment. De retour chez lui, il a façonné son athanor. Il s'est préparé. Il m'a écrit, aussi. Pourquoi m'a-t-il abandonnée ?
Louis a ajouté un métal, du fer, ou du cuivre, et un acide organique, comme de l'acide citrique, à son minerai. Il a broyé l'ensemble pendant des jours. Puis il a chauffé le tout, doucement, dans son creuset. Louis travaillait la nuit. Ses quelques voisins me l'ont confirmé. Un alchimiste, affirme Jacques Bergier dans Le Matin des magiciens, doit bénéficier de l'unique lumière de la lune. Conformément au protocole admis, Louis a évaporé la substance devenue liquide, puis il a recalciné celle-ci lorsque, feu éteint, elle devenait solide. Cela a duré des mois.
Cette lente répétition n'est pas surprenante. Elle rejoint ce que j'ai évoqué sur la physique nucléaire et les mystères de la matière. Soumise à des contraintes singulières, d'étranges réactions sont possibles. Je reprends cette assertion : si on répète des milliers de fois une expérience, quelque chose d'extraordinaire finira par se produire. Évidemment, à cette étape, survient l'idée que ce travail n'a pas de sens. On pourrait améliorer la productivité. On comprend alors le rôle primordial de l'esprit. Louis a donc poursuivi ce travail interminable. Nous le savons, il est resté enfermé plus d'une année dans sa maison. Il sortait une à deux fois par mois, pour récupérer son courrier, mettre à jour les affaires courantes ou encore pour faire quelques courses.
Dans quel état d'esprit se trouvait-il, nous ne le savons pas. Cependant, il était seul, vivait la nuit et ne cherchait pas de lien social autre que nécessaire. Il façonnait son minerai et, à l'abri des tentations, armé des souvenirs de son voyage à pied, il lavait et purifiait son esprit.
À un moment, il a ajouté du nitrate de potasse. C'est le sel. Il « scelle » le mélange comme la conscience de l'alchimiste. La lente entreprise a repris.
Un signe, dont nous ignorons tout, a permis de mettre un terme à ce travail. Louis était alors en présence d'un mélange liquide. Il a versé celui-ci dans un récipient en cristal de roche. Ici se termine l'œuvre au noir.
Nous avons aussi retrouvé ce récipient, vide. Ce récipient clos a été chauffé, des milliers de fois sans doute, afin d'éliminer les impuretés. Louis a donc débuté l'œuvre au blanc. À l'abri de la lumière, et au terme de cette incroyable répétition, il a ouvert le flacon ; l'air s'est engouffré à l'intérieur. Ce qu'il s'est produit alors nous est inconnu, puisque le matériau, en se solidifiant, prend une forme mystérieuse et connue des seuls alchimistes parvenus à cette étape.
Au début de l'hiver, il y a six mois environ, les voisins ont remarqué l'absence de lumière dans la maison, la nuit. Cependant, Louis continuait à apparaître de temps à autre. Nous avons supposé que notre homme avait entrepris un travail difficile, réalisé à l'abri de la lumière et des variations de température : laver le matériau pendant des jours, au moyen d'une eau tri-distillée, une eau très pure mais non déminéralisée.
Il a purifié. Il a nettoyé les scories de la matière et de son âme.
Ici s'arrête ce que nous savons du travail de Louis. Nous ignorons ce qu'il est advenu de ces corps simples, lavés à l'eau tri-distillée. Car c'est l'ultime étape de l'alchimiste ; il a devant lui le cuivre alchimique, l'argent alchimique, peut-être même l'or alchimique.
Une chose est sûre : Louis, s'il a quitté les lieux, n'a jamais laissé de traces. Il n'a pas pris de train, ne possède pas de voiture et, s'il a marché, personne ne l'a vu partir. Quelle est l'explication ? Peut-il avoir découvert la pierre et s'être, dès lors, volatilisé ? J'ai tourné ce postulat en tous sens. J'ai établi des scénarios, j'ai tenté de débusquer un voisin au passé trouble.
Mais l'explication la plus probable, la seule cohérente, peut-être, est la suivante :
Louis est parvenu au terme de l'œuvre au blanc. À cet instant, il n'est plus entièrement lui-même. Les signes jalonnent le parcours de l'alchimiste. Nous sommes au début du printemps. La Voie lactée est particulièrement visible dans le ciel. Elle indique le sud-ouest, autrement dit, le chemin vers Saint-Jacques-de-Compostelle, et la constellation du Cygne est en son sein. Louis s'est souvenu de cet article d'astronomie qui évoque l'apparition d'une nouvelle étoile. Alphonse a émis une autre hypothèse : lors d'une phase de calcination-resolidification, l'image d'une constellation, celle du Cygne, est apparue sur le minerai. Un signe, toujours. Peu importe.
Louis a quitté sa maison, à la fin du printemps dernier. Il a pris la route, de nuit, et a marché, longtemps ; son état d'esprit l'éloigne de la douleur, de la faim ou de la lassitude. Il se trouve sur un plan supérieur. Je ne suis plus dans son esprit. Il m'a « oubliée ».
Après plusieurs dizaines de kilomètres, il devient impossible de retrouver le témoignage oculaire de ce marcheur devenu anonyme. Louis a sans nul doute suivi le sud-ouest, levant son regard vers la Voie lactée et la constellation du Cygne. Après deux semaines de marche ininterrompue, il s'est approché de cet endroit étrange, ce grand champ, près de la petite ville de Craponne-sur-Arzon. Il a continué le long d'un chemin vers Saint-Jacques, oublié, la voie de César. Des pèlerins affirmeront avoir rencontré un homme, correspondant à sa description, sur ce chemin.
L'alchimie est une philosophie. Elle reprend l'idée d'énergie, de lumière. Elle fait l'éloge du travail, de la patience et du lâcher-prise. Laver, pour que, enfin, plus rien ne s'oppose au passage de la lumière, depuis le cœur de la matière, jusqu'aux étoiles. Jusqu'à l'infini.
« Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. » (4).
Un soir de juin, Louis a traversé ce grand champ, éclairé de la seule lumière de la lune et de la Voie lactée. Il en est sûr, ici se trouve l'unité, le lien entre le haut et le bas. Ce mégalithe est une immense source d'énergie, laissée là à son intention. Un simple feu a suffi pour calciner une dernière fois son minerai. Que tout cela soit symbolique ou réel, cela n'a pas d'importance. Louis ne cherchait plus la pierre. Il ne s'opposait plus au passage de la lumière. La noce alchimique eut lieu. Louis a rejoint le Tout.
Nous nous sommes rendus à cet endroit. Un mégalithe plusieurs fois millénaire s'y trouve. Dessus, on distingue les cupules, disposées selon la forme de la constellation du Cygne. En outre, elle comporte une cupule supplémentaire. Celle-ci est disposée à l'endroit où une nouvelle étoile apparaîtra.
Rien ne prouve, et rien ne prouvera jamais la valeur de mes dires. Louis a peut-être fui, il a pu être agressé, que sais-je ? Il vit peut-être seul, loin, satisfait d'avoir trouvé l'accomplissement. Pour sa part, Alphonse n'est pas d'accord avec ma lecture de cette disposition des cupules. Nous en avons parlé, avant mon départ du Puy.
– Il manque quelque chose, me dit-il. – Vraiment ? J'ai tout notifié et... – Non. Je parlais de Louis. C'était peut-être un être exceptionnel, mais il ne peut pas avoir réussi là où tant d'autres ont échoué après une vie de labeur. Il manque..., disons, un catalyseur.
J'ai réfléchi un instant. J'ai cherché à assembler les éléments en moi. Et j'ai trouvé d'où venait ma conviction d'avoir vu juste.
– Nous savons peu de chose sur Louis. Et nous ne savons rien sur l'esprit de l'alchimiste. Mais, au cours de mon existence, je n'ai jamais rencontré un homme si détaché de l'humanité et de ses artifices. – Allons, Céline. Il y a des sages, parmi nous ! – Oui. Mais ils brûlent tous du besoin de dire. D'écrire. Les plus sages, un jour ou l'autre, succombent. Sauf Louis. Il avait intégré la vacuité du monde. Et puis, il m'avait oubliée. Cela ne lui ressemblait guère. – Et les hommes d'Église ? Les moines ? En matière de détachement, ce sont des pointures ! – Ils ne pratiquent pas l'alchimie.
Alphonse a souri. Nos regards se sont croisés et nous avons réalisé une chose. Une seule : nous ne savons rien du monde qui nous entoure. Demain, nos certitudes voleront en éclats, comme elles l'ont fait dans le passé. Je dois cesser de chercher. Alors j'aurai la joie, je l'espère, de trouver à mon tour.
Nous rêvons tous d'accomplir notre chemin.
* * *
L'excellent reportage "Le Voyage alchimique" de Georges Combe explore en détail l'alchimie, de nos jours, à travers le voyage vers Saint-Jacques-de-Compostelle.
(1). Un point bleu pâle, Carl Sagan. (2). https://www.science-et-vie.com/ciel-et-espace/une-nouvelle-etoile-brillera-dans-la-constellation-du-cygne-en-2022-7483 (3). Cf. Wikipédia. (4). La Table d'Émeraude, Hermès Trismégiste.
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