Ce texte est une participation au concours n°14 : Relations textuelles consenties ! (informations sur ce concours).
L’Histoire enlaidit les paysages.
Ici, le ciel est si gris qu’il se confond avec l’herbe d’un hiver trop long et la vallée, sertie de montagnes, a la teinte sombre des souffrances endurées.
Le fleuve Tumen coule sous mes yeux, sinue et glisse vers le nord. De l’autre côté, un village criblé de fer, où rien ne bouge, semble inhabité. Je sais qu’il ne l’est pas. Un peu plus loin, des contrôleurs et des soldats par dizaines s’agitent dans une gare. Une gare sans trains.
Moi, j’ai risqué ma vie pour fuir ce royaume et ces soldats, le royaume d’un dictateur et de ses liges. Aujourd’hui pourtant, je m’apprête à retourner en Corée du Nord.
Je reprends mon petit carnet à spirales et tourne les pages déjà bien noircies de mon histoire. J’étais un simmani, un chercheur de ginseng rouge. Je parcourais la montagne à la recherche de la panacée, pour ma famille ou pour quelques pièces. Avant que je ne cesse de le récolter, le ginseng m’a donné mes muscles noueux, ma force et mon moral, et puis quelques rides au bord de mes yeux.
Voici le premier feuillet de mon carnet, vieux de presque trois ans. Il neigeait, je m’en souviens.
Six octobre 2008
Jiyeon a l’estomac qui gargouille depuis ce matin. Ses jambes la déposent, reconnaissantes, près de l’unique meuble de l’appartement, une petite table basse où nous nous apprêtons à partager notre repas quotidien. Ma fille a un tas de choses à raconter mais le son de sa voix s’évapore dans un torrent de gourmandise : bouche bée, elle regarde sa mère qui s’avance et porte sur ses mains un plat de kimchi, du chou fermenté dont nous raffolons ici. Une richesse.
– Je vois que personne n’a envie de raconter ce qu’il a fait aujourd’hui, avancé-je malicieusement. – Bon, répond Jiyeon. Je me dévoue !
Sa longue journée a commencé à l’aube par une marche en ordre serré jusqu’à l’école où sont dispensés les cours de chants patriotiques et les leçons d’histoire. Puis, comme des milliers d’autres enfants, ma fille a gagné le stade Kim Il-sung où pendant des heures elle a répété les mouvements complexes d’une chorégraphie politique dont elle ne comprend pas le sens. Six mois de travail sous le regard des professeurs méticuleux…
– … Mais aujourd’hui j’avais ma robe de gala ! s’exclame-t-elle.
Je saisis enfin la raison de son enthousiasme : c’est une jolie robe fuchsia, avec quatre bretelles fines et une jupe ornée d’un volant de fleurs resplendissantes qui donnera de l’ampleur à ses entrechats. Les yeux de Jiyeon scintillent.
Je pose sur elle un regard attendri puis décide qu’il est temps. Mon visage se fait plus grave que je ne le voudrais :
– Ta mère et moi avons une nouvelle importante à t’annoncer.
Jiyeon acquiesce en silence.
– Je dois partir quelque temps. Je reviendrai vite, mais tu ne dois pas dire à tes amis que je suis absent. – Et aux grandes personnes ?
Elle lit dans mes yeux tout ronds la réponse à sa question.
– Pendant mon absence, ta maman te demandera de l’aide pour trouver des champignons ou des racines, dans la forêt. Tu devras l’aider. – Promis.
Depuis quelques années, les nouvelles filtrent depuis la Chine toute proche. Des nouvelles d’un pays riche, libre, où il est possible d’acheter de quoi se nourrir. Peu à peu, j’ai confronté d’autres idéaux à ceux rebattus par la propagande du régime et, pour la première fois de ma vie, j’ai pu comparer. Mes idéaux, je les partage avec ma compagne, je lui réserve ma confiance et mes confidences, à mots couverts, loin du seuil de la maison où traînent les oreilles de l’iminban, le chef de l’unité de voisinage. Ma propre fille ignore tout : elle continue à servir avec fierté le Syndicat des Enfants.
Je me souviens de cette journée de pluie, il y a quinze ans. Le Président Éternel venait de nous quitter. Devenu orphelin, j’avais pleuré toutes les larmes de mon corps. Depuis, j’ai quitté la classe des loyaux. Et pour cause : cela fait six mois que les coupons de rationnement ne sont plus arrivés. Sur notre chaîne de télévision, on nous montre des fusées dardant leur éperon sur l’Occident. Nous, nos provisions sont inexistantes, notre maison est vide, celle des autres habitants l’est aussi, nous avons vendu nos biens au marché contre quelques wons. Nos voisins sont probablement dans la même situation que nous.
La veille, les premiers flocons sont tombés et se sont collés sur le sol glacé. Dans mon pays montagneux, je sais qu’ils persisteront pendant des mois tandis que, entre nos murs, le chauffage collectif fonctionnera rarement. Alors j’ai pris ma décision. Demain, dans la nuit, je franchirai le fleuve Tumen pour chercher du secours en Chine et sauver ma famille.
Un peu plus loin, quelques pages griffonnées par une plume fébrile et pressée. J’ai du mal à distinguer la date mais les images de ma cavale me reviennent en un flot d’émotions.
Mai ou juin 2009.
Toute ma vie on m’a expliqué ce que l’on fait subir aux défecteurs du régime. On a omis de me raconter ce qui arrive à ceux qui tiennent bon : j’ai réussi à traverser le fleuve sans être vu des gardes-frontières. J’ai erré des semaines dans les bois, les montagnes, loin des villageois qui m’ont refusé une hospitalité trop risquée, puis j’ai continué vers le nord jusqu’à Yanji, en Mandchourie, une gigantesque ville de lumières et de bruits où je savais qu’il était possible de partager quelques mots, sinon quelque chose à manger. Cette ville abrite une importante communauté de réfugiés, on l’appelle la troisième Corée. Ici, j’imaginais gagner de l’argent, trouver de l’aide… La réalité m’oblige à me terrer derrière des murs pour échapper aux dénonciations lucratives.
Je suis assis, en compagnie d’autres gens, dans cette petite chambre sans fenêtre où nous attendons en silence. Jeunes femmes, adolescentes, la peau non plus lisse et blafarde, à la mode coréenne, mais burinée par les nuits passées dehors, jeunes hommes, pères de famille, chacun d’entre nous a échappé à la vigilance de l’armée de mon pays et entamé sa quête de liberté il y a des semaines ou des mois. Les heures, les jours d’attente ont forgé un masque rigide sur les visages autour de moi, un masque de résignation et de désarroi face à la réalité qui nous a heurtés de plein fouet : nous ne pouvons pas secourir ceux que nous avons laissés.
Notre sauveur doit arriver d’une minute à l’autre. Il s’appelle Hwang, c’est un missionnaire sud-coréen. Tout ce que nous connaissons de lui, c’est un site Internet où il prétend pouvoir nous aider.
Une jeune fille a pris la parole, tout à l’heure. Quel âge a-t-elle ? Quatorze, quinze ans peut-être. Elle nous a raconté son histoire, celle de ce passeur qui l’a vendue à la mafia chinoise en échange de quelques yuans. Enfermée dans une maison close, elle a réussi à s’échapper plusieurs minutes pour écrire un message au pasteur Hwang dans un café Internet. Et puis elle est retournée dans ce même café, quelques jours plus tard, pour chercher une réponse en forme de numéro de téléphone, un sésame qu’elle a griffonné sur un billet de banque : le seul endroit où ses tortionnaires ne chercheraient pas. Elle a dû patienter encore, avant de mettre la main sur un téléphone portable. À l’autre bout du fil, le pasteur lui a donné rendez-vous, ici, comme il l’a fait pour chacun d’entre nous. Alors elle a fui sa geôle pour de bon.
Si nous nous en remettons à un inconnu, c’est que notre espoir est maigre comme notre porte-monnaie qui ne porte plus rien. Le pasteur Hwang sait-il le risque immense qu’il a pris en laissant ses coordonnées ?
Le pasteur Hwang est arrivé il y a quelques minutes. Son visage est apaisant, ses traits rassurants mais fermes, comme ses mots. Nous apprendrons qu’il s’est déjà fait arrêter de nombreuses fois. À présent, nous écoutons en silence ses recommandations.
– À la gare de Yanji, nous prendrons le train de vingt-trois heures pour Arxan. Là-bas, nous avons un fourgon qui nous permettra d’aller jusqu’à la frontière mongole. Nous la suivrons jusqu’au cœur du désert. – Il pourra y avoir la police ? – Oui. – Des contrôleurs, dans le train ? – Oui. – Des contrôles routiers, dans le désert ? – Oui. – Et une fois en Mongolie, nous serons arrêtés ? – Oui. Mais.
C’était le plus doux « oui, mais » que j’aie jamais entendu.
– Une fois en Mongolie, reprend Hwang, vous serez traités convenablement, malgré l’emprisonnement et les interrogatoires. Quand ils auront compris que vous n’êtes pas des espions, cela pourra prendre des mois, ils vous enverront en Corée du Sud. Libres.
Autour de moi, chacun retient les mots colorés par l’accent du sud. Et chacun se met à apprendre par cœur les éléments notifiés sur une minuscule pièce d’identité contrefaite. C’est un piètre rempart contre les regards avides de la police chinoise, un chapelet de mots que j’égrène à mon tour pour me rassurer.
Les heures à attendre sont interminables, alors j’aborde ma voisine qui m’apprend qu’elle a, elle aussi, traversé le fleuve pour rejoindre la Chine. Je lui demande :
– Pourquoi as-tu fui ? – J’ai fui parce que j’avais faim. Avec ma sœur, nous avons volé des grains dans un champ de maïs et quelqu’un nous a dénoncées. Les militaires du régime nous ont conduites dans un camp de rééducation.
Sa voix est comme une fleur qui éclot, belle et fragile.
– Là-bas, c’était dur, le travail, la faim. Alors nous nous sommes enfuies plusieurs fois du camp. Nous étions rapidement reprises, sauf la dernière fois, où j’étais seule, car ma sœur ne supportait plus les arrestations. Un jour, un homme m’a proposé de passer de l’autre côté de la frontière. Il ne voulait pas d’argent… j’ai accepté.
À cet instant, elle me regarde, dans ses yeux une question : qu’aurais-tu fait à ma place ?
– À Yanji, l’homme m’a présentée à un Chinois qui voulait se marier. Là encore, j’ai dit oui. J’ai pensé que je pourrais ramener de l’argent à ma famille.
J’acquiesce en silence. J’ai appris que cette pratique est courante : les candidates à l’exil épousent un fermier à la recherche de l’héritage familial. Elles empruntent le nom d’une anonyme, d’une Chinoise décédée dont elles acquièrent les droits et la nationalité.
– Cet homme était violent. Et je devais dormir sur le toit certaines nuits, pour échapper aux contrôles de police. Le bon côté, c’est que les moustiques étaient moins laids que mon mari !
Un sourire illumine son visage, enfin.
– Tout cela c’est la faute du régime, lui dis-je.
La jeune fille hausse les épaules. Silence. Même dans ce trou à rats, elle se taira.
– Je ne sais pas.
Je tourne encore quelques pages. Elles ont la couleur ocre de la terre du désert. J’y raconte ma fuite avec le pasteur, avant les longs mois de détention en Mongolie.
Courir. C’est comme si le mot coulait dans mes veines et m’enjoignait de poser un pied de plus sur la terre du Gobi où s’étendent des centaines de kilomètres de Rien. Ma gorge brûle, je serre les dents. Je me retourne, il me semble apercevoir la jeune fille, sa silhouette fine, je crois entendre son souffle. Courir. Il faut qu’elle tienne bon, elle aussi. Nous ne sommes plus qu’à quelques centaines de mètres de la frontière, un grillage délabré séparant la Chine de la Mongolie. Je songe à mon périple en compagnie du pasteur Hwang, à ce train où pendant des heures j’ai joué au chat et à la souris avec les contrôleurs. Puis la gare où d’autres membres du groupe ont été arrêtés pendant que je continuais, droit devant. Et la fourgonnette où, serrés les uns contre les autres, nous nous sommes enfoncés dans la longue nuit du désert. Maintenant il nous a lâchés ici, je m’échine à escalader ma liberté, ignorant qui est encore là et qui ne l’est plus. Les cavaliers mongols arriveront avec le soleil. Les femmes vendront leurs charmes afin d’échapper au trafic humain de ces gardes-frontières. Et puis nous serons enfermés, séparément, et nous attendrons.
Comme aujourd’hui.
Nous sommes le dix mai deux mille onze. Je referme mon petit carnet.
Depuis un peu plus d’un an, j’ai retrouvé ma liberté et mon nouveau pays s’appelle la Corée du Sud. L’État a versé dix millions de wons au propriétaire de l’appartement que je loue. Cette somme m’a permis de démarrer une nouvelle vie. J’ai même trouvé du travail : depuis peu je vais chaque nuit dans une grande boulangerie de Séoul où je blanchis des œufs et nettoie des ateliers. Avec mon passeport, je me rends régulièrement en Chine. Librement.
Comme aujourd’hui.
À chacune de mes visites dans ce pays, je descends à une petite gare au sud de Yanji. Comme toujours, il y a des vergers en fleurs, des champs de blé, des couleurs. Comme toujours, je marche vers l’est à travers l’immensité verte. Je marche encore, jusqu’aux rives du fleuve Tumen qui marque la frontière entre deux mondes parallèles. Là, la terre perd ses couleurs, désherbée par les larmes d’un peuple encore en guerre. Je m’assieds sur un rocher en surplomb du fleuve, plusieurs mètres au-dessus de l’eau qui m’attire vers elle chaque fois davantage. Je me tiens là, immobile, et je regarde l’horizon.
Parfois, la jeune fille vient aussi, alors nous bavardons un peu tous les deux. Son vrai nom est Hyemin. Elle est jolie, elle a oublié depuis longtemps son fermier chinois. Elle travaille à Pékin, dans l’illégalité, mais son patron est correct et ne lui demande rien. Elle a même un peu d’argent sur un compte bancaire. Ensemble, nous avons participé à un comité de soutien pour la Corée du Nord. Depuis la DMZ, la frontière entre le nord et le sud, nous avons aidé et lâché des milliers de ballons chargés de petits messages expliquant que le Grand Leader est un tyran. Notre révolte crie à l’intérieur mais elle n’aura jamais le son métallique des armes.
Hyemin n’est pas venue aujourd’hui. Elle doit en avoir assez de m’entendre ressasser mes remords, raconter les mêmes histoires. Hyemin rêve de garçons, de talons hauts et de sorties en discothèque ; c’est une vraie Sud-Coréenne, désormais. Elle est bien habillée et bidouille sans cesse son téléphone portable.
Les téléphones portables et Internet sont interdits en Corée du Nord.
J’ai décidé que j’allais plonger dans le fleuve et retourner là-bas, pour revoir ma femme et ma fille. Le trajet du retour sera semé d’embûches et je ne les reverrai pas de sitôt. Je serai d’abord accueilli à coups de bâtons, bienvenue chez vous ! Puis je serai interrogé, battu encore, et envoyé dans le camp de rééducation de Yodok. J’en réchapperai car je veux les revoir ; l’enfer ne brûle pas assez fort pour m’en empêcher.
Hyemin me dit souvent que ça ne vaut pas la peine de retourner là-bas. Que sa famille l’accusait d’abandon à chacune de ses tentatives d’évasion. Que les arrestations devenaient presque un soulagement, dès lors. Que vont-elles penser de toi ? me demande-t-elle quand j’évoque ma femme et ma petite. Comment les voir, leur parler, justifier ma si longue absence ? J’ai réalisé trop tard que la liberté était un monde dont je ne reviendrais pas.
Je m’avance sur ce petit promontoire qui domine le fleuve. En sautant d’ici, ma traversée à la nage sera moins longue… et les coups de bâtons arriveront plus vite au sortir de l’eau glacée. Je pense aux miens, je m’approche encore.
Et puis je saute.
Une détonation a retenti dans la vallée. Un soldat nord-coréen a tiré dans ma direction et j’ai entendu hurler.
Je réalise ce qui m’a retenu. La main de Hyemin a agrippé fermement la mienne au moment où je m’élançais. Hyemin était en retard ; elle m’a vu, elle a crié et moi, surpris, j’ai glissé sur le bord, faisant dégringoler des centaines de petits cailloux sur la berge.
– Tu allais vraiment plonger ! s’exclame-t-elle, atterrée. – Je veux revoir ma famille. – Tu as entendu les détonations ? Ils resserrent leur vigilance pour enrayer la fuite des défecteurs. Il y a des snipers cachés dans des trous. Et ils tirent. Il y a déjà eu un mort ce matin !
Je hoche doucement la tête et tourne mon visage vers la frontière, puis au-delà. Le han me dévore la chair. Où sont-elles ? Il me semble voir au loin, sur un versant de colline, deux petites topazes qui brillent comme brillaient les yeux de ma fille. Derrière, comme une forme douce, la silhouette de ma femme. Je me sens comme un enfant qui imagine dans la forme des nuages les portraits de ses rêves.
*
Jiyeon et sa maman ont longtemps escaladé les pentes de la colline. En face, il y a la Chine et, plus bas, on aperçoit le mont Paekdu où, enseigne-t-on, une étoile est apparue à la naissance du Grand Leader. Leur situation ne s’est guère arrangée, elles vivent de racines ou d’algues. L’armée a multiplié les interrogatoires et les violences avant de comprendre qu’elles ignoraient tout de l’endroit où se trouvait leur mari et père.
Elles viennent souvent ici pour surveiller l’horizon, pour surveiller son retour à lui, l’homme de leur vie. Elles savent qu’un jour il reviendra, qu’un jour la guerre cessera entre le nord et le sud. Ils sont toujours plus nombreux à contester le régime. Et à comprendre qu’ils ne devraient pas avoir faim. Les passeurs colportent les nouvelles toujours plus profondément dans le pays.
Un jour, il n’y aura plus qu’une Corée.
Han. Mot coréen. Mélange de regret, de rancœur, et même de nostalgie, que l’on ressent après des sacrifices et des efforts non récompensés, des rêves évanouis. Le han est un sentiment d’amertume, une douce révolte contre la fatalité.
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