Ces expériences de mort imminente (EMI) sont décrites par des personnes a priori crédibles. Certaines d'entre elles, en état de mort clinique, ont été capables de percevoir et de rapporter ce qu'il se passe autour d'elles. Pourtant, dans les quinze secondes qui suivent un arrêt cardiaque, il n'y a plus d'activité électrique du cerveau décelable au niveau de l'électroencéphalogramme. Pour les scientifiques, le cerveau est un organe qui fabrique de la conscience. Mais si le cerveau n'était qu'un récepteur ? Revue Humans, numéro 751.
Le général Mankowski, premier adjoint au chef du Directorat K, chargé du contre-espionnage au sein du FSB, a engagé, au début des années 2000, une interminable chasse à la taupe.
Le FSB venait de perdre plusieurs agents illégaux coup sur coup ; en outre, des opérations avaient échoué inexplicablement... il n'y avait pas de doute concernant la présence d'un traître au sein de l'organisation russe. Seule une poignée d'officiers de très haut rang avaient la main sur les informations volées ; malgré ce nombre restreint de coupables potentiels, l'enquête s'est poursuivie des années durant. Et la solution n'est pas venue du service de contre-espionnage.
Mais de la CIA.
Le général Mankowski avait, parmi ses fonctions, la lourde tâche d'assister et de présider au « debriefing » des transfuges ennemis. Ces réunions de debriefing ont pour but d'évaluer leur sincérité. Et de s'assurer que leur pays d'origine n'a pas fabriqué un cheval de Troie destiné à propager une désinformation systématique au sein des instances russes.
Le 04 mai 2012, un transfuge potentiel confia, lors d'une réunion de debriefing, avoir entretenu des échanges réguliers avec la taupe recherchée par le FSB. Ces confidences provenaient d'un Américain travaillant pour la CIA. Un intellectuel pressé, jeune, un rebelle poussé par l'idéologie. Le général Mankowski ne pouvait pas l'ignorer : les convictions sont le premier facteur de trahison, loin devant l'argent. Il valida donc les affirmations de l'Américain, candidat à la défection. Ce soir du 04 mai, il relut l'intégralité des comptes-rendus, s'attardant plus longuement sur le passage suivant :
« À Sokolniki, il y a une boîte aux lettres morte. Vous la trouverez, sous un pont en bois. Il se situe le long d'un petit sentier, après environ deux cents yards, à gauche de l'allée centrale. Un de nos illégaux fait une promenade quotidienne à Sokolniki. Un sparadrap collé sur le panneau en bois à l'entrée du parc signale une livraison. Un second agent prend le relais et vient jouer au bord de l'eau avec son fils. Il retire le colis et le remplace par une lettre de recommandation du prince Khovanski (1). Avant de quitter le parc, il décolle le morceau de sparadrap. Fin de l'opération.
Notre source avait besoin d'argent. Je n'ai jamais ressenti aucune conviction ni aucune idéologie dans ses lettres. Malgré cela, il demandait assez peu. Nous en avons déduit qu'il n'était pas très au fait des rouages de l'espionnage ; autrement dit, ce n'était pas un officier de haut rang. Nous en avons eu rapidement la conviction : il nous a proposé les plans des sous-sols de la Loubianka (2), puis une liste de prisonniers de droit commun. C'était incongru bien sûr. Mais il semblait s'agir de son univers et il jugeait l'information importante. Nous avons failli couper le contact mais d'autres informations, de première main cette fois, nous sont parvenues... »
Après des mois de recherches, d'enquête et de recoupements, l'unité de contre-espionnage mit la main sur la taupe. Un certain Markus Jankov, obscur gratte-papier du troisième sous-sol de la Loubianka.
Seulement, un détail subsistait : Markus Jankov n'avait jamais eu accès à la moindre information classée.
*
La Loubianka avait abrité les bureaux de la police politique de l'oblast de Moscou, et il se disait que cet immeuble était le plus grand de la ville, car même depuis son quatrième sous-sol, on voyait déjà la Sibérie.
Aux confins du bâtiment, plus bas encore que le bureau du supposé traître Markus Jankov, se trouvait un endroit méconnu. Sur la porte on pouvait lire la mention suivante : « Département des Sciences Cognitives et Noétiques (3) ». Olaf Gudjohnsen travaillait ici en qualité de scientifique civil. Quelques jours après avoir mis un nom sur la taupe, le général Mankowski s'entretint avec lui.
– Nos recherches, commença Gudjohnsen, portent sur les qualités mentales des agents en poste ; nous suggérons également des recrues. En clair, nous recherchons les intelligences supérieures. – Je voudrais vous soumettre le profil d'un agent. Son nom est Markus Jankov. – Il faudra m'en dire davantage. – Nous le soupçonnons d'espionnage. Nous voulons savoir si cet homme a des compétences particulières. – De quel genre ? – Nous voulons savoir s'il a pu casser des codes d'accès permettant d'accéder aux bureaux supérieurs ; s'il a pu appliquer son intelligence sociale auprès des agents de sécurité, afin de pénétrer tranquillement dans ces bureaux ; enfin, nous voulons savoir si cet homme a l'aplomb nécessaire pour entreprendre ce genre d'acte. – Vous voulez savoir si un agent, administratif et transparent, possède l'une de ces compétences ? – Non. Je veux savoir s'il les possède toutes.
*
Markus Jankov ferma doucement les yeux. Avec ses mains il retint son corps que l'espace aspirait, puis il écouta un instant. Il répertoria mentalement les sons autour de lui, puis les odeurs, la tiédeur humide de la pièce, la sensation des tissus contre sa peau, les murs grisâtres. Ce travail achevé, il se tint immobile.
À présent, Markus se trouvait à l'entrée d'un bureau anonyme. Une lumière blafarde éclairait la pièce. Markus vit, devant lui, un individu en tenue militaire. Il était assis et semblait concentré sur son travail, l'analyse de documents étalés un peu partout. Le temps était ralenti et les déplacements s'observaient à intervalles réguliers. Markus Jankov s'approcha et examina le contenu des documents. Il en sélectionna un en particulier et tenta de le mémoriser, rapidement, car il ne pouvait pas rester longtemps. Il n'eut pas assez de temps pour achever son travail : l'endroit où il se trouvait se volatilisa.
*
Le général Mankowski jeta un œil autour de lui. Le « Département des Sciences Cognitives et Noétiques » se résumait à une pièce austère aux murs lambrissés de pin, contours d'un grand bureau presque vide.
– Je vais reprendre depuis le début, si vous le voulez bien, dit Olaf Gudjohnsen. Markus Jankov est né à Tomsk en 1971. Il a fréquenté l'école polytechnique de la ville. Selon moi, il n'avait pas de prédispositions pour intégrer une telle école : c'était un imposteur. – Pardon ? – Vous allez comprendre. Markus Jankov jouait au tennis. Doué, mais instable. Il n'a pas atteint le plus haut niveau et s'est tourné vers les sports extrêmes. Il a tenté une ascension de l'Everest. Il a échoué. Il s'est orienté vers le saut en parachute. – Jusque là... l'interrompit le général Mankowski. – Jusque là rien que de très banal. Mais ce qui m'a intéressé, ce sont les incidents. Markus Jankov a utilisé son parachute ventral à plusieurs reprises, et ce lors de simples sauts de loisir. Il est rare, très rare, de faire ventral. Alors plusieurs fois... – Vous pensez à un sabotage ? Qui pourrait lui en vouloir ? – Personne. Pourtant, en moins de cent sauts, il a subi deux ruptures de sangle. Il a aussi été victime de suspentes cassées. J'ai creusé dans cette direction sans savoir si cela mènerait quelque part. J'ai fini par suivre une piste assez inattendue. – Laquelle ? – Quand on est largué d'un avion, dans le vide, à 2 500 mètres du sol, l'échec à l'ouverture du parachute ne peut pas être une chose anodine. On ne se contente pas d'ouvrir tranquillement son parachute ventral de secours en regardant les oiseaux voler. Le parachutiste est dans une posture peu enviable : il peut se retrouver empêtré dans les suspentes, entrer en collision avec un autre sauteur... des tas de trucs peuvent arriver. Les rares exemples que j'ai recueillis parlent de sang-froid et d'hyper adaptation de la part des parachutistes... ceux qui ont évité le pire. – Admettons. Markus Jankov possède un sang-froid remarquable. – Avez-vous entendu parler des EMC, général ? Les états modifiés de conscience ? – Vaguement. – De nombreux sportifs ont relaté leurs expériences dans la Zone. C'est un état mental dont on ne sait pas grand-chose, au niveau scientifique. Les sujets évoquent un état de concentration absolue, l'impression d'évoluer dans univers plus grand et plus lent... une fois dans la Zone, on se sent invincible. – Jankov aurait saboté ses parachutes pour forcer son esprit à entrer dans la Zone ? Pourquoi ? – Pour pratiquer une toute nouvelle forme d'espionnage.
*
Lorsque, malgré lui, ses paupières s'ouvrirent, Markus Jankov prit une longue inspiration, laissant échapper un cri de douleur. Celle-ci reflua, lancinante, et irradia dans tout son corps. Il aurait voulu arracher son enveloppe corporelle, arracher sa peau comme on déchire un vêtement brûlant. Les murailles de son esprit cédèrent et le flot d'informations en provenance de son corps le submergea. Mais sa respiration se fit régulière ; il put enfin vérifier la présence d'un agent près de lui. Il n'y avait personne. Il n'y avait jamais personne dans ce bureau lugubre du troisième sous-sol où s'écoulent sans force les heures de travail passées à classer des centaines de dossiers. Il cala une feuille blanche sur un sous-main et plaça quelques dossiers à côté – au cas où –, puis il prit un stylo et griffonna des mots ; il plia la feuille, la glissa dans une poche de sa veste, se leva, rangea machinalement ses dossiers et sortit dans la nuit d'automne.
*
– Le concept affirmant que la conscience est produite par le cerveau n'a jamais été prouvé, avança Olaf Gudjohnsen. Affirmer le contraire ne va donc pas à l'encontre du monde scientifique. – Mais comment faites-vous le lien avec Markus Jankov ? – Il a risqué sa vie volontairement. Et aujourd'hui il a accès à des données hautement confidentielles. Des données qui n'existent pas sous forme numérique et qui, par conséquent, n'ont pas pu être piratées ! – Ce sont des fantasmes de scientifique. – Je ne crois pas. Il n'a pas pu voler ces informations en utilisant sa seule intelligence. – Il pourrait travailler pour quelqu'un... être à la solde d'une « super taupe ».
Les deux hommes gardèrent le silence un instant.
– A-t-il les épaules pour cela ? dit enfin le scientifique. – Vos théories font réfléchir et je m'efforce d'avoir l'ouverture d'esprit la plus large possible. Malgré cela, je crains de ne pas réussir à vous suivre sur ce terrain. – Vous êtes venu ici car je propose une réponse crédible. – Si Markus Jankov pouvait Voyager, il serait inarrêtable. Les conséquences seraient beaucoup plus importantes. – Je ne crois pas. Ses capacités doivent être rudimentaires. Sinon, il ne serait plus de ce monde. – Que voulez-vous dire ? – Il y a, partout sur Terre, des témoignages de personnes ayant expérimenté les EMI. Des gens victimes d'accidents de la route, par exemple. Tous parlent d'une décorporation ; d'un accès vers quelque chose d'exceptionnel. Un savoir illimité. Un lien vers le passé, ou le futur, une connexion avec des proches disparus... Et puis, il y a cette lumière. Toujours. Elle attire comme un aimant. Mais nous entrons ici dans un cadre tout à fait... – Religieux ? – Eh bien, oui. Markus Jankov ne peut pas vivre cela, encore et encore, et continuer à vivre normalement. – Je vois. Merci monsieur Gudjohnsen. Mais... – En revanche, certaines personnes affirment avoir expérimenté des EMI très simples. Lors d'une séance de méditation. La Zone. Une grande peur. Un état de transe... il y en a d'autres. Pour eux, l'incursion est brève et limitée dans l'espace. Pas de grande lumière, pas d'au-delà. – Pourquoi ne parvenez-vous pas à reproduire ces expériences ? – À cause du bruit. Nos cinq sens font un bruit assourdissant ; ils nous abreuvent d'informations et nous empêchent de ressentir ce sixième sens. À quoi sert notre conscience, sinon à interpréter ce que nous dit notre corps ? Si nous parvenons à éteindre nos sens, si nous abaissons le volume de cette conscience analytique, nous laissons de la place pour l'autre partie : la conscience intuitive. Markus Jankov a réussi. Pas nous. Mais il a pris des risques inouïs pour y parvenir. Il a testé cette sensation en sabotant son propre parachute. Et maintenant, il sait la reproduire. – C'est le seul moyen ? – Non. Je pense que le sommeil est une autre porte. Si nous pouvions nous endormir et contrôler nos rêves, nous pourrions toucher à ce nouveau monde. Une fois assoupi, nos sens font moins de vacarme. Je pense que chacun d'entre nous a vécu cette expérience, sans le savoir.
*
Markus Jankov se dirigea vers une bouche de métro. Il descendit à Sokolniki et marcha vers le parc du même nom. Là, il abandonna un morceau de sparadrap sur un panneau en bois. Il suivit un sentier botanique discret. Après quelques dizaines de mètres, il s'assit sur un banc et attendit. Rien ne bougeait. Markus se leva et s'approcha d'un pont, le contourna, et descendit vers la rivière. Il chercha à tâtons la boîte aux lettres morte puis, l'ayant trouvée, glissa à l'intérieur le document rédigé plus tôt. Il se retourna, fit quelques pas et s'arrêta net devant les armes pointées sur lui.
* **
Il y a beaucoup d'étapes dans les processus de décorporations. D'abord, il y a les vécus hors du corps. Il est possible de les provoquer, en stimulant une zone précise du cerveau temporo-pariétal. Dans ce cas de figure, on reste immobile au-dessus de soi. Ensuite, il y a les « états de conscience modifiés volontairement » des grands yogis. Ces derniers seraient capables de se décorporer et de se déplacer dans un périmètre restreint. Enfin, il y a le cas des personnes gravement accidentées. Un grand nombre d'entre elles ont affirmé avoir effleuré un champ de conscience universelle. Revue Humans, numéro 722.
Lefortovo n'était plus depuis longtemps le quartier résidentiel où se pavanaient les étrangers aisés venus séjourner à Moscou. Le palais était devenu une prison à la mémoire sanglante.
Soyoc ?
Soyoc Jankov ouvrit les yeux. Son regard suivit les murs de sa cellule, puis le long couloir du deuxième étage de la nouvelle aile de la prison.
Personne.
Elle jeta distraitement un œil sur les bouches d'évacuation en bas des murs, et qui facilitaient les lavages au jet, les soirs de fusillade des purges staliniennes. Elle étouffa un cri de terreur.
Soyoc. Ferme les yeux. Et attends-moi.
*
Un garde ouvrit la porte de la cellule et traîna Markus Jankov à travers un labyrinthe de couloirs. Puis il s'arrêta devant une salle d'interrogatoire et sonna. Le général Mankowski ouvrit, s'empara de la décharge que lui tendait le garde, la signa et lui fit signe de partir. Il s'installa derrière son bureau et invita Markus Jankov à s'avancer. Il ne prit pas la peine d'allumer la lumière rouge signalant un interrogatoire en cours. La conversation ne devait pas durer.
– Votre femme a été arrêtée il y a trois jours, Jankov. Elle est ici. – Elle ne sait rien. Pourquoi... – Après plusieurs interrogatoires disons... poussés, nous en sommes arrivés à la même conclusion : votre femme ignore tout. En revanche, elle voudrait boire. Manger. Dites-nous comment vous vous êtes procuré les informations que vous vendez à la CIA. Sinon, Soyoc Jankov nous quittera. Lentement.
*
L'épuisement avait eu raison de la douleur. Soyoc sentit la barrière vers l'inconscience s'estomper.
À présent, une lumière diffuse et sans poids éclairait la cellule et le couloir attenant. Les sensations de froid, de faim et de soif avaient disparu. La souffrance s'évanouit. Soyoc Jankov regarda autour d'elle. Les murs de la cellule étaient identiques sauf... Elle comprit alors : elle flottait. Là, au-dessus du sol, en apesanteur, elle voyait un monde en noir et blanc. Plus bas, il y avait une forme immobile et ramassée : son propre corps. Cette vision inspira à la jeune femme une vague de terreur. Aucune sensation physique n'y répondit.
Markus Jankov apparut devant elle. Une pâleur mortelle s'étendait sur son visage et sa silhouette, dessinée par la faible lumière, était terrifiante : des parties de son corps semblaient s'échapper en monceaux de poussières avant de disparaître.
– Tu es belle, si belle... dit-il. – C'est toi ? Non... je suis en train de rêver. – Je suis vraiment là. Je t'attendais. – C'est impossible. Je suis endormie. – Ton corps est endormi. Et ta conscience l'a quitté. – Comment... – Je l'ai guidée. – Non. C'est un cauchemar et je vais... – Soyoc ! Écoute-moi attentivement. Ils ne doivent pas savoir. Tu ne dois pas leur dire. – Attends ! Sors-moi de cette prison...
Markus disparut brusquement. Puis tout devint noir.
Soyoc ouvrit les paupières ; son corps réintégré l'écrasait de douleur. Elle hurla. Le rêve était fini.
*
– Rien, répéta le général Mankowski lors d'un nouvel interrogatoire. Rien n'a pu être volé des bureaux du département de contre-espionnage. Comment vous êtes-vous procuré ces informations ? Posséderiez-vous un don ? Un homme comme vous, capable de se sortir de situations extrêmes, pourrait-il être doté de capacités disons... uniques ?
Markus Jankov leva les yeux. Il hésita à soutenir le regard de son supérieur ou le détourner, au risque de passer pour un lâche. La vie d'un agent du FSB est une somme de dilemmes, songea-il.
– Vous me faites perdre mon temps, poursuivit le général. Votre silence vous rend inutile et... nuisible. – Attendez. Je peux peut-être dire... des choses. Mais vous devez libérer ma femme. Libérez Soyoc. – Et ensuite ? – Si je vous dis ce que je sais, que ferez-vous ? À quoi sert le pouvoir lorsqu'il est entre les mains d'un général du FSB ? – Alors vous possédez réellement le don de Voyager ? – Comment savez-vous... – Répondez ! Comment faites-vous ? Vous fermez les yeux et... le paysage défile ? – Je ferme les yeux et je me déplace. Je vois des choses autour de moi. C'est une sorte de rêve. Un rêve lucide. Rien de plus. – C'est bien plus ! Vous avez entre les mains un pouvoir extraordinaire. Je vous affirme ceci, Jankov : toute cette histoire dépasse ma condition de militaire. Elle dépasse ma condition d'humain. Elle dépasse tout ! Il s'agit d'une immense découverte ! – Vous voudriez tout révéler ? Au monde ? – À ceux qui y seront préparés.
Markus Jankov éclata de rire.
– J'essaie de croire, dit-il, en votre sincérité. Pour un instant. Que se passe-t-il, ensuite ? Le chaos sur terre. Il n'y a pas de fin heureuse à cette histoire ! – Ma position ne me permettra pas de vous convaincre. Vous croyez au Grand Inquisiteur (3). – Oui. Car l'être humain n'est pas prêt et ne le sera probablement jamais. Nous parlons ici de toucher à l'inaccessible. Voir et entendre les secrets derrière les murs. La seule question est : qu'avez-vous derrière la tête, général ? Quel intérêt cherchez-vous ? – Vous ne voulez pas parler, Jankov. Tant pis. Tant pis pour Soyoc.
Mankowski n'eut pas le temps d'esquisser un mouvement. Markus laissa échapper un cri. Guttural. Affreux. Il tomba à la renverse. Mankowski se précipita sur le corps inanimé.
– Bliat ! hurla le général.
Il gifla Markus plusieurs fois. Les coups succédèrent aux gifles, en vain. Las, Mankowski se dirigea vers son bureau et composa fébrilement un numéro de téléphone.
– Gudjohnsen. J'écoute. – Mankowski. J'ai besoin de vous. Vite !
*
La lumière, pâle et constante, laissait ignorer sa source. Tout était parfait. Soyoc voyait son propre corps, allongé sur le sol d'une cellule de prison. Misérable. Une enveloppe de souffrance. Elle n'en voulait plus. Ici, il n'y avait plus ni froid, ni faim, ni heurt.
Oui, c'est parfait, songea Soyoc.
Markus s'approcha d'elle.
– Nous partons, dit-il simplement. – Comment ça ? – Tu as trop souffert. J'aurais aimé te sortir de là plus tôt. Mais j'ai dû te chercher à travers les labyrinthes de Lefortovo. Puis j'ai dû attendre ton sommeil pour te voir et te parler. – Où allons-nous ? – Je n'en sais rien. Grâce à ta présence, quelque chose est apparu, là-haut. Viens.
Soudain, les murs de la cellule disparurent, puis Soyoc traversa le bâtiment tout entier. La prison elle-même devint un point au cœur de la ville. La jeune femme s'éloignait encore.
Alors elle comprit.
C'était fini.
– NOOOON !
Soyoc réintégra son corps et plongea dans un océan de douleur. Aveuglée de larmes, elle chercha à tâtons les murs de sa cellule. Olaf Gudjohnsen s'approcha d'elle.
– Calmez-vous, dit-il. Vous êtes en sécurité. Dans mon labo. – Où est-il ? cria Mankowski, à ses côtés.
Soyoc tenta d'articuler.
– Il essaie de me tuer. Il... – Ne fermez pas les yeux ! Restez avec nous ! – Il... veut emporter son secret... il ne veut pas...
Elle perdit connaissance.
– Faites quelque chose ! hurla Mankowski. – Il dresse ses barrières mentales (5) contre son propre corps, dit Gudjohnsen. Il n'entend plus rien et elle non plus. – Trouvez ! – Alors nous n'avons pas le choix, général.
* **
Soyoc détourna le regard du corps mutilé et sans vie de son mari. Elle inspira longuement avant de reprendre sa version des faits :
– J'ai vu ce qu'il avait fait. J'ai ressenti sa haine de la vie. Markus mettait fin à ses jours pour priver l'humanité toute entière de son savoir. Il m'emportait avec lui. Et puis, soudain, il m'a relâché. Vous l'avez tué. Alors il me laissait vivre.
Olaf Gudjohnsen écoutait en silence. Il vit Mankowski se lever brusquement et s'adresser à la jeune femme :
– Partez.
Soyoc leva les yeux vers lui et le regarda sans comprendre.
– Partez, répéta t-il. Rentrez chez vous.
Elle hocha lentement la tête, se leva et partit sans un mot.
– Général, dit Olaf Gudjohnsen. Elle sait peut-être des choses. Pourquoi... – Parce que nous n'avons rien. – Mais vous ne pouvez pas nier ce que vous avez vu ! – Des preuves. Il faut des preuves. Markus Jankov est mort. Il était l'homme de paille d'une super taupe et mon travail consiste désormais à retrouver celle-ci. À part les affirmations fantaisistes de quelques imbéciles, l'existence d'une hyperconscience ne repose sur rien. Et rien ne permettra jamais de prouver vos fantasmes.
Le général Mankowski se leva et s'éloigna à son tour. Il avait du travail.
Beaucoup de travail.
*-*-*-*-*-*
(1) Autrement dit des billets de banque. Expression empruntée aux Âmes mortes de Gogol. (2) Le siège du FSB. (3) La noétique complète les sciences cognitives, et leur étude des mécanismes mentaux, par l'étude de la production, de l'émergence, et du développement des idées. (4) Passage du roman Les frères Karamazov de Dostoïevski. Le Grand Inquisiteur estime l'humanité incapable de mettre en application les préceptes de liberté et d'amour. (5) Expression empruntée à L'Apprenti assassin de Robin Hobb.
Cette histoire est inspirée par le remarquable documentaire Faux départ de Sonia Barkallah.
À propos du titre : les malfaiteurs et les voleurs utilisaient autrefois le mot muette pour qualifier leur (bonne ou mauvaise) conscience.
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