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Humour/Détente
matcauth : Les particules alimentaires
 Publié le 20/03/12  -  10 commentaires  -  21930 caractères  -  133 lectures    Autres textes du même auteur

Bon appétit.


Les particules alimentaires



Trouver l’inspiration : chercher des recettes ailleurs que dans les livres de cuisine.



Quand Audrey d’Ambroisie peste, empêtrée dans les tourments de la création, elle ouvre les portes des cuisines de son restaurant et se dirige vers la plonge batterie. Là, elle se saisit du plus gros des couscoussiers, le renverse à terre et y dépose ses fesses rebondies. Pour calmer ses nerfs, elle glisse un doigt dans une boucle de ses cheveux et tortille inlassablement les mèches nacrées. Son esprit démarre alors au grand galop, direction n’Importe Où.


Ce jour-là, ses pensées échouèrent dans le village de son enfance. Entrebâillant les portes de son passé, Audrey posa ses yeux sur « l’Or des Vergers », ces mirabelles gorgées de sucre qui séchaient dans le four ouvert de la cuisinière à bois. Elles sentaient bon les après-midis d’été à la campagne. Elles avaient le goût du vent chaud sur les andains de paille. Elles sentaient aussi l’herbe grasse au pied des vergers et les bulles de bitume chaud collées aux roues des biclous.


Soudain, son esprit s’égara sur un chemin vicinal. Elle y aperçut sa boulangerie, près de l’ancien bassin des lavandières. Adolescente, elle s’y rendait les samedis soir, après la fête. Le boulanger l’accueillait en riant à sa démarche vacillante mais elle le suivait quand même, dans le fournil où flottaient une douce odeur de pain et une vieille rengaine de Radio bleu Lorraine* que diffusait un transistor crachotant. Plus loin, un apprenti mitron chargeait les claies de brioches brûlantes que la jeune femme chipait juste après. D’un clin d’œil complice, elle remerciait le jeune homme car il la laissait chapeler les pains polkas dans un craquement réjouissant. Enfin, ils sortaient tous les trois et dévoraient en silence quelques croissants sous les étoiles.


Audrey s’extirpa de ses rêveries nostalgiques. Ce soir, elle servirait…


– Écheveaux de mirabelles en pruneaux sur lit de paille briochée. Chip ?


Chip, un apprenti grillardin à peine plus grand que sa toque, se faufila entre les longues tables en inox et parvint jusqu’à elle.


– Chef ?

– Dégote-moi trois kilos de mirabelles de Lorraine. En vitesse !

– Au mois de février, chef ?

– Albert Lebrun** débarque dans deux heures, alors dépêche !


Chip s’élança, puis se ravisa :


– Albert Lebrun est mort il y a soixante-deux ans, chef !


Bon, alors c’était peut-être son fils. Et après ? Son sixième sens à lui frétillerait de délice.


Adolescente, Audrey opta pour les fourneaux plutôt que le fournil. Elle surfa sur la vague de la « nouvelle cuisine », celle des saveurs légères et naturelles. Celle des nouvelles idées, également : des créations à faire danser les parfums, à éveiller les cinq sens et glisser un mot à l’oreille du sixième qui se cache en nous.

Considérés à tort comme des apprentis sorciers, ces nouveaux cuisiniers cherchaient à comprendre la raison des arômes et les secrets de la casserole. Et parfois on s’affolait en haut lieu. Sous couvert de respect du patrimoine national, on s’arrangeait pour glisser un bâton dans les roues des chefs aux méthodes étranges. On le fait encore.

Pour le chef d’Ambroisie, ce fut d’abord une réussite : malgré son mode d’inspiration fort peu conventionnel, une étoile de plus brille dans le ciel au-dessus de sa tête, une récompense solidement accrochée près de la grosse porte en chêne de son restaurant, les Terrasses d’Ortygie.


Et il y eut foule ce soir-là. Et Albert Lebrun Junior fut enchanté. C’était une froide soirée d’hiver mais le personnel n’avait pas vraiment le temps de s’en soucier : à vingt heures, c’est le « coup de feu ». Dans les cuisines s’agita un essaim de tabliers blancs, commis, sauciers ou entremétiers, au rythme d’un aboyeur brandissant ses bons de salle comme un chef d’orchestre sa baguette.


Soufflé de grenadelle au toffee à la cardamome…

Air de chocolat au sorbet croustillant de framboise…


– On envoie ?

– Minute ! On est dans le jus !


Chip ne perdait jamais une occasion de se tourner les pouces. Il se précipita vers le chef d’Ambroisie, une lettre à la main.


– Chef ! Chef ! Courrier pour vous !

– C’est bien le moment !

– Oui, mais là, je crois bien que c’est important : c’est la lettre du Petit livre rouge.

– On dit le Guide rouge, triple buse ! Le guide Michelin, si tu préfères. Le Livre rouge, c’est de Mao.

– Ah ? il fabriquait des pneus, Mao ?


Audrey survola la missive et comprit rapidement : en un instant son œuvre venait de se transformer en poussière d’étoile.


** DÉCLASSÉ **


L’hallali n’avait pas encore sonné pour les Valkyries d’Escoffier. La cuisine traditionnelle se permettait une nouvelle mesquinerie envers les jongleurs de molécules. Audrey lut leur sentence sur un bout de papier sans saveur qu’elle reposa doucement sur sa table de travail. Peu de restaurants se remettaient d’une telle décision, elle le savait bien.

Elle ravala ses larmes et se remit à l’ouvrage. Juste pour le plaisir de voir, aussi longtemps qu’elle le pourrait encore, ses convives réunis pour une exposition d’art culinaire quotidienne où les sens sont invités à faire de cette agape une expérience unique.

Les semaines suivantes furent difficiles. Les « comptes », « bilans » ou « soldes intermédiaires de gestion » sont des gros mots pour les cuistots. Les banquiers, eux, sont plus prévisibles qu’un chien sans laisse et ils hurlèrent, hurlèrent ! presque à la mort tant Audrey se couvrait de dettes. Et puis un jour ils en eurent assez et lui prièrent de fermer boutique. La clé en chêne sculpté de l’établissement était grosse, Audrey ne parvint même pas à la glisser sous la porte. Elle la jeta dans un champ avec l’espoir qu’un jour quelqu’un la prenne. Et puis s’en fut.



*



C’est un décor triste et monotone, un immense désert de bitume strié de lignes blanches, bordé d’un côté par les lampadaires de la grande avenue projetant à contrecœur leur lumière maussade, de l’autre par une nuit de février noire comme la suie.

Ce désert compte depuis peu une nouvelle habitante, en plus du chat de gouttière et de la petite souris dont la plus grande infortune est de se trouver systématiquement à portée de griffes. Ruinée, Audrey a troqué son ciel étoilé pour un camion snack multifonctions traversant les heures. Un petit projecteur signale sa présence dès la tombée du jour, longtemps après que le dernier employé du centre commercial voisin a regagné son foyer.

Audrey dispense alors ses « parisiens » et ses conseils amicaux aux hommes d’affaires costumés et aux noctambules délaissés. Son divan à elle est une table en plastique et un menu malin à sept euros. Son soufflé mûres et framboises réchauffe les conversations et tend les estomacs.

Ce soir-là, si tard déjà, Audrey savait qu’elle ne ferait plus affaire. Mais son volet restait discrètement ouvert, le temps de frotter l’inox de sa table de travail. Elle jeta un œil dehors et soupira, pestant contre son triste sort.


Et puis, lentement… elle se prit à rêver qu’une rafale humide soufflait sur son visage et la contraignait à une plus longue inspiration. Ses sens la trompèrent, ses yeux s’égarant dans l’immensité d’un océan imaginaire, sombre et glacé. Un sable glaiseux coulait entre ses doigts, des relents de poissons et de coquillages s’insinuaient dans ses narines. Elle entendait le cliquetis tourmenté des bateaux morts et à la carcasse ferreuse, la longue expiration des vagues coiffées d’écume.


Ainsi la flamme créative brûlait encore en elle ? Soit. Demain, Audrey proposerait une nouvelle spécialité : le « spécial nordique », avec des fruits de mer.


Il aime se promener en ces heures tardives, ou plutôt matinales, quand il sait qu’il sera seul. Parfois, c’est vrai, il est seul avec les moins onze du thermomètre. Mais sa paix à lui est à ce prix. Yvan s’approcha sans un bruit.


– ’soir ! C’est encore ouvert ?


Surprise, Audrey lui répondit par un juron tandis qu’elle laissait s’échapper une pile de casseroles – elles s’écrasèrent au sol dans un concert de cuivre. Audrey ne l’avait pas vu arriver. Comment aurait-elle pu ? Elle se pencha vers la devanture de son camion. Un homme assis dans un fauteuil roulant la regardait comme il aurait regardé passer un train. Il avait des cheveux d’après-tempête et le teint blafard de Madame Bovary.


– Euh… oui, dit-elle. Oui. Voici ma carte.


Audrey descendit pour lui tendre une feuille grande comme un plan de New York. Pour battre son concurrent Vit’Pizza, elle avait dû employer les grands moyens et proposait par conséquent une variété de mets tout à fait invraisemblable.


« C’est la meilleure carte de toute la ville ! » s’enthousiasmait un inconnu, il n’y a pas si longtemps. La gloire emprunte parfois des chemins détournés. Affectueusement, les employés du supermarché surnomment leur hôte Madame Frite. Tous les midis, ils viennent raconter leurs joies et leurs peines, pester contre les patrons, le chômage, les impôts ou la fièvre aphteuse. Audrey écoute d’une oreille et attend patiemment : on râle toujours moins fort le ventre plein. Il y a un an, Madame Frite possédait l’un des meilleurs restaurants du pays. Ils ne le savent pas. Ce qu’ils savent d’elle leur suffit. Le reste, ils s’en fichent.


Audrey attendit fièrement que son hôte s’ébahisse devant le menu, tendre mimique d’un passé tenace. Yvan lui rendit son plan de New York, l’air apathique.


– Un sandwich « salade fromage » m’ira très bien, dit-il en désignant du doigt l’éventaire.


Audrey soupira. Peu importe que le client soit roi : parfois, il exagère. Elle grommela :


– Et un « salade fromage » pour môôôsieur !


Yvan tendit quelques pièces et procéda à un demi-tour.


– Attendez ! Vous n’avez pas besoin d’aide pour rentrer chez vous ?

– Je me suis très bien débrouillé pour venir jusqu’ici, merci.


Audrey sentit gonfler la grosse veine bleue au milieu de son front… comme à chaque fois qu’on lui chauffe la marmite.


– Vous n’avez pas besoin d’être de mauvaise humeur, vous savez. Je n’y suis pour rien, moi !

– Vous n’y êtes pour rien si… quoi ?


Elle haussa les épaules. Des mal dégrossis, elle en avait remis en place, certains autrement plus petits et moins forts qu’elle.


– Euh… si vous vous déplacez en fauteuil roulant ! C’est pas ma faute. Et puis, quelle idée de se promener comme ça dans la nuit noire !

– C’est ma balade du soir. La dérive m’a porté jusqu’ici.

– Vous dérivez sur les parkings, vous ?

– Avant d’être monté sur roues, je me promenais dans des espaces plus verts, figurez-vous !


L’espace d’un instant, il sembla oublier les ombres du parking pour plonger dans les eaux du passé. Il ajouta :


– J’aime bien cette période de l’année, quand les jeunes pousses sortent de la neige. Je crois que je les cherche, d’une manière ou d’une autre. Vous devez me trouver pathétique, n’est-ce pas ?

– Oui… enfin non ! Pardon !


Yvan esquissa un sourire. Elle reprit :


– Pourquoi ne pas retourner là où c’est vert ?

– Mon fauteuil doit être bien caché derrière moi pour que vous ne le voyiez pas !

– Ce n’est pas ce que je voulais dire.

– Je ne suis pas retourné à la campagne depuis ce fichu accident de voiture… Cela fait bien… Tiens : les vacances chez ma tante !


Son visage s’illumina.


– Elle avait le chic pour nous emmener en forêt. On allumait un feu et on mangeait des patates, bof, du charbon plutôt ! emballé dans du papier « alu ». On retirait ça des braises avec un morceau de charme taillé au canif. Après, elle faisait chauffer un œuf au plat dans une poêle tellement noire qu’on pouvait écrire dedans. J’en ai jamais mangé des aussi bons, depuis.

– Je peux vous faire un œuf au bacon, si vous voulez !

– J’ai plus le droit d’en manger ! C’est bien ça le plus triste ! Plus de viande, plus rien. Que des médocs ! De toute façon, je crois que je n’aimerais plus ça, aujourd’hui.


Audrey frotta une poussière inexistante sur sa veste. Un curieux silence s’installa.


– Je sais pas pourquoi je vous raconte ça, conclut Yvan.

– Les saveurs d’autrefois, hein ? Je comprends !

– Il est bon vot’ sandwich. C’est une bonne adresse. À demain ?


Audrey regarda son dernier client de la soirée s’en aller sans un bruit. Et sans s’encombrer de politesses.



Trouver l’inspiration : faire rimer les ingrédients.


Elle sentit le mot inspiration vibrer dans son esprit puis s’écouler dans ses veines. Un murmure qui devint clameur. Son corps hurla avec la force du désir. Le désir de faire vibrer sa corde à lui, à cet inconnu sans intérêt, sans amitié, sans rien.


Le désir de revivre.


Alors, délaissant le chant des heures,

Elle se fit alchimiste des saveurs,

Et entreprit un inventaire,

Des particules alimentaires.

Râpant la coque dure du temps,

Elle anima les souvenirs d’avant…


Sur sa carte au petit jour vinrent s’ajouter,

Pour lui de nouveaux bonheurs à déguster.


Audrey n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Déjà, ses premiers clients n’allaient plus tarder. Elle abandonna son œuvre, avala un café et commença sa mise en place quotidienne. D’abord, éplucher, effeuiller, émincer, façon « julienne », façon « paysanne ». Pain tranché, salade ciselée, chiffonnée, tchic, tchac ! Œufs écalés, œufs blanchis, montés, serrés, quoi d’autre ? Vite, enchaîner, peler, canneler, assaisonner. Rouler, enrober, chemiser, et une cravate le temps qu’on y est ! Enfourner, un café, débarrasser, deux cafés, frotter, filmer, vite, bon sang on ouvre ! « Deux “Orient-Express”, avec une boisson ? Une “royale” ou pas ? Au diable vos prêchi-prêcha ! J’ai pas la journée moi, monsieur ! Une-méli-mélo-bien-madame-et-avec-ça-c’est-tout ? »

Ses mains voyagèrent dans l’air plus vite que le soleil sous le plafond bleu. Elle ne le vit pas sombrer au petit soir, elle n’en eut pas le temps. Yvan apparut soudain, dans la fraîcheur de février : elle était prête, c’était moins une.


– J’avais peur que votre camion ne soit fermé.

– Nous ne sommes jamais fermés pour vous, monsieur.

– Vous me donnez du monsieur maintenant ? Non, non, moi c’est Yvan, et j’suis pas d’humeur !

– Bien, monsieur.


Elle s’approcha de son regard bougon, se glissa derrière le fauteuil et se saisit des deux poignées.


– Arrêtez ! Je peux me déplacer tout seul !

– Non. Nous allons au salon des invités d’honneur.

– Ah ! et où se trouve t-il ? Parking 2, place H 71 ?


Devant la portière de son camion, elle se saisit d’Yvan et tenta de le hisser dans l’habitacle. Elle présumait de ses forces alors elle mima une perte d’équilibre pour qu’il termine seul l’ascension, à l’aide de ses bras. Yvan gesticula, protesta et ordonna. Mais ses injonctions glissèrent sur le ventre rebondi de la cuisinière comme elle s’installait derrière son volant. Elle sortit de la ville et s’enfonça dans la nuit.


Sur une route de campagne désencombrée, la conversation d’Yvan se résuma à une revue exhaustive des pépites de la vulgarité française. Audrey y répondait parfois d’un laconique :


– Vous ne seriez pas banquier, par hasard ?


Il s’attela ensuite à citer les principaux chefs d’inculpation dont la cuisinière était passible. Audrey se fichait bien d’être condamnée aux travaux forcés ou à la déportation en Sibérie pour enlèvement et séquestration en camion snack : elle ne craignait pas le froid. Surtout, elle n’avait plus passé de si bons moments depuis la fermeture des Terrasses d’Ortygie.


Le camion ralentit. Audrey bifurqua sur une allée bordée d’arceaux de bois supportant des branches de lierre. Une invitation à poursuivre.


– Où sommes-nous ?

– Assez de vos questions !

– Vous me séquestrez et en plus vous m’enguirlandez ? Ça va vous coûter très, très cher !


Yvan entendit la mer avant de la deviner sous la lumière de la lune. Alors il se tut. Le camion s’arrêta enfin, tout près d’une plage de sable clair. Audrey descendit sans un mot, elle disparut quelques minutes avant de réapparaître enfin, au moment où son malheureux otage tentait de s’extraire seul de l’habitacle. Il reprit sa place dans le fauteuil et Audrey se glissa à nouveau derrière lui. Elle guida son invité près d’une table en fer usée. Et attendit.

Un halo diaphane s’échappa d’une bougie et se faufila entre les décors minéraux garnissant la table, de longues écorces chocolatées entretenues d’illusion boisée par quelques fragments de mousse à la menthe, des petits tas de galets biscuités et des châtaignes pralinées. La bille de lumière contourna une longue, et vraie ! branche de forsythia ourlant la table et disparut enfin dans le scintillement d’une infusion de pomme de pin givrée. Éparpillée, elle donnait une note frileuse à l’ensemble : non, l’hiver n’était pas fini.


Audrey s’approcha et glissa devant lui sa mise en bouche.


– Votre plat, monsieur Yvan. Il s’appelle Dégel. Bon appétit.


Yvan s’approcha, silencieux. Ses mains effleurèrent de jeunes pousses, le vert du basilic, le bleu de la bourrache et le blanc de l’ail des ours qui se frayaient un passage de la neige vers la lumière. Au centre, la première fleur de saison arborait fièrement ses pétales en caramel d’orange.

Yvan posa un regard ému sur ce paysage à croquer. Il tendit une main timide sur un tas de poudreuse traînant négligemment. Cédant à la pression de ses doigts, les éclats de meringue salée craquèrent, brisés. La neige était tiède !


– Qu’est-ce qu’on peut manger ?

– Presque tout. C’est-à-dire, laissez-vous guider !


Alors, en tous sens son esprit s’éveilla. Ses mains effleurèrent et soupesèrent, ses yeux choisirent, laissant de côté, hésitant. Sucré, salé ? Se ravisant. Son nez se fit sommelier, ses oreilles vibrèrent aux murmures feutrés des textures aérées, ses épaules même s’affaissèrent, relâchèrent la tension sournoise d’un mal de vivre devenu routine.

À un moment, une douce chaleur irradia jusqu’à son visage. Audrey glissa devant lui une assiette à l’allure d’une vieille poêle gondolée. Yvan ouvrit les yeux sur Braises.


– Je suppose que ce n’est pas du… ni des…

– Ce n’est pas ce que vous croyez, non.


Il avait bien des braises devant lui, il s’agissait de quelques truffes de Chine posées avec douceur sur des petits morceaux de rouget nappés d’huile de charbon de bois.

Yvan entendait les vagues haletantes le héler tandis qu’il se débattait avec gourmandise. La surprise du vrai et du faux, le mystère d’un œuf marbré embusqué quelque part, le rire d’un repas aux saveurs de son enfance. Les particules du souvenir flottaient dans l’air. Le feu crépitait, sa tante était là derrière lui, la vieille poêle noire dans ses mains.


Audrey avait trouvé son sixième sens à lui.


– Je vais grossir, avec tout ça !

– Certainement pas ! Mes plats ne font pas grossir. Ils entretiennent.


Yvan brûlait du besoin de remercier son Adéphagia. Mais il avait une réputation de râleur à garder.

La nuit commençait à donner des signes de fatigue lorsque Audrey apporta son Œuf au plat.


– Je ne peux pas…

– Cet œuf-là ? Si.


Une sphère de mangue posée sur une feuille de pana cotta tomba sous ses yeux. Un dessert saupoudré d’un peu de chocolat, comme une épice mensongère.


– Ça va me coûter combien vos bêtises, hein ?

– L’argent est un problème pour vous ? Pas pour moi : je n’en ai pas.


Yvan se délecta des arômes pendant ces trop rares instants. Son corps cessa de le martyriser, il n’avait plus envie de traîner sa tortionnaire en justice. Enfin il leva les yeux. Le soleil ne tarderait plus. Yvan se gratta la tête, songeur.


– La madeleine de Proust, c’était ça votre idée pour moi ?


Audrey hésita.


– Sa madeleine devait être délicieuse, je l’admets. Mais la nourriture de l’esprit n’a jamais contenté les fringales.

– Et venir jusqu’ici, c’était vraiment utile ?

– Oui. Un « gastro » au bord de la mer c’est quand même mieux qu’une « frite mayo » sur un parking, non ?


Il hocha la tête lentement. Il vit alors dans les yeux d’Audrey tout le plaisir qu’elle avait eu à préparer ce repas.


– Asseyez-vous à ma table. Je n’ai peut-être pas couru le monde mais il me semble qu’il n’y a pas meilleur endroit pour réunir les gens sur cette terre.


Heureuse de cette invitation, elle tira à elle une chaise métallique en mauvais état et s’y installa. Elle était épuisée. Alors leurs regards se croisèrent puis se tournèrent vers l’océan, regardant un paysage qui n’exista plus que dans leurs yeux.


*


L’Est libéré, édition du 26 février.


Un nouveau chef étoilé.


Le restaurant L’Or des Vergers : pour la première fois, un chef en fauteuil roulant décroche une étoile dans le plus célèbre des guides.


Trois ans seulement après son ouverture discrète, le chef Yvan Dom Luis a obtenu l’étoile tant convoitée.

Cet autodidacte vous invite à goûter d’étonnants plats aux parfums de terroir et aux couleurs des saisons.

Amateurs de mets simples mais raffinés, vous serez conquis !

L’établissement se situe dans un cadre unique, un ancien corps de ferme rénové qui saura vous ravir.


Au fait, ne manquez pas les œufs au plat, ils sont sensationnels !


***


L’Or des Vergers, fermé en novembre. Deux services : 12 h et 19 h.

Repas (prévenir) carte deux menus et un menu gastronomique.

Cartes de crédit acceptées.


Audrey glissa son quotidien dans la boîte à gant de son camion snack. Un sourire malicieux traversa son visage l’espace d’un instant. Ainsi, il avait trouvé sa clé des champs.

Elle se reprit. Pas le temps de s’amuser : treize heures, c’est la sortie des employés du supermarché.


– Et pour vous monsieur ? Un menu malin ? C’est parti ! Et pas besoin de tirer cette tête ! Bien, dites-moi ce qui ne va pas !




* Lorraine : région du nord-est français.

** Albert Lebrun fut président de la République française. Un Lorrain !



 
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   Anonyme   
26/2/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Une jolie rencontre, narrée dans une langue gourmande, savoureuse ; j'ai beaucoup aimé cet aspect du texte.
Pour autant, je n'ai pas été emportée. C'est bête à dire, mais quand j'ai lu la réplique de Chip sur la mort d'Albert Lebrun, j'ai tiqué. Cette remarque me paraissait totalement invraisemblable (cf. mes citations plus bas). Du coup, mon esprit critique était en éveil et la suspension d'incrédulité ne pouvait plus trop jouer pour moi, ce qui m'a empêchée de me laisser porter par l'histoire.
Autre point d'achoppement à mes yeux : la fin. Après cette nuit, ce moment de grâce entre deux solitaires blessés, comment se fait-il qu'Yvan n'associe pas Audrey à sa nouvelle activité, pourquoi l'aventure ne se continue-t-elle pas ? Ce n'est pas une question de "happy end" mais, tout simplement, ce côté "tourne court" ne me paraît pas vraisemblable d'après ce que je sais des personnages. Personnages vivement campés, du reste, mais à traits un peu trop gros à mon goût : je trouve aux dialogues un côté archétypique (l'infirme râleur, la bonne grosse ; ben tiens) qui ne colle pas, pour moi, avec le raffinement gustatif évoqué.

Bref, je pense que ce texte a une bonne base, mais qu'il gagnerait à être repris pour affinage et consolidation. Le cru est un peu vert à mon goût, il a du tonneau à prendre !

"Chip s’élança, puis se ravisa :

– Albert Lebrun est mort il y a soixante-deux ans, chef !" : vachement ferré en histoire de France, l'apprenti ! Pour ma part, je serais bien en peine de dater la mort d'Albert Lebrun... Du reste, dans une conversation au débotté, même pas je saurais de qui on parle.
"Le Livre rouge, c’est de Mao.

– Ah ? il fabriquait des pneus, Mao ?" : Ah, tiens, Chip ici s'avère un parfait ignorant ; je crains que l'auteur ne doive se décider ; pour moi, cette incohérence du personnage est bien gênante.
"Pour battre son concurrent Vit'Pizza, elle avait dû employer les grands moyens et proposait par conséquent une variété de mets tout à fait invraisemblable." : Hmm. Dans un camion de restauration, où case-t-elle tout ça ? Gros problème de logistique, pour moi.

   Pascal31   
10/3/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
J'ai adoré cette nouvelle !
Un texte qui réveille les papilles et fait appel à toutes nos sensations. Le tout raconté avec un style aux petits oignons... Que demander de plus ?
J'ai simplement relevé une erreur, dans cette phrase, dans laquelle Audrey se transforme en Julie ("Julie descendit pour lui tendre une feuille grande comme un plan de New-York") et, en chipotant un peu, je dirais que le dialogue qui s'engage lors de la première rencontre entre Yvan et Audrey m'a paru un peu artificiel. Je me serais également passé des astérisques qui sortent un peu du récit et dont les explications finales sont à la fois légèrement agaçantes et pas très utiles.
Mais, très sincèrement, ce n'est rien en comparaison du plaisir que j'ai eu à lire ce texte savoureux. L'histoire est sympathique, les personnages rapidement attachants et, en cerise sur le gâteau, l'auteur nous offre un festival culinaire.
Bravo pour cette nouvelle exquise !

   alvinabec   
20/3/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,
Stylistiquement maîtrisé, votre texte offre un vrai régal sensoriel.
Vos deux personnages "cassés" de la vie me semblent bien campés, on aimerait qu'ils fassent affaire ensemble, cela pourrait être plausible et plus attachant que la chute que vous avez retenue.
Il y aurait sans doute qq'élagage à faire de ci de là.
Une babiole à la première phrase: peste, empêtrée, portes, plonge. Ah! allitération coquine...quand tu nous tiens.
A vous lire...

   aldenor   
23/3/2012
 a aimé ce texte 
Bien
L’histoire est attachante et bien construite.
Le 1er paragraphe démarre superbement : la description surprend, l’héroïne intrigue.
La remontée de souvenirs qui suit est par contre assez lourde : je crois qu’il valait mieux opter ici pour le temps présent.
Deux moments drôles, finement amenés, témoignent de l’humour de l’auteur : Lebrun mort depuis 60 ans et les pneus de Mao ; gag qui me fait penser au prospectus touristique dans lequel le roi Phénicien de Tyr Ithobaal est « Roi du pneu » sur base d’une e-traduction de l’anglais King of Tyre.
Dans l’ensemble, de la recherche et de la poésie dans l’écriture certes, mais je trouve qu’il manque parfois un souci de clarté et de rigueur. Comment dire ? C’est léger, mais ce n’est pas fluide ! Ma lecture n’a jamais été facile, émaillée de flous ; il me semble que le texte gagnerait à être écrit plus prosaïquement, avec des scènes et des personnages plus solidement campés.
Vous tenez une bonne histoire. L’humour est là, mais au compte-gouttes, ajoutez-en une bonne poignée. Et laissez mijoter encore un peu, que tout prenne la consistance de ce 1er paragraphe !

   Anonyme   
31/3/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Ne m'en veuillez pas mais votre histoire m'a fortement fait penser à l'excellent dessin animé "Ratatouille". On y retrouve un peu le même esprit.
Sinon le style est très agréable à parcourir, colle impeccablement à cette balade sensorielle. Les dialogues, peut-être, ne sont pas toujours à la hauteur :
"Je me suis très bien débrouillé pour venir jusqu’ici, merci. (...)
– Vous n’avez pas besoin d’être de mauvaise humeur, vous savez. Je n’y suis pour rien, moi !"
On se demande bien pourquoi Audrey se met en colère sur une remarque aussi anodine.

Le début de l'histoire m'a beaucoup plu, à partir de la rencontre avec Yvan un peu moins. Ca devient une bluette plutôt invraisemblable. J'aurais préféré qu'Audrey retrouve ses étoiles grâce à son camion-snack par exemple. On peut imaginer qu'un éminent critique de passage, goûtant à ses sandwichs originaux tombe sous le charme.

Un bon texte donc mais à mon avis une fin à revoir.

   Anonyme   
9/4/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour, ami lorrain,

J'ai bien aimé la carte, digne de l'Arnsbourg... Et puis si on me prend par la mirabelle, je suis le mouvement. Vous avez su décrire remarquablement les plats réels ou fictifs, qui prennent forme à nos yeux et éveillent les papilles. Pour ce morceau de bravoure, félicitations. C'est fin, joli, subtil.
Mes réserves sont celles déjà relevées par d'autres commentateurs : on se demande si Chip est un érudit hyper-spécialisé... De même, je suis perplexe face à la monumentale carte du camion d'Audrey : il y aura forcément du surgelé ou du "longue conservation", incompatibles avec la qualité revendiquée.
J'ai une question assez précise sur le régime auquel est soumis ce pauvre Yvan : pourquoi, pas de viande ? Il est sous dialyse, en prime ?
La chute mériterait d'être étoffée. Passent les ellipses (quel a pu être le parcours d'Yvan, pourquoi Audrey reste-t-elle dans son camion...) : le lecteur les reconstitue à sa guise. Mais effectivement, on se demande pourquoi l'aventure ne s'est pas poursuivie à deux, puisque vous avez ébauché une relation particulière entre les deux personnages.

Disons que la fin me laisse sur ma faim...

Et oui, ça m'a aussi fait penser à Ratatouille, mais maintenant, dès que j'ouvre un livre de cuisine, je pense à Ratatouille. D'ailleurs, à sa sortie, en revenant du ciné, mes enfants m'ont concocté une entrée "mirabelle volée dans le pré du voisin, au vinaigre balsamique" de leur cru. Hommage leur soit rendu, ainsi qu'à la mirabelle.

   AntoineJ   
3/5/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Sympa
belles idées et beaux décors !
des sensations plein la bouche ...
je trouve que les dialoques manquent un peu de chaleur ...
l'ambroisie, c'est exprès ?

Je vais en lire d'autres ...

   SetsunaSoul13   
12/6/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Une histoire gourmande et bien ficellée.
Des souvenirs qui donnent l'eau à la bouche, une créativité de la part de l'héroïne qui s'exprime tout en poésie. C'est un récit touchant et touché (belle touche d'écriture pour l'auteur)
La fin, bien que j'aurais préféré qu'Audrey récupère un commerce, sinon un époux, ma foi se tient plutôt bien!
Au plaisir de te lire de nouveau!

   Bidis   
26/1/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Le titre m’attire et l’exergue m’enchante. Le début de cette histoire m’intrigue immédiatement.

- « posa ses yeux sur "l’Or des Vergers" » : j’aurais nettement trouvé mieux de dire « posa son regard ». Par contre, que l’on appelle les mirabelles « l’or des vergers », je trouve cela intéressant et très joli..
- « juste après » : un peu familier dans un texte si bien poétique et imagé. J’aurais préféré « l’instant d’après »..
- « chapeler les pains polkas dans un craquement réjouissant. » : j’aime beaucoup. On a l’image, le mouvement et le son.
- « Écheveaux de mirabelles en pruneaux sur lit de paille briochée. » : très joli énoncé de plat, mais que recouvre-t-il ?
- Wikipédia m’apprend qu’Ortygie est une petite île sur laquelle se trouve le centre historique de Syracuse. J’aime toujours apprendre quelque chose par le biais de mes lectures.
- « Dans les cuisines […] comme un chef d’orchestre sa baguette. » : on est vraiment dans l’atmosphère et dans l’action, c’est très gai. Plus loin, les noms des desserts sont une pure incitation à la gourmandise. Un passage qui régale.
- « Audrey dispense alors ses « parisiens » et ses conseils amicaux aux hommes d’affaires… » : pour « parisien » Google ne veut rien savoir d’autre que l’habitant de la Ville lumière. Et moi j’aimerais bien savoir de quoi il s’agit en fait de la bonne chose à manger dont le texte semble parler.

L’histoire se déroule, écrite de façon plaisante, et je suis curieuse de voir où l’auteur va me mener.
- « le teint blafard de Madame Bovary. » : je ne sais pas quel teint Flaubert a donné à son héroïne mais, même s’il est effectivement blafard, je ne l’attribuerais pas à un homme, cette comparaison de la carnation d’un homme avec celle d’une coquette me semblant peu heureuse.
- Le « pour môôôsieur » ne me semble pas très commercial (et donc pas vraisemblable) pour quelqu’un qui a déjà fait faillite une fois.

Je lis avec plaisir le poème qui chante et le texte qui s’envole. Puis, à mon estime, l’histoire frôle l’invraisemblable et il serait judicieux, si les mets évoqués existent réellement, de donner les références qui permettraient d'en trouver précisions ou recettes.

La fin m'attriste parce qu'injuste pour l'héroïne mais... c'est comme ça que ça finit souvent dans la vie !

   hersen   
23/11/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
je suis, moi aussi, tombée dans le chaudron.

Je dois être honnête : j'ai lu votre texte avec beaucoup de plaisir et voulait ignorer, au fil de ma lecture, les points qui me semblaient plus faibles.

J'ai été, sur le coup, déçue par la fin. Mais à y regarder de plus près, c'est une fin très cynique et le cynisme est toujours bon en littérature car il pose des vraies questions.

Audrey devient donc celle qui écoute et qui répare.
La dernière phrase, "dites-moi ce qui ne va pas" est de ce point de vue très évocatrice.

Je trouve que, même s'il n'est pas fait mention de temps qui passe, Yvan devient bien vite un chef étoilé; Un resto, ce n'est pas une mince affaire, comment se fait-il que les compétences d'Audrey ne soient pas mises à contribution. Je voudrais surtout savoir pourquoi ils n'ont pas mené le projet ensemble; Ce n'est pas que je n'accepte pas cette version qui fait qu'Audrey retourne à son mayo-frites, mais on ne me l"explique pas

Des jolis moments de poésie, notamment au début, et ça, dans un texte, j'adore;
Le ton se suffit à lui-même, en même temps léger, drôle parfois, (le derrière dans le chaudron pour trouver l'inspiration, là, je ne sais pas...mais ça m'a fait rire, donc, sans doute que oui. Mais j'ai trouvé culotté).

L'univers de la nouvelle cuisine est bien rendu et peut en réconcilier certains, plus adeptes du classique, tant l'auteur parle bien des saveurs.

Donc une nouvelle agréable, très bel environnement, un peu faible peut-être dans la relation Yvan-Audrey, mais sans doute seulement parce qu'elle manque d'explications sur ce point.

A vous relire...


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