À quatre pattes sous la table de sa cuisine, Bresci n'en finissait plus de régler le thermostat de son brûleur à gaz. À ses côtés, Tanya, une jeune Lettonne, soupirait à s'en éclater le corsage.
– Tu peux pas revenir en surface ? demanda-t-elle. J'en ai marre de parler à ton arrière-garde ! – Il faut bien que je règle le bidule ! Si tu veux que ta bière soit mousseuse, il faut que les enzymes travaillent à l'exact degré. Sinon t'as de la flotte. – Qu'elles bossent si ça leur chante ! Tant que mon verre est plein et qu'il y a de l'alcool dedans, le reste je m'en fous. – Je rêve ! – De toute façon, c'est bien moins cher au supermarché. Et là-bas, y a pas de thermostat. On met dans le caddie et hop ! C'est fini !
Cette fois, elle avait été trop loin.
– DEHORS !
Tanya sortit de la maison en maugréant. Bresci maugréa à son tour avant d'oublier pourquoi. Fabriquer de la bière prenait du temps : après le brassage, il lui faudrait encore filtrer le moût puis le faire bouillir sous quelques cônes de houblon. Ensuite, ce serait au tour des levures de prendre la relève. Bresci ne pouvait plus compter sur les petits lutins qui l'aidaient autrefois.
C'était il y a un an déjà, en Francophonie, bien loin de la mer Baltique :
– Monsieur, pourquoi vous nous apprenez à faire de la bière ?
Le professeur Bresci réfléchit un instant, jetant des coups d'œil inquiets sur sa bonbonne de gaz. Dans les classes surpeuplées du collège, les petits lutins étaient en réalité d'affreux jojos.
– Bof. Peut-être pour que vous puissiez expliquer à vos parents pourquoi vous étiez ivres samedi soir. – À cause des levures ! Hein monsieur ? Mon père, y dit ça quand il rentre tout bourré.
L'inconsciente sollicitude d'un élève sauva Bresci de cette discussion mal engagée :
– À-c-qui-paraît vous êtes informaticien, en vrai ! – C'est la réalité, jeune homme. Mais ici ils n'ont pas assez de sous pour me laisser pianoter toute la journée sur un clavier. – Ooooooooooh !
Bresci profita de ce moment où le trac s'était fait petit pour annoncer la grande nouvelle :
– On va faire une petite pause car j'ai quelque chose d'important à vous dire.
Même les bonnets d'âne levèrent un sourcil.
– C'est aujourd'hui que je prends ma retraite de professeur ! – Vous allez plus rien faire, comme les vieux ? fit une voix au fond de la classe. – Moi, m'sieur, mon père il est jeune mais il fait rien quand même.
Il était temps que ça se termine.
– Un peu de silence ! En réalité, je pars. En Lettonie. Je vais vivre dans une vieille maison, sans argent. Je ferai tout moi-même. – Ooooooooooooooooooh ! – Monsieur, la Lettonie c'est où on trouve du laiton ?
Oui, vraiment, il était temps que ça se termine.
Bresci traversa le long couloir qui conduit à la cour de récréation. Un doux frisson parcourut son corps. C'était une sensation, un sentiment unique, comme un alcool éthéré qui flottait dans l'air et l'enivrait. Son esprit, euphorique, s'ouvrit à son propre univers, un monde sans barrières où il était libre de virevolter, porté par son âme d'aventurier. Bresci se laissa griser par la vitesse du voyage, là, près du portail d'entrée du collège. Il était libre.
Le soir même, le désormais ex-professeur tourna une toute dernière fois la clé de son appartement. Ses affaires étaient entassées dans sa voiture, une Opel Kadett grenat toutes options : volant, frein à main et remonte-vitres manuel. Il fit un saut à la boulangerie du coin pour prendre de quoi égayer les pauses nécessaires à son long voyage. Traverser toute l'Europe pour vivre une retraite anticipée n'avait rien d'une partie de plaisir.
– Pourquoi vous ne prenez pas l'autoroute ? lui demanda un jour, entre deux nids-de-poule, l'auto-stoppeur allemand qu'il avait embarqué avec lui sur le bitume d'Europe de l'est. – On est dessus.
Mais la patience aplanit les montagnes et après un long voyage, tout juste adouci par les tangos de Polska Stocja FM, apparut le plat pays letton. C'est comme si un rideau vert venait de tomber sur la scène routière. La nature était partout.
Finalement, à part la distance, rien ne nous sépare de la Lettonie, minuscule point (vert) du nord de l'Europe. Un pays qu'on voudrait voir abriter les héros d'un conte de Tolkien. Mais un vent de liberté a soufflé sur ses terres. Partout les habitants construisent, inventent, poussent les meubles encombrants du colonialisme et font de la place pour la liberté.
Bresci avait choisi Kulciems, un joli petit village de trois cent vingt âmes, dans les terres. Un cadre idéal pour sa nouvelle vie. Ici, l'existence n'était pas celle d'antan mais elle en avait gardé les meilleurs morceaux. Kulciems mettrait en charpie les préjugés de ses amis, ceux d'autrefois :
– Mais qu'est-ce que tu vas faire là-bas ? Y a rien !
Des discussions à bâtons rompus où Bresci se défendait, un peu, pour la forme :
– Il y a des forêts et des marais. Les plages sont immenses et désertes. C'est parfait pour oublier le fric et les sociétés matérialistes.
Ensuite, il laissait dire.
– Et les putes coûtent dix balles. – C'est pas là-bas qu'ils ont tourné Le temps des Gitans ? – Avec sa Kadett, il passera inaperçu.
Qu'ils étaient loin, désormais, ces imbéciles.
Bresci traversa le patelin avec des yeux d'enfant. C'était le printemps, l'endroit aurait pu servir de modèle d'exposition à la maison du tourisme. C'était un décor de carte postale, un imaginaire de sophrologue. Les maisons en bois se seraient fondues avec aisance dans le décor tout en camaïeu vert, n'eussent été leurs couleurs criardes, volets rouge sang et façades jaune canari.
Sa retraite, Bresci en poussa la porte doucement, espérant presque une mauvaise surprise tant il avait parié là-dessus. Voilà ce qui arrive, quand on achète une propriété sans même la visiter ! Il souffla : la maison, bien que fatiguée, était en bon état. Il déchargea ses affaires et fila vers la ville la plus proche afin de vendre sa voiture. Maintenant, il y était pour de bon.
La montagne de poussière que Bresci sortit de sa cuisine serait bientôt validée comme l'un des plus hauts reliefs du pays. Il regarda autour de lui en se grattant la tête. Sa petite maison s'effaçait hors les lumières vacillantes du village qu'une longue prairie tenait à l'écart. À sa droite, les conifères s'enchaînaient, sauf pour quelques bosquets de tilleuls ou de frênes filtrant les ombres suspectes des marais tout proches. À sa gauche, les grues et les oies préparaient le repas du soir sur les rives du lac Engures. Son esprit s'égara vingt ans plus tôt.
~~~ Lettonie du nord. Vingt-cinq décembre mille neuf cent quatre-vingt-dix. Dix-neuf heures douze.
Le monde est blanc, figé dans la neige et le givre. Autour de lui il y a des pins, des sapins, ça n'en finit pas. L'air glacial brûle sa gorge et ses yeux, ralentit ses pas. Il n'a plus la lucidité suffisante pour éviter les ornières embusquées dans la terre. À chaque faux pas il s'effondre sur le tapis d'épines gelées. Il se relève, encore. Bresci ne s'arrête de courir que lorsqu'il aperçoit cette vieille cabane, directement sortie d'un roman de Pasternak. Une vague lueur suinte à travers les linteaux de bois. Derrière lui, une nappe de fumée noire s'élève haut dans le ciel, à l'endroit où le camion qui l'a conduit ici est parti en flammes. L'endroit est isolé, doux, accueillant. Il frappe à la porte sans conviction. Quelqu'un lui ouvre et le bas monde s'enfuit soudain sous ses pieds. Elle s'appelle Uljana, s'appuie sur sa canne et ne pose pas de questions. Elle lui sert un grand café qu'une bouilloire métallique garde au chaud. Elle lave ses vêtements avec un savon et les rapièce, déambule dans la vieille maison riche de deux chambres et d'une cuisine étroite. Sur la table sèchent du millepertuis et de la marjolaine. Des infusions qui soignent le moral.
Il y a toujours quelque chose qui mijote sur la cuisinière à bois que Uljana recharge continuellement, été comme hiver. Elle s'assied souvent près du feu, pour lire. Elle parle avec Bresci, utilise des mots, des images, des gestes et des saveurs. Son regard semble très loin d'ici. Le temps glisse sur sa peau mais ne s'y arrête pas. Lorsque Bresci remettra un pied dehors, quelques mois après son arrivée, il ira mieux, beaucoup mieux. Il saura même fabriquer de la bière. ~~~
Les grues et les oies devaient être en train de se disputer pour une sombre histoire de territoire, assez fort en tout cas pour arracher Bresci à ses souvenirs.
– Bien ! s'exclama-t-il. Et maintenant ? Qui me dira la marche à suivre ?
La nécessité lui répondit : quelques minutes plus tard, il s'affairait à l'installation de toilettes sèches.
Les mois suivants, il évolua sur l'échelle UN de la pyramide de Maslow : les besoins physiologiques.
* * *
Tanya courait à en perdre haleine et criait à la cantonade, manifestant ainsi sa joie. Un Bresci moqueur, accoudé sur sa bêche, tentait à part lui d'évaluer son niveau de dérangement intellectuel. Tanya était une femme exaltée, tout simplement. Bresci l'avait rencontrée quelques mois après son arrivée. Il lui avait proposé de fabriquer de la bière avec lui. Depuis, la jeune femme est à Bresci ce qu'un sparadrap est au capitaine Haddock.
Tanya habite Kulciems et vit seule dans sa petite maison aux volets vert épinard. Elle possède de minuscules métiers à tisser sur lesquels elle tire les ficelles des paysages qui l'entourent.
Les filles de l'est ne sont pas toutes grandes et blondes. C'est un laid préjugé. Tanya est petite et ses cheveux sont d'un noir de jais.
– Labdien Bresci ! dit-elle, essoufflée. Je vous ai rapporté un petit cadeau de Rīga. Ouvrez vite !
Elle tenait dans ses mains un immense carton. Bresci soupira en s'approchant du colis piégé. Il craignait le pire. Il ne fut pas déçu.
– Un four à micro-ondes ! Mais enfin Tanya, je ne peux quand même pas aller chercher de l'eau dans un puits si c'est pour ensuite la chauffer aux micro-ondes ! – Mais si ! Comme ça, vous ne consommez pas de bois pour chauffer l'eau ! Écologie ! Ne me remerciez pas, surtout !
Elle tendit la joue, en vain. Déçue, elle improvisa un sourire. Bresci pivota les talons. Il avait d'autres chats à fouetter et d'autres brebis à traire.
– Je boirais bien une petite bière, fit remarquer Tanya en fourrant son t-shirt dans son jeans. Avec des bulles, si c'est possible.
Quoi qu'elle en dise, Tanya s'émerveillait des prouesses de l'étranger, comme Bresci se faisait appeler ici. Ce dernier fabriquait jusqu'au papier sur lequel il écrivait. Il sortait de son jardin des légumes et des fruits fabuleux, une bière au miel douce et moelleuse, un fromage blanc rafraîchissant et un beurre aromatisé aux fruits remarquable. Depuis peu, il s'était attaqué à la couture. Avec plus ou moins de réussite. Son pull-over jaune et gris lui aurait permis de décrocher le poste d'accessoiriste dans un film de David Lynch. Quant à sa décoration des toilettes sèches en coloquintes peintes, elle était ratée.
Ainsi s'étaient passés les premiers mois du nouveau Bresci.
Ici l'automne s'appelle hiver et vous tombe sur la figure comme une feuille d'impôt dans une boîte aux lettres : quand on s'y attend le moins. Ce soir-là, Bresci rentrait harassé d'une journée à couper du mélèze sibérien. Le bois alimenterait son fourneau. Imputrescible, il servirait de bardeaux pour sa maison et de matériau pour fabriquer deux nouvelles chaises et une grande table. Le seul défaut de cette essence forestière était de ne pas être comestible.
À deux pas de là, les cueilleurs d'airelles et de mûres arctiques avaient délaissé pour la soirée l'air gorgé d'eau du marais. Les oiseaux avaient regagné les rives du lac, plus confortables. Douglas suivait des yeux leur manège tandis qu'il pédalait en direction de la maison de Bresci. Ces deux-là s'étaient rencontrés par hasard dans un bar du Ves Rīga, la vieille ville. Bresci visitait la capitale, Douglas visitait les grandes blondes. Il lui avait parlé du pays.
La ville tout entière abrite une faune frénétique se passionnant pour des soirées osées sans queue ni tête, quoique, et s'assourdissant de sons électroniques entêtants, non pas parce que c'est bien, mais parce que ça fait du bien. Autour d'eux se côtoient l'architecture médiévale, les structures en bois de l'art nouveau et les bâtiments modernes post-soviétiques. Une émulsion qui prend et diffuse ses saveurs à un public trop maigre encore.
– Mais non elle ne valent pas dix balles, les putes ! lui avait dit Douglas après une énième tournée de Balzams. Leurs maris boivent et c'est elles qui trinquent. Quand elles sont jeunes, tu vois, elles tendent le corsage, un pied sur le trottoir, l'autre entre tes jambes. Quand elles vieillissent, elles tendent la main, les deux fesses sur le trottoir. C'est ça, la Lettonie !
Bresci avait tendu l'oreille. Son bonheur n'avait pas les contours d'un trottoir dans une ruelle sordide.
– Je comprends mieux leur arrogance. – Ce n'est pas de l'arrogance. C'est de la méfiance. Tu sais, il y a toujours eu un Russe ou un Allemand entre nous et la liberté. Alors aujourd'hui, pas question de leur dire « pardon, madame » ou « après vous, monsieur ».
La nuit était presque finie lorsqu'ils s'étaient raccompagnés, soutenus plutôt, sur le chemin du retour.
Douglas ne se souvenait plus très bien de cette soirée qu'on n'oublie pas. Un bon moment, en somme. Il appuya un peu plus fort sur les pédales de son vélo en pensant au petit vin rosé de son ami. Il ne perdait jamais une occasion d'y goûter sous prétexte d'une partie de pentago au coin du feu. Aligner cinq billes sur un ensemble de plateaux pivotants, Douglas ne parvenait jamais à le faire, mais il devait, en plus, finir son verre à chaque échec. Bresci, compréhensif, l'accompagnait. Et Tanya trouvait toujours le moyen de s'inviter, nul ne savait comment.
Bresci avait aménagé sa cuisine de façon à la rendre accueillante. Du café chauffait en permanence sur le fourneau à bois, diffusant son odeur dense et amère. Une grande table en bois encombrée d'herbes séchées, de magazines et de nourriture, occupait le milieu de la cuisine.
– Là, tu vois, j'aimerais être à ta place, dit Douglas à la fin d'une seizième défaite de rang, série en cours. Tu dois te sentir, comment dire ? – Idiot ? – Mais non, enfin ! Je veux dire, en paix avec toi-même. Bien. Dans le sens le plus riche et le plus fort du mot bien.
Sans un mot, Bresci se leva et partit dans la cuisine rechercher du combustible à idiotie pour Douglas. Ce dernier, à peine capable de distinguer son rouge de son blanc, se laissa verser un vin rosé de cuisine, garanti antibactérien.
– Je ne suis pas en paix, Douglas. C'est même l'inverse qui se produit.
Tanya fronça les sourcils :
– Tu as réussi, non ? Tu fabriques presque tout. Et tu n'es là que depuis quelques mois ! Nous sommes tous les deux très fiers de toi. – Oui mais cette vie m'emmerde, tu comprends ?
~~~ Frontière estonienne. Vingt-cinq décembre mille neuf cent quatre-vingt-dix. Dix-sept heures trente.
L'engin, un vieux Kamaz 6x6 d'au moins trois cents chevaux, n'en finit plus de martyriser la vieille route cabossée. Son conducteur passerait inaperçu au volant d'un taxi pour Tobrouk. Il porte un t-shirt kaki, malgré le froid, et il a un Partagàs D N°3 fourré dans la bouche. De son corps émane un relent de transpiration et de tabac froid. De peur, aussi. Sur le siège passager, Bresci mange tout ce qui lui passe sous la main depuis que ses ongles ont rétréci de moitié. La route est infinie, ceinte de chaque côté par d'immenses conifères droits comme des I que repoussent de larges fossés. Un épais manteau ouaté couvre l'immensité, scintillante sous les rayons d'un rare soleil, comme nappée d'un spray de brillantine. La neige sale colle aux vitres, elle rend la vue difficile. Impossible d'évaluer la progression de leurs assaillants.
– Dis Viktor, ça mange quoi, un castor ? demande Bresci. – Durak ! Tu veux pas qu'on discute cinéma aussi ? Je te fais un petit ristretto avec une pointe de lait ? – C'est pas ma faute si on se fait courser par des militaires russes armés jusqu'aux dents ! – J'en suis navré, Tavarich. Tiens, je vais te faire un petit massage. Et puis après je te lirai le DIENAS BIZNESS !
C'est étrange comme l'esprit se met à dériver quand on sent la fin arriver.
La frontière Lettonie-Estonie n'est probablement plus très loin. Elle pourrait leur donner une infime chance d'en sortir vivants. À condition bien sûr qu'ils parviennent à trouver un passage le long des couloirs d'acier du bâtiment douanier. Et à défoncer les épaisses barrières.
Brusquement, Viktor tire sur le volant. Les pneus hurlent et le camion bascule sur son flanc gauche. Pas assez toutefois pour le renverser. L'engin titube un instant, en équilibre précaire sur ses roues, puis retrouve le sol alors qu'il s'engage dans une sente forestière étroite. Bresci perd tout son sang-froid :
– Putain d'enfoiré ! Ne me refais plus jamais un coup pareil !
Viktor ne répond pas. Et pour cause. Son corps désarticulé gît sur son siège. Une épaisse branche de saule a pris la place de son visage arraché. Bresci n'a pas la force de hurler. Ni le temps. D'une main il saisit le volant et redresse l'engin qui file dans le décor. De l'autre, il extirpe le cigare collé dans la bouche de son ami. Il agrippe son corps sans vie et le bascule par la fenêtre du véhicule puis s'assied sur le siège couvert de sang et d'éclats de verre. L'engin dévale la pente et prend de la vitesse malgré ses tentatives pour le ralentir et le maintenir sur la piste. Le châssis émet des grognements sinistres à chaque embardée. Bresci trouve à tâtons un jerrican d'essence derrière son siège. Il le pousse du pied pour que le liquide se déverse sur le sol. Il se saisit d'une longue boîte d'allumettes, des Slobodskoy, et allume l'épais cigare. Il extrait de sa poche les précieux documents qu'il possède et les approche des braises. Le papier prend feu au moment où il s'extirpe de la cabine par la fenêtre brisée. Il plonge. L'instant d'après, un halo de jaune embrase le camion et la forêt. Bresci s'élance à travers bois. ~~~
– Bresci, tu es là ?
L'intéressé sortit de ses rêves et vit les visages inquiets de Tanya et Douglas. Leurs verres étaient vides. Bresci reprit la conversation là où il l'avait laissée :
– Bien sûr que j'ai fait des trucs pas mal, ici. Mais à quoi ça rime ? Je représente un sept milliardième d'âme terrestre, c'est dire l'intérêt de ma contribution ! – Tu ne peux pas voir les choses comme ça ! s'exclama Tanya. – Non, tu as raison ! Je vois aussi mon propre bonheur. Mais là aussi, je suis dans le faux. Je n'aime pas cet endroit. Ce fourneau à bois et ces plantes sur la table, cette maison… ça devait être l'image de ce que j'ai aimé autrefois. Et que je hais maintenant.
Un regard d'incompréhension passa entre ses deux hôtes. Qu'est-ce qu'il lui arrive ? Bresci lut leur incompréhension. Il ajouta :
– Connaissez-vous cette phrase de Gabin ? Ce n'est pas l’alcool qui me manque, c'est l'ivresse !
Bresci en avait fini. Il se leva à nouveau et disparut dans la nuit claire. Tanya partit à sa rencontre mais ses appels peinés restèrent sans réponse.
La plage était étroite, à la lisière d'une forêt de pins disciplinés qui distillaient leur odeur douce. Vaut mieux que ça sente le pin plutôt que le sapin, songea Bresci en s'installant sur le sable sali par les mégots de cigarettes et les sacs en plastique. La Lettonie n'est pas propre partout. Un autre héritage russe. Ici, sur la pointe de Kolka, la plage était abandonnée aux mouettes. Bresci se demandait ce qu'il foutait là si tard, si seul. Trouver de l'ambre, peut-être ? Il marcha un peu et quitta la plage. Dans les terres, les maisons aux façades vertes et rouges étaient bien entretenues. En cette saison, les potagers étaient encore garnis de tomates, de fraises et de rhubarbe. Tout était calme, à part le bruit d'un vieil homme au visage ridé qui veillait à ce que personne ne foule son champ taillé à la fourche. Tout était TROP calme. Même Tanya lui manquait !
~~~ Plaine de Valmiera. Vingt-cinq décembre mille neuf cent quatre-vingt-dix. Cinq heures trente-six.
L'atmosphère confinée rend la concentration difficile. Elle est pourtant indispensable au moment de manipuler le Keylogger. Bresci prise un peu de Snuff de contrebande puisé dans un sachet en tissu et se remet au travail. Il a devant lui un minuscule écran quadrillé. Il inscrit sur des feuilles de papier chacun des caractères qui apparaissent sous forme de segments verts. Chaque pression de clavier, trois mètres au-dessus de sa tête, parvient jusqu'à lui sous forme d'une fréquence. L'invention de Bresci capte les signaux et les espionne.
– Alors ? fait une voix derrière lui.
Un homme en t-shirt kaki parlant un mélange de russe et de français.
– Alors deux secondes ! lui répond Bresci. Le mec n'a pas fini de taper sur son ordinateur ! – Bistra ! Qu'il se magne, putain.
Il s'allume un cigare d'une taille invraisemblable et jure dans sa barbe.
Les deux hommes ne sont pas seulement planqués dans le sous-sol d'une auberge lettonne paumée. Ils sont dans l'antichambre de l'espionnage russe. Les Diplomates, comme ils les appellent, utilisent ces lieux de passage comme des relais, sorte de boîtes aux lettres des services secrets. Les pays baltes clament leur indépendance, le KGB est sur les dents.
– Kharacho ! fini ! s'exclame soudain Bresci.
Il range précipitamment le matériel et emboîte le pas de son collègue qui s'introduit sans hésiter à travers l'unique ouverture vers l'extérieur, un minuscule vasistas. Ne restera plus aux deux contre-espions qu'à traverser la plaine, avec dans les poches une nouvelle pierre à l'édifice de l'indépendance balte : des rapports confidentiels rédigés sur ordinateur et piratés par Bresci. Le jeune travailleur « humanitaire », venu donner un coup de main à la liberté, est heureux.
Une voix hurle derrière eux. Viktor se retourne et aperçoit des silhouettes qui se lancent à leur poursuite. Il pousse un juron incompréhensible, de toute façon vulgaire et immonde. Il plaque Bresci au sol, manque d'écraser le Keylogger. Puis il sort son arme et tire dans le tas. Bresci retient son souffle. Son cœur cogne à tout rompre.
– On y va ! crache Viktor.
Il arrache Bresci du sol avec une force colossale et lui intime l'ordre de courir, courir aussi vite qu'il le peut. Les balles sifflent autour d'eux. Qu'il crève ici et il n'y aura pas de cérémonie. Il passera les cinq mille prochaines années dans un cercueil blanc. Toujours mieux que de se faire bouffer par les castors.
Un plan, pourvu que Viktor ait un plan. Il en a un. Une sorte de parking en contrebas avec un camion, un énorme Kamaz. Quelques minutes suffisent pour qu'ils s'élancent sur la route en direction de la frontière. ~~~
Bresci se frotta les yeux. Toujours ces images du passé qui ressurgissaient, chaque fois plus précises. Il avait passé la nuit loin de tout. De tous. Une nuit passée dehors, pourquoi ? Il devait rentrer chez lui, à Kulciems. Au matin, il poussa doucement la porte de sa maison.
C'est vrai, c'était une jolie maison, douce, accueillante. Merdique. Il s'approcha de la grande table. Il l'avait fabriquée lui-même, celle-là aussi. Sans réfléchir, Bresci flanqua tout ça par terre. La table, les assiettes, les coloquintes, tout y passa. Sa colère monta d'un cran. Alors il s'empara de la première chaise qui croisa son chemin et la brandit au-dessus de sa tête. Plusieurs fois, elle vint s'écraser sur les piles de fruits et légumes, le fût de pils en fermentation, les fromages frais. Tout son mobilier dégringola sous les coups. Rasséréné par son manque de regret à voir son œuvre détruite, il se précipita dehors et fit subir le même sort à son potager. Avant la fin du jour, il fila en direction de la gare après avoir glissé un papier sous la porte de Douglas : je suis dans la capitale, rapplique !
Virée d'ivresse pour deux hommes qui n'ont pas le vin petit ni la cuite mesquine, voilà à quoi se résuma leur nuit balte, leur nuit de beuverie, de rêverie, d'un passé fini et qui ne reviendra pas. La longue marche nostalgique se prolongea dans les lieux les plus sordides, encouragée par l'enthousiasme de la jeunesse locale.
La fraîcheur du matin leur ouvrit les yeux sur le gigantesque golfe de Rīga où coule la douce Daugava. Bresci avait faim. Froid. Mal à la tête. Douglas n'était même pas parvenu jusqu'à cette étape. Le souvenir du voyage retour laissa un souvenir diffus. Cela devenait une habitude.
Devant le triste spectacle de son petit univers détruit, tout ce dont avait besoin Bresci, c'était de calme. Et Tanya arriva.
– Debout là-dedans ! Les chèvres s'impatientent.
Bresci écrasa son oreiller sur sa tête pour ne pas l'entendre. Tanya posa une main apaisante sur l'épaule de son ami et lui fit son regard le plus doux :
– J'ai amené le repas. – Du chou ? – Évidemment. Au Balzams. – Dégage.
Tanya savait déjà ce qui s'était passé la veille. Elle avait croisé Douglas qui dormait dans l'herbe, près de chez lui. Elle resta campée là, sans un mot. Bresci céda.
– Je crois que je vais quitter la Lettonie, Tanya.
Il s'attendait à des hurlements de protestation. Il n'en fut rien.
– Rentre si tu veux. Tu auras fait tout ça pour rien. – Je pensais réussir. – Tu as réussi. Peut-être trop.
Cette vie était jolie dans ses rêves. Pas là.
– Tu n'aurais pas dû renoncer à tout. Tu es seul et tu t'emmerdes, voilà ton problème !
Bresci la regarda avec surprise. Et dire qu'elle avait raison !
– Les hommes n'ont pas besoin de faire de grandes choses, poursuivit Tanya. Ils ont besoin qu'on leur dise qu'ils font de grandes choses. – J'ai déjà vécu dans une maison isolée, autrefois. Et je ne souffrais pas. – Parce que tu devais avoir quelque chose qui te faisait vibrer. Et tu n'étais pas seul. – Dégage, Tanya. Je ne veux pas de ta morale. – Mais… – DÉGAGE !
Tanya déposa sur sa table le reste du repas qu'elle avait préparé à son attention puis s'enfuit. Elle ne lui laisserait pas le plaisir de voir ses larmes.
Bresci se traîna péniblement jusqu'aux toilettes. Il poussa du pied la pile de livres effondrée la veille, près des coloquintes. Il aperçut, glissé entre deux livres, un recueil des anciennes revues Bayard. Il le prit doucement dans ses mains pour le feuilleter et ouvrit grand les yeux sur Thierry de Royaumont, le héros chevalier sans peur et sans reproches, qui s'en allait de par le monde. Et puis, un peu plus loin, La clé d'Antar remontait le temps jusqu'en Étrurie, quand Rome n'était encore qu'un village. Quelle était la fin, déjà ? Tant de fois Bresci avait vibré en lisant ces histoires. Et d'autres ! Goéland rouge, Le trésor de Kon-Tiki…
Bresci tenait devant lui ses voyages d'enfance, ceux des veillées du soir. Tout le monde était là alors, sa sœur, la bavarde, son frère, qui lisait tout haut, son père et son journal, sa mère, bienveillante. Il aimait les regarder, concentrés, ignorants de son regard posé sur eux. Il les aimait.
* * *
Le taksobuss traversait la forêt lettone à l'allure d'une machrutka. La mer Baltique, Bresci sentait son odeur, n'était plus très loin, c'était heureux tant les sièges en bois lui brûlaient les fesses. Tanya ne semblait pas souffrir de ce manque de confort. Au contraire, elle était heureuse du voyage.
Tanya racontait sa vie avec un mélange savoureux d'allemand, de russe, de letton et de Balzams, la fameuse liqueur lettonne, visqueuse, noire comme la suie.
– C'est ici ! s'exclama-t-elle soudain.
C'était un petit pont en mélèze, tout est en bois ici, surplombant le canal d'Elizabetes iela. D'où viennent-ils, tous ces cadenas, se demanda Bresci en franchissant le pont.
Tanya devina sa question. Elle sourit :
– Personne ne le sait. Au jour de leur mariage, les amoureux viennent ici pour refermer l'objet autour des tiges de bois de la rambarde.
Bresci se rapprocha un peu.
– Ce sont leurs noms, qui sont gravés dessus ?
Tanya hocha la tête.
– Oui. Ils sont unis pour l'éternité. Ils ne seront plus jamais seuls.
Bresci hocha doucement la tête. Il ouvrit les bras et accueillit Tanya qui vint poser sa tête doucement sur son épaule, sans parler. Elle le sentit vibrer. Elle le sentit aimer.
Après un instant, elle murmura :
– On pourra quand même faire les soldes, de temps en temps ?
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