I – Le centre du monde.
Un grand iris bleuté, l’iris d’une poule, tout bleu, tout rond. Et tout autour, rien. Dieu est mort depuis longtemps ; reste que cet iris sans pupille, l’iris tout bleu d’une poule, enveloppé d’un parfum de sexe, de vie, d’Éternité. Minuscule iris. Superflu. Constellation d’étoiles brillantes et blanches se disputent sa beauté bleutée ; il se fond, dans l’espace, une nuée d’astres morts et gris et, au milieu d’eux, gît, ruisselant de vie, l’iris bleu de cette poule, de cette mère, de la matrice, de la mère de l’homme, de la pute qui pondit le Fils de l’Homme – et autour l’infini, la misère de l’existence qui n’est que misère de l’homme. Tout se joue autour de l’iris bleu d’une poule toute ronde.
Rien d’autre que l’iris mouillé du monde – il tient tout entier dans cette fleur bleue qui attend d’enfanter à nouveau. Approchez-vous. Plus près. Dardez vos sexes, ouvrez les corolles. Atteignez le lieu où son attraction sera si puissante qu’il vous sera impossible de le fuir encore. Il n’y a plus de fuite possible face à ce Tout, face à l’infini de la Fécondation, face à l’Éternité. Ne tentez rien, laissez-vous porter. Mieux, avancez encore – la fin n’en sera que meilleure.
Si près maintenant, qu’apercevez-vous à travers l’œil bleu de cette planète ? Des nervures irisées qui le traversent de part en part et des plaines sombres et des reliefs immaculés. Il n’y a plus rien d’uniforme, plus aucune généralité. Ce que vous connaissiez de loin vient tout juste de disparaître à jamais, transformé en nouvel inconnu, en nouvelle découverte, en incompréhensible et, même si vous pouviez encore reculer, jamais vous ne pourriez revoir cet iris plein et bleu qui vous avait tant ému. La Lumière voile votre Raison et votre naïveté. Reste l’acceptation. Acceptez votre incapacité et approchez-vous encore. Le chemin est toujours long lorsqu’il s’agit d’aller vers les détails. La Lumière est plus bas, si bas qu’il vous est impossible de la voir. Elle naît du feu qui dévore et ravage et bâtit, de l’énergie qui se consume. Le paradis a sombré et le Diable s’est fait la malle ; dans les profondeurs, il n’y a rien d’effrayant, sinon l’inconnu.
À quoi sert de voir d’en haut si l’on ignore ce qu’il y a en bas ? Les sommets ne rassasient que les yeux ennuyés et fatigués. Il faut observer de près, au microscope, ce que recèle l’iris bleu tant convoité. Sous les buildings, entre les égouts et le ciel, il y a la terre et – tous les autres, ceux-là qui donnent à l’iris ce regard de haine indistincte, cet éclat sanguin qui l’anime et qui fait graviter les désirs ; la violence sous-jacente au grouillement des hommes.
Nous y sommes enfin, peu importe où. Quel pays, quelle époque, quels hommes et quelles valeurs les gouvernants, de quelle roche sont faites ces maisons ? Qu’importe. Espace et temps ne comptent guère, ils sont relatifs, deux puissances nulles pour celui qui sait voyager. C’est une rue noire de monde qui se grise au-dessous de nous. Un peu plus loin, derrière les épaules costumées et capitonnées, la vois-tu celle-là ? La petite trentaine, une petite taille, une petite beauté, un petit courage et une petite peur ; elle pourrait être… elle aurait pu être… elle est justement et c’est déjà bien difficile. Suivons-la, cette petite demoiselle. Où peut-elle bien aller en entraînant dans son sillage les yeux vicieux et chiasseux des hommes ? Elle file, zigzague, se faufile et se presse, bouscule les indécis et les paresseux. On pourrait en suivre tant d’autres qui s’essoufflent de même mais la réponse est dans ses yeux, sous ses mèches battues en brèche sont les prunelles du monde vivant. – L’iris bleuté et rond d’une poule.
« Trop clair. La ville se traîne dans une lumière blafarde, reflète sa laideur à travers les vitrines crasseuses, se pare de sourires à la pelle qui promènent dents jaunâtres, surplombent protubérances et plis et rides et peaux marbrées. Ça se plaît ; ça n’en branle pas une mais y a d’la joie ! Et avec le soleil au zénith, la mascarade se veut encore plus belle et plus flamboyante, plus vaniteuse et plus fat ; on se laisse aller à la laideur avec complaisance. Tous se pensent beaux et rayonnants… Et ma pomme ne voit que des silhouettes cadavériques qui déambulent… Les films de Romero… Qu’est-ce qui m’a pris de sortir ? Je le sais très bien mais ça me questionne tout ce remue-ménage et ce foin qu’ils font autour de leur nombril. La cohue, l’équipage interminable des t-shirts blancs ; c’est comme un songe mais c’est juste bien pire.
Une semaine que j’étais restée à l’abri, chez moi, desséchée devant la télé, bouffant l’actu non-stop, junk-food livrée et des pensées qui n’étaient, au fond, que du vide. Nourriture ascétique. À la fin de la journée, j’étais capable de répéter les titres des journaux sans émotion, comme une macabre liste de course... Un enfant crevé enterré dans un jardin, un accident de car et trente-deux morts, le Président en visite officielle où vous voulez, des méchants terrorisent les gentils, les gentils atomisent les méchants, manger fait grossir, fumer fait mourir, le soleil fait mourir… Vivre fait mourir… Puis venait le sommeil, sur le canapé, le téléviseur en perfusion permanente, les images insanes qui se perpétuaient… Et se levait une autre journée. Je mangeais, buvais mon café, me masturbais en regardant un enfant du Niger mutilé par une mine antipersonnel, et les infos qui se suivaient et se ressemblaient, imperturbables, et je jouissais et ça n’avait aucun sens. Une semaine ou une éternité ?... Impossible à savoir. C’est le mouvement qui crée le temps et moi, je bougeais plus. Le monde s’était-il arrêté pour autant ? Que dalle. Ça continuait à remuer, là, dehors, juste sous mon nez. J’aurais voulu disparaître mais c’était pas possible. C’est dingue comme la vie s’accroche, sans raison apparente.
Et puis, un jour, pas bien différent des autres, pas plus clair ni même plus heureux, il fallut que ça change. C’est pas que j’en avais envie mais il le fallait… Il devait le falloir... Foutaises de mots péremptoires… Cet impératif catégorique qui nous empoigne à coup de il faut et de je dois. Les cent commandements de la connasse moyenne ; je dois faire ma lessive je dois faire des courses je dois faire caca je dois travailler je dois apprendre je dois être belle je dois manger cinq légumes par jour je dois faire attention à la planète je dois être mince je dois être citoyenne du monde je dois être libre je dois être émancipée… Pas moyen d’y échapper, ça rabâche à longueur de journée jusqu’à en devenir cinglée… Et pour le faire taire cet impératif, y’a qu’à s’y plier… Mais c’est que d’la fatigue qu’on en retire et l’obéissance devient un esclavage. C’est peut être l’impératif catégorique qui appela chez moi, ce jour-là, pour me dire ce que je devais, ce qu’il fallait faire… mais c’était la voix grave et posée, le calme glacé d’un garçon qui me plaisait ; ce dont j’avais besoin à cet instant. Moi qui n’y pensais même pas, qui ne pensais à rien, j’en crevais d’un coup de pas l’avoir vu depuis ce jour… J’ai pas tenu très longtemps – on prit rencard. Retour au présent.
Cette terrasse bondée est ma chute. Bien trop de rires par là. Je m’assois quand même. Je le dois, faut que je m’y habitue… Quand il sera là, nous aurons l’air aussi tarte que les autres ; ça m’ennuie déjà. Je voudrais qu’il ne vienne pas… Je voudrais qu’ils disparaissent tous et qu’on soit seuls avec notre air con, nos rengaines d’amoureux tellement pareilles à celles des autres. Y a pas d’rêves. Tout est toujours si désespérément prévisible… Faudrait jamais avoir à revivre les mêmes conneries mais c’est la misère ici-bas. On nous a bourré le mou avec des choses qui n’existent pas et on passe notre temps à s’étonner qu’il n’y ait rien d’autre que le connu, la platitude du réel. On recommence sans cesse et, à chaque fois, c’est naze idem ; on se jure de plus s’y reprendre mais si on le faisait vraiment, il n’y aurait plus rien.
Il est en retard. Ça me chauffe drôlement. Je commande un blanc sec au serveur empingouiné qui passe devant moi sans même me jeter un regard. La peur d’être laide. Quelle sotte ! Je scrute mes voisins, je m’interroge sur leur vie. Ça m’occupe, ça m’évite de trop penser. Derrière moi, un couple. La trentaine tous les deux, trop propres et des sourires pleins de foutre. Devraient baiser directement sur la table au lieu de minauder comme des cons. On sait tous où ça finit et pourquoi. Et après, y’a plus de minauderies qui tiennent, les Arlequins rentrent chez eux et on n’en revient pas d’avoir fait la chose avec ce porc, avec cette pute. On se croit mieux. Conneries. À côté, deux nanas aux mamelles congestionnées dans des tops trop serrés pouffent en diable. Elles se racontent les histoires d’autres nanas plus cruches qu’elles. Elles se répandent si bien que je les entends sans même me forcer et, au bout d’un moment, pas très long, j’me rends compte… Cette pute est en train de parler de moi et l’autre se marre comme une truie ! Mais oui ! Elles se gaussent de ma trogne, de ma solitude, de mon air de paumée, de mon ventre trop rond, de ma coiffure trop plate et tout ce qu’elles peuvent trouver… J’entends bien, j’suis pas folle. Je les reluque mieux ; connais pas. Je m’étonne pas vraiment mais ça gronde en moi, jusque dans mon poitrail, jusqu’à la nausée. Je rougis de colère, je suis prête à exploser, à faire une connerie aussi grosse que ma pomme ; plonger ma main au cœur de ses entrailles et danser sur ses boyaux fumants… C’est à ça que je pense au moment où je le vois au bout de la rue qui se radine, mon transi. J’me souvenais plus à quel point il était beau… »
« En retard… Horreur de ça. M’arrive trop souvent pour que ce soit dû au hasard mais j’ai beau m’exaspérer, je peux pas m’en empêcher. Et v’là que je me tance maintenant. J’suis pas fait pour la tranquillité ; ça gigote tout le temps dans mon ciboulot et même s’il a rien à grailler, je me plie en quatre pour lui donner du grain à moudre… Pourtant, j’ai pas à me plaindre… Mes toiles partent comme des petits pains, j’ai déniché de nouveaux plans d’exposition et je reçois même des commandes… Et j’ai rendez-vous avec une femme… M’a-t-elle attendu ? Elle semblait si heureuse hier… Pourquoi devrais-je m’en faire alors ? Toujours en faire un plat ! Drame ! Drame ! Drame ! C’est un style de vie bien fatiguant… Tellement stimulant… Ne cours pas ! Je me tance encore. Faudrait pas que j’arrive en sueur et lui donner l’impression que quelques minutes de retard soient dramatiques… Mais ça l’est ! Grand Dieu, ça l’est ! Ah merde ! Voilà que je me mets à invoquer Dieu… C’est que je sais plus quoi penser… J’me suis paumé tout seul en conjectures stériles, en vaines digressions… Quelle belle journée tout de même ! Le soleil est si haut, si chaud ! Les rues respirent la joie ; peuvent-elles humer mon bonheur ? Faut-il que je sois vil ou bienheureux pour me contenter d’un mince rayon de soleil sur mon front et d’un rendez-vous avec une belle inconnue ?
Une dizaine de jours auparavant. Une soirée serre-louches. Comptais pas vraiment m’y pointer, encore moins m’y amuser… Mais fallait bien que j’essaie de vendre ma came, me faire tout sourire et tout fiel auprès de mes prétendus acheteurs. Et puis, la tôlière de la galerie m’avait bien fait comprendre qu’il était essentiel que je fusse là, à faire vitrine entre mes croûtes et la porte d’entrée. « Un vernissage sans l’artiste, quel sens ça aurait, hein ? ». J’avais répondu que ça ferait mauvais genre et c’était exactement ce qu’elle voulait entendre. C’était pas le genre de femmes qu’on voulait contredire, épaisse matrone qui avait ses familiarités partout où il fallait, ses entrées et ses droits dans tous les lieux qui comptent, auprès de tous les amateurs d’art. Alors je m’étais fait minus, plus minus que je l’étais déjà, et j’avais fait ma cour avec scélératesse et fatuité, comme les autres. Et puis, cette peau de vache aurait bien été foutue de tout annuler si jamais je ne l’avais pas assurée de m’y rendre à ce pince-fesses… Dans les faits, j’étais surtout venu me tourner les pouces et sucrer ce que je pouvais comme gnôle. Y’avait rien à redire, elle avait prévu ça grandiose. C’était que champagne et petits fours saumonés… J’ai rien contre le champagne mais c’est devenu trop prolo à mon goût.
À peine si je faisais attention aux visiteurs. Je me tenais à mon poste, j’épiais d’un coin d’œil mes toiles favorites… Quelles réactions elles aiguisaient ? On apprend toujours énormément en écoutant les avis des éminents regardeurs, des férus de commentaires en quête du bon mot, de ceux-là qui cherchent à comprendre ce qu’ils ne peuvent voir et qui ne voient rien à ce qu’ils pourraient comprendre, de ceux-là aussi qui achètent une toile comme on se paie un sofa. Un couple vint me voir ; la dimension du tableau leur convenait pas. Ils m’ont demandé si je pouvais pas leur en faire un plus petit, dans des tons verts qui se marieraient avec leur salon… Je les envoyai juste se faire voir ailleurs. Le gars se sentit insulté et entama un scandale qu’un gorille posté à l’entrée calma d’une main sèche sur son épaule. J’me sentais comme une merde à attendre le badaud mais fallait s’en foutre… Je m’ennuyais sec mais je devais tenir mon poste, juste au cas où un vrai acheteur se pointerait.
Puis elle apparut, juste devant moi, me regardant en dessous pendant que je regardais ailleurs. C’est jamais ce qu’on attend qui arrive. J’raconterai pas de salades sur le coup de foudre et ces fadaises… Personne ne me croirait et ça serait avec raison. N’empêche qu’elle avait de l’allure, une belle prestance, un port de tête parfait, une chevelure pas trop chargée qui tombait avec grâce sur ses épaules, un visage qui tenait dans un ovale parfait ; en bref, un charme rare. Mon intérêt dégringola soudainement lorsqu’elle m’avoua que j’avais beaucoup de talent… Bien sûr que j’ai du talent ! C’était pas une nouvelle de toute première fraîcheur ! Personne ne me croirait si je prétendais avoir répondu ça ; pourtant c’est ce que je fis. Et là, surprise, elle se mit à rire. Un beau rire, franc et cristallin.
Dans « L’adolescent », il y a un passage sur le rire qui m’avait frappé. Peut-être parce que mon rire est saugrenu à un rare point et que j’en avais été blessé tant par les moqueries de mes camarades de classe que par la plume de Dosto. Mais quelle importance la littérature ?... Ah si, tout de même ! Il y disait en somme qu’un beau rire, un rire savoureux, était l’avant-goût de l’être qui le portait. Vous comprenez pourquoi ce passage me fit honte car, avec un rire comme le mien, quel homme pouvait-on s’attendre à trouver ? Mais cette femme-là riait de si bon cœur à mes sarcasmes, d’un rire si charmant, qu’elle me rendit au comble de la joie. Je ne la lâchai plus de la soirée – ou bien était-ce le contraire ? Puis elle s’en alla lorsqu’une demi-portion quelconque suintant la médiocrité, l’after-shave et la balourdise commune vint me la dérober. Je crus que c’en était terminé, qu’elle m’échapperait pour de bon. Était-ce l’heure où je tombai amoureux ? Mais ça, encore une fois, c’est des balivernes pour jeunes filles.
Cependant, elle s’était fait connaître, la garce. M’avait pas fallu longtemps pour que je la retrouve, éperdu comme je l’étais, à la recherche du moindre indice. Je m’enquerrai partout d’un quelconque signe mais sans résultat… Alors même qu’elle en avait mis partout. Ce fut la tôlière qui me mit sur sa piste ; elle était dans le carnet de commandes, elle avait affiché son nom à côté de toutes les toiles. La matrone me présenta le carnet avec un air de mère maquerelle et j’eus vite fait de prendre son numéro de téléphone. Pendant les jours qui suivirent, je retournais sans cesse le petit papier où je l’avais transcrit, je cogitais, je frisais la crise d’indécision qui m’aurait fait exploser… Et plus les jours passaient et plus les symptômes stendhaliens se faisaient jours… Alors il fallut qu’un jour, n’importe lequel, je l’appelasse. Lorsque je lui contai comment je l’avais découvert, elle éclata de son rire superbe comme si elle découvrait ses propres espiègleries.
Et me voilà à courir jusqu’à elle… Bien sûr elle est déjà là à s’impatienter… Vraiment splendide… Rougit-elle parce qu’elle vient de me voir ? Avant que je puisse lui faire un signe, une vieille amie croise ma route, s’exclame de joie et me prend dans ses bras. Je suis un peu gêné par la situation et je tente de la repousser, de lui dire que j’ai rencard et qu’on remettra les retrouvailles à plus tard… Et l’autre s’empourpre plus encore en scrutant la scène… Et je ne sais plus à quoi m’en tenir… »
II – Aveuglement
« Une image entêtante dans mes pensées brûlantes ; une espèce de grognasse qui lui saute au cou. Ensuite un liquide rouge se répand sur son visage, couvre entièrement ma vue… Puis plus rien…
On m’a rien expliqué ; tout le monde est très gentil avec moi. Trop. Je sais que ça cache quelque chose. La gentillesse est un simulacre de lâcheté. Ça pue l’ambiance pourrie, la même qui envahissait l’atmosphère lorsque mes parents ont divorcé. On me ménage, on me fait croire à mon innocence, que tout est la faute à pas d’chance, à la normalité de la vie… Et je comprends qu’on parle derrière mon dos… Mais qu’est-ce que je fous ici ? Personne ne semble le savoir – mais ils savent tous – et j’ai la hargne. Je tente de mordre tous ceux qui s’approchent de moi. Les infirmières sont terrorisées et je m’amuse drôlement… C’est bon d’être la méchante. Finalement, ça me saute à la gueule maintenant, j’ai toujours été la gourde de service. On s’attache pas aux gens comme moi… On en profite et on les jette… La femme jetable… Les bons ont pas la vie plus facile que les méchants. C’est injuste ou, au contraire, c’est tout ce qu’il y a de plus juste. Ça dépend où on met sa morale. Mieux vaut l’enculer profondément. Y’a pas de place pour la morale ici, pas plus de place pour la justice. Platon s’est planté sur toute la ligne.
Ce matin, alors que je venais de me réveiller et que j’avais déjà attaqué deux ou trois religieuses médicales qui s’étaient ruées autour de mon pieu pour s’enquérir de ma santé, un docteur vint me voir. C’était sa tournée, la petite ronde des bras cassés, des malades et des moribonds. Ça le mettait en joie, le docteur, sa petite promenade dans la cour des miracles. Il badinait, tout sourire, les mains dans les poches de sa blouse immaculée, accompagné d’un assistant au visage émacié et triste. Il faisait moins le fier que son professeur, tout torturé par les blessures des autres. Une nature faible, engourdie par des conneries humanistes, l’empathie et la compassion, pas encore blasé par la souffrance qui n’en finit jamais. L’autre marchait comme si personne ne le suivait, dodelinait pépère, saluait d’un clin d’œil vicieux le personnel. C’était son domaine… Un seigneur féodal aux armoiries de la Croix Rouge. Quand il me vit, il a eu l’air franchement heureux, épanoui comme si mon cas était le dessert d’une tablée déjà bien copieuse. Ça faisait vraiment plaisir à voir, même à moi qui avais la rage en dedans. Il me félicita d’avoir repris connaissance alors que je n’y pouvais rien. Il n’y croyait plus, paraît-il. Moi j’avais juste l’impression d’avoir dormi tout mon soûl, rattrapé toute une vie de sommeils interrompus par des cauchemars. J’y dis rien, je pouvais pas, je fis que hocher mollement la tête pour le contenter. Il me parlait comme à une môme, me rouspétait à peine d’avoir effrayé ses gens. « Alors, j’apprends qu’on a fait la méchante, qu’il me dit. C’est très bien ça… Ça veut dire qu’on reprend des forces… Faudra bien manger ce qu’on lui sert maintenant et tâcher d’être gentille. »
J’y comprenais que dalle… Fallait que je me tire vite fait, c’est tout ce que j’entravais. Ça, par contre, je réussis à lui dire au docteur. Il rit en regardant son assistant qui tirait une gueule de quinze pieds. Il savait, lui aussi, ce que je foutais là. Il savait tout et me disait rien. C’était un complot. Après avoir contemplé la mine détruite de son élève, le maître se retourna vers moi et, en faisant ventouse avec sa langue contre son palais, il fit un bruit d’arrosoir automatique. Tttt tttt tttt tttt. Il secouait la tête de droite à gauche en même temps, peut-être pour affiner la métaphore. C’était tout. Pas d’explication. Il repartit tout gaillard vers son prochain patient et l’autre lui filait le train, bien dressé… Là je compris qu’il y avait vraiment quelque chose de pas clair. Il s’était passé un évènement qu’on me cachait ; c’était juste après cette vision qui me hante… Et je me rends très bien compte ! Je ne suis pas cinglée ! J’m’en rends compte que je me fiche de cette image ! Na ! Aucune importance ! C’est le rouge sang qui me terrifie, et surtout le vide qu’il y a derrière… Ça pouvait être n’importe quoi, ce vide. J’ose même pas demander, j’ose plus rien dire… Et toujours cette envie de disparaître qui me tenaille et me serre les boyaux mais je suis faite, je le sens !
Combien de temps au juste que je suis ici ? Et c’est où ici ? On doit s’inquiéter dehors… Ça existe encore dehors ? Le reverrai-je un jour, ce dehors ? Ça me faisait vraiment mal, toutes ces questions. Ici ou ailleurs, j’ai toujours été enfermée en dedans… Mais au fond, je voulais savoir… C’est la peur, vous comprenez ? On se fait à tout sauf à la peur. Un putain de moteur. Je voulais vivre rien que pour savoir et ne plus avoir peur – même s’il est évident que ce que je découvrirais me ficherait une frousse du diable… Et puis vivre encore un peu plus pour s’en tirer de cette vacherie et reprendre une vie normale… Mais j’ai peur… J’aurai peur jusqu’à ma mort et peur de la mort… Mais elle, même la peur ne la fait pas reculer. Mais quoi ! L’est pas encore venue, l’heure de mourir ! »
« J’ai froid. On me dit que c’était normal, que ça passerait bien assez tôt. « Faut pas vous impatienter comme ça ! » rit le bonhomme avec qui je partage la chambre. Il est encore là, je crois. Sans doute y sera-t-il encore lorsque je serai parti. Il a l’air d’avoir ses aises, comme un homme qui a plié bagages, installé comme une moule, prêt à crever là où on lui dira de crever. Au fond, il a cet air jovial parce qu’il ne se pose plus de questions – l’hôpital se charge de répondre à tout.
À part le froid, la dernière sensation que mon corps me transmit était une piqûre dans le bras. Ensuite, toutes les douleurs dont j’étais perclus s’évanouirent… Reste que ça me rendit la vue… Le noir. Mes souvenirs, les cellules de mon cerveau affolées par le néant de mes yeux, reconstituent une image parfaite, trop belle et trop lumineuse ; la peinture d’une chambre d’hôpital, avec tous ses instruments aux couleurs argentées qui brillaient dans la lumière pâle d’une matinée d’été étouffante. Je discerne même les traînées laissées par le pinceau, la matière qui s’épaissit, granule, construit des reliefs – mais c’est certainement très loin de la vérité. Qu’importe au fond cette Vérité puisqu’elle ne me sera plus accessible. Jamais… Je leur hurlai de me la dire, la vérité, toute franche et toute crue, sans ambages… Sans détour… Ils se gênèrent pas et je fus pas déçu du voyage. Ça le fit bien rire, le bonhomme d’à côté lorsque je leur dis que c’était impossible ! Que j’étais peintre bon sang ! Qu’ils devaient faire quelque chose, qu’il le fallait. Il rit qu’il en toussa pendant toute une heure et, quand il eut fini de cracher ses glaires, il rit derechef… Et ainsi de suite… Je voulus me lever pour lui fermer son claque-merde mais impossible de bouger… L’effet de la morphine sans doute… L’autre, voyant mes vains efforts, se bidonnait exprès pour m’offenser de plus belle… Je croyais être à point pour perdre la raison.
Il a un rire affreux, un attentat au bon goût, la vulgarité même. Un rire qui suinte la barbaque fumante et le rosé, un pique-nique à la campagne sur une nappe vichy. Un peu de paix me ferait du bien. Je cherche dans mes souvenirs son rire à elle, celui d’avant, celui qui était cristallin et fier, celui qui était Beauté et que j’aurais voulu peindre une vie durant. Les sons et les couleurs ont des formes… Je les peignais… C’était avant.
Faut vous expliquer… Faut toujours des explications. Faut qu’on puisse comprendre ; c’est ainsi… Et même si on ne peut jamais rien comprendre, on peut au moins faire semblant, mettre des mots sur ce qui nous échappe, interpréter les mots des autres… Ça serait trop facile si l’on pouvait se comprendre entièrement, sans possibilité d’erreur… « La compréhension est un cas particulier de la communication »… Je ne sais plus qui disait ça ; peu importe, il avait raison, si je l’ai bien compris. Je vais donc vous expliquer ; mon histoire est peut-être plus simple que le monde… Et même si je ne peux y parvenir, si c’est pas moi qui m’y colle, qui le fera ?
Un triptyque. Trois tableaux distincts sans rapports apparents racontent une histoire. Et déjà vous en savez plus que moi-même, qui ne sais rien. »
III – Fuir
« Je cours depuis longtemps ? Je traverse des rues grises, blanches, moches, miséreuses et puantes et bourgeoises et puantes. Je pose mes fesses sur des bancs, à la recherche de mon souffle, et je repars au moindre bruit. J’ai une allure à faire peur avec ma blouse vert-hôpital, mes cheveux en furie et mes yeux comme deux billes de verre brillants sous la lune. Je me cache dans les recoins les plus sombres mais ça m’empêche pas d’en croiser des gens et, dès que j’aperçois quelqu’un, je me remets à courir de plus belle, prends la tangente et disparais. Le vent s’engouffre dans ma blouse, entre mes cuisses nues, partout, me rentre à l’intérieur, me porte, me soulève. C’est irrésistible. Il faut je dois. Ça résonne partout dans ma tête, tambourine dur. Il faut je dois. Pas de pourquoi, juste un ordre. Le vent s’infiltre dans mes chairs, je cours, je respire sur un banc, je sais pas où je vais mais le vent le sait. Il répète sans cesse ses invectives… Il faut tu dois… On m’apostrophe, on tente de m’arrêter mais je me laisse pas faire. Je sais ce qu’ils vont me dire, tous, je l’entends déjà, ça cancane, ça me brouille, j’étouffe… Ça va éclater… Il faut tu dois… Alors je cours plus vite, je tombe, je m’écorche les genoux, je ressemble à une petite fille épouvantée. Un mauvais film. Un vrai cauchemar. Même pas. Tout ça arrive. Ça arrive vraiment.
J’y suis enfin. Je le sais parce que le vent me le dit. Ici, il tourbillonne, se libère, se réjouit de sa propre puissance. Devant moi, la terrasse soulevée par les bourrasques. Ça ne ressemble plus à rien. Décor de chaos. Le soleil a disparu depuis longtemps, remplacé par une lune rousse. J’ai les joues en feu… Rien pour me calmer… Il faut… Je dois continuer… Je dépasse le bistrot désert, le serveur qui me trouve laide, les deux pouffiasses, regarde au loin l’image de ce souvenir fugace, la grognasse, le type… mon rencard… C’était quoi cette merde ?... Dans quelle mélasse m’étais-je plongée ?... Mais j’y suis encore… Ça n’est que la suite… Quelle conne… Une fois arrivée à l’endroit exact de cette dernière image, tout se transforme comme dans mon souvenir. Je me retourne vers la terrasse et c’est moi que je vois, et c’est le vent qui m’emporte. Le vent et la rage. Il en sort de partout des éclairs. De mes yeux, du ciel. La vie en fête – trop-plein d’énergie. Faut qu’ça sorte, que ça dégueule de partout, que ça éjacule et que ça dégénère, que ça finisse mal… Que ça finisse pas… Il n’y a pas de fin, jamais.
C’était là qu’il était mon beau transi… Je le vois de si près, sa bouche prête à apaiser, ses mains qui ne savent si elles doivent étreindre ou rejeter ou s’excuser et ses yeux, attentifs, apeurés, verts, grands, ouverts… Trop… Je veux les manger, les ingurgiter, les faire miens, lui faire payer, à lui, le trop d’horreur qui me les ont gâchés, mes yeux à moi. Ça saigne beaucoup, j’entends des cris, j’entends mon nom… C’est le vent qui l’emporte au loin, où il disparaîtra à jamais. Je suis à genoux à présent et je pleure… C’est pas des regrets… C’est encore la peur. Toujours… Et la vie qui n’est faite que de cette sale peur. J’ai mal au ventre. Je vomis. »
« Je peins tous les jours. Des toiles au surplus. Des tableaux colorés, vivants, des explosions chromatiques, la passion et la paix. Harmonie. Toujours la même scène, encore et encore, jusqu’à la nausée, jusqu’à l’écœurement et qu’elle ne signifie plus rien, cette dernière chose que j’ai vue. Une cacophonie picturale, une puissante jouissance des sens. Une œuvre grandiose, la plus belle jamais vue – et pour cause, vous ne la verrez jamais. Elle est toute dans ma tête et j’efface chaque tableau pour en recommencer un nouveau. La même scène, encore et encore. Cette rue, longue et satinée qui s’évapore dans la lumière crue de ce jour-là. Cette rue sombre et inquiétante où se mêlent amour et folie et passion et meurtre. Cette rue à l’odeur de foutre, aux corps tous presque nus qui se tiennent lascifs devant un portraitiste érotique.
Je peins des portraits. Des inconnus flânant dans les bras l’un de l’autre, entremêlés, accouplés, abêtis. De tous les visages que j’ai croisés, je n’en oublie aucun… Comme s’il avait fallu tout photographier une dernière fois et que rien d’autre n’avait eu d’importance avant… Au fond, il n’y a jamais d’avant… Tout s’écroule face au présent et même ce jour, cette fatalité, n’est plus rien aujourd’hui… Il n’existe plus que la peinture que je m’en fais. Un cadeau permanent que je ne peux offrir à personne d’autre qu’à moi et que je brûle à chaque fois parce qu’il ne peut en être autrement… Plus de commentaires à subir, l’œil débile des critiques d’art, les goûts passagers de la foule, les modes d’une saison ; tout cela a disparu. Je saisis le beau et j’en fais un musée d’un jour. C’est là mon unique bonheur. Détruire et reconstruire. Ça fait deux bonheurs.
La vermine qui grouille au fond des âmes, la mort qui torture, le regard froid de la folie, ce qu’on ne peut voir, ce qui n’est plus sensible, ce qui n’existe que dans les cauchemars… C’est ce que je peins comme jamais vous ne pourrez l’imaginer… Mais c’est ce rire que je peins le plus souvent, ce rire transformé, fissuré en un affreux cataclysme qui perçait mes tympans alors que ses ongles s’enfonçaient dans mon crâne. Je l’avais longtemps oublié ce rire, le seul moment que j’avais effacé de ma mémoire, puis il me revint soudainement… Il me fallut du temps pour le connaître, pour le reconnaître et enfin le comprendre… Autant de temps qu’il me fallut pour rire à nouveau… Ce rire qui me gênait parce qu’il ne pouvait lui appartenir ; elle se serait désincarnée dans sa folie, si enragée qu’elle fût, elle ne pouvait combler les défauts de ce rire pathétique. Mais lorsque j’entendis mon rire, ce rire ubuesque qui puait la laideur, le faux, l’étranger, je compris…
Nous riions tous les deux et c’était un rire de dément, une surenchère de la folie, un cri à la fois de puissance et de délire, l’alliance de la noblesse et de la crasse. Le déchaînement sur nos corps, l’enfer qui s’ouvrait sous nos pieds et qui nous perdait ; nous le connaissions et nous en riions de douleur et de peine, de l’étrange ironie pour ce que nous imaginions beau quelques instants auparavant, et qui se révélait n’être que laideur. C’est ce rire-là, cette fusion douloureuse que j’entends encore, qui me hante et que je peins encore et encore, au centre de cette scène, de cette rue si blanche et si sombre à la fois… Et le silence qui suivit était une paix ; le brouhaha des voix qui hurlaient à l’aide, les sirènes qui tonitruaient à travers l’étroit goulot de cette rue à la lumière crue du soleil du Midi, les luttes et les pleurs, la foule en détresse ; le calme glacé de la peur qui nous recouvrait. »
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