La boxe, ça m’a pris quand j’avais huit ans. Mes parents disaient que c’était pas pour moi, que j’étais trop faible, trop maigre, que j’allais être brisé, et mon père me montrait ce que ça voulait dire d’être brisé en écrasant dans sa main d’adulte des petits soldats en plastique que j’avais assemblés et peints moi-même. Après une telle discussion souvent ça bardait sévère à table.
– Regarde-le ce gamin, on dirait une branche morte ! disait mon père, comme s’il s’adressait à lui-même. – Oui c’est sûr, peut-être que le deuxième sera plus fort, et celui-là, s’il veut faire de la boxe, ce sera avec plaisir, faisait ma mère en se caressant le ventre, comme si elle parlait toute seule. Mais toi, mon petit Ernest, tu peux pas, qu’est-ce que tu vas faire face à un grand gaillard ? Tu vas te faire casser en mille morceaux !
Je hochais gravement la tête, en signe que je ne savais pas ce que j’allais faire face à un grand gaillard.
– Et si le prochain est nul aussi ? demandait mon père. Si tu nous ponds un deuxième têtard à deux sous ?
Là les larmes nous venaient aux yeux, à ma mère et moi. Alors mon père jubilait :
– Là, voilà, si tu peux pas supporter des simples mots, comment tu comptes faire avec des poings ?
Et, calmé, il terminait sa potée pendant que ma mère et moi sanglotions en silence. Un jour, après l’école, j’étais avec le gros David, le juif de ma classe, et on s’ennuyait sec sur le parking en attendant nos parents.
– Y a Dédé et Riton qui organisent des bagarres près du terrain de foot, il me dit.
Dédé et Riton c’était deux gars de la classe sacrément costauds et pas très malins. Je dis qu’on y va et on court sur le chemin du terrain. À notre arrivée, je vois une trentaine de gosses en ronde, avec deux autres qui se battent au milieu. C’est pas de la boxe : les coups sont portés n’importe où, même là où ça fait vraiment mal pour les garçons. Apparemment aussi on a le droit de tirer les cheveux, et de se cracher dessus pour se provoquer. Le plus minus des deux se fait rétamer, j’ai mal pour lui. L’autre lui plante ses ongles dans la joue, on dirait un combat de chats de gouttière plus qu’une bagarre dans les règles de l’art. Le petit déclare forfait, les yeux rouges et du sang plein la bouche. David me pousse par derrière.
– Tu dis toujours que tu fais de la boxe. Vas-y.
C’est vrai. Je raconte à tous mes copains que mes parents m’ont inscrit à un club de boxe, pas dans le coin, non, car faudrait pas que ça crée des tensions à l’école, mais à la ville, avec des tas de professionnels. Je leur dis que peut-être je risque de passer professionnel un jour moi aussi, et que l’école, ça sert à rien que je m’y attache trop. Je déglutis. David insiste, me pousse plus fort. Me voyant avancer malgré moi, les spectateurs me poussent aussi.
– Regarde-moi ça, Boris ! L’autre rigolo il veut t’affronter !
Autour de moi les enfants se transforment en diables. Leurs visages se tordent. Je vois leurs yeux réclamer le sang, leurs tempes sourdre, ils découvrent les crocs comme des chiens. Moi, j’ai jamais levé la main sur personne. Jamais eu l’occasion, personne ne vient me chercher des noises car personne ne me remarque vraiment. Sauf David, parce que lui aussi personne ne le remarque et souvent les gens qui ne se font pas remarquer se remarquent entre eux, je me dis. Je suis au milieu maintenant. Dédé et Riton font les arbitres. Boris, c’est un CM2, il a deux ans de plus que moi, mais ça fait comme s’il en avait sept. Il est sacrément costaud, on raconte même qu’il casse la gueule aux cinquièmes du collège privé. On raconte aussi que les privés c’est des lopettes, mais moi je sais pas, même si je veux bien le croire.
– C’est parti ! crie Dédé.
La foule hurle, comme si elle suppliait Boris de me mettre à mort, comme dans les jeux du cirque à Rome, avant. J’essaie de faire comme à la télé. Des matches de boxe, j’en ai vu un bon millier. Je sautille sur la pointe des pieds, mes deux avant-bras devant la tête, en garde. Le public s’est tu, ils doivent se dire que je suis peut-être pas le dernier des clampins. Boris charge. Je sais qu’il faut que je me décale vers la gauche, rapidement, comme un chat qui sursaute. Mais je suis lent, beaucoup plus lent qu’à la télé, beaucoup plus lent que dans mes rêves. Le poing de Boris heurte ma pauvre défense, une douleur atroce résonne depuis les os de mes bras jusqu’au bas de mon dos. Sa main traverse et vient heurter mes dents. Ensuite il relâche ses doigts et vient les enfourner dans ma bouche, s’agrippe à mes joues par l’intérieur et tire dans tous les sens. Je décolle. Les autres dans la foule ne claquent plus un mot. Boris me fait tournoyer par la bouche. J’ai l’impression qu’elle va se décoller, et c’est absurde que j’y pense alors que je me fais tant malmener mais je l’imagine avec un bout de joue dans la main et moi qui gis par terre à côté de lui comme une bête blessée. Il me lâche, et je m’étale deux mètres plus loin. Je regarde autour de moi, tout est flou mais je comprends pourquoi tout le monde se tait. Les parents arrivent, furax. Ceux de David, mon père, plus trois autres couples que je ne connais pas. Je comprends qu’il faut que je me relève. Je vais prendre une rouste mémorable en rentrant, c’est sûr. Mais je veux prouver au père que je ne suis pas un soldat en plastique peint et assemblé par moi-même. Mes jambes, qui ressemblent c’est vrai à des pattes de flamant rose, tremblent dans tous les sens. Je ne vois pas grand-chose et à chaque fois que j’avale j’ai l’impression de boire un demi-litre de mon propre sang. Je me jette sur Boris. Je fourre ma tête dans son cou, comme si j’allais pleurer contre son torse, et je commence à boxer son estomac. À toute vitesse, de toutes mes forces. Il fait un pas de recul, j’en fais deux vers lui, sans arrêter de boxer, même dans le vide. Pendant ce temps-là, il me tape sur la tête, m’arrache des touffes de cheveux, et commence même à sangloter. Son souffle s’accélère. Moi, étrangement, je me calme. Boris tombe à genoux. Je m’apprête à lui foutre une mandale du tonnerre dans la tête, mais quelqu’un de beaucoup plus fort que lui et moi réunis m’arrête. C’est mon père. Il me dit :
– Ta mère a accouché. On va à l’hôpital.
Autour de moi, il n’y a plus personne. Seul Boris qui chiale dans la boue. Tout le monde est parti, peut-être depuis longtemps, même Dédé et Riton, alors que c’était eux qui avaient tout organisé.
– Salut Boris, je fais, à plus.
Aujourd’hui j’ai vingt-trois ans et toutes ces histoires sont loin derrière moi. Ma passion pour la boxe est intacte, mais j’aurai jamais la carrière que j’aurais voulu avoir. Ça, c’est pour mon frère. Quand il a eu sept ans et moi quinze, mes parents l’ont inscrit à la boxe, alors qu’ils refusaient toujours pour moi. Mon père, qui a des connaissances dans le milieu, a réussi à le faire rentrer malgré son jeune âge. Faut dire que mon frangin, c’était, et c’est toujours, un sacré costaud. Il a aligné la plupart des mecs du département, mon père était si fier, et il est parti dans un club parisien pour préparer ses matches internationaux à douze ans. À cette époque, j’en avais vingt, et je faisais le tiers de sa corpulence. C’est comme si la nature avait fait des économies drastiques sur moi pour tout filer à mon frère. Une espèce de retour sur investissement… Du coup moi, quand j’ai compris que mon frangin allait être celui de la famille qui suivrait les traces de mon père, j’ai décidé de faire autre chose. Quelque chose qui leur ferait regretter de m’avoir conçu petit, maigre et faible comme un soldat en plastique assemblé et peint par moi-même. J’ai appelé le gros David, qui était toujours juif, lui, et je lui ai dit :
– David, on monte un groupe. Appelle Boris.
J’étais fan des Special AKA, un groupe de ska qui cartonnait en Angleterre. D’ailleurs, l’Angleterre, on y jouerait, et fissa, j’ai dit à Dave et Boris. Je nous voyais déjà vivre à Camden Street, dans un Londres bouillonnant de culture et de personnalités extravagantes. Boris traînait dans un « milieu », comme il disait, et il magouillait toutes sortes d’affaires qui lui rapportaient soit des avantages en nature, soit quelques billets de 100 F. C’est lui qu’était chargé de nous trouver le matos. Il voulait faire de la batterie, alors on l’a mis à la batterie. On s’aimait bien avec Boris mais je savais bien qu’il valait mieux ne pas l’emmerder. Je me disais en secret qu’il l’avait peut-être mauvaise rapport à la rouste que je lui avais mise à l’école le jour de la naissance de Michel, mon frangin. Au bout d’un mois, on avait un ampli basse, un ampli guitare, et une vieille batterie recouverte de poussière. Avec Boris on a simulé une bagarre dans le seul magasin du village, ils nous connaissent bien et savent qu’on a tendance à être un peu nerveux. Pendant que Tony, le proprio, essayait de nous séparer, David partait avec une Telecaster et une basse choisie au pif, parce que qui se soucie de la basse. On s’est retrouvés une demi-heure plus tard dans le garage de mes parents qui allaient être bien surpris, et après avoir tout branché, on a fait un peu de bruit et on s’est vite rendu compte qu’on allait pas aller jouer en Angleterre demain après-midi. En plus, au bout d’une heure et quart, Tony est arrivé rouge de colère, et nous a demandé sans trop nous laisser le choix de lui rendre la Telecaster et la basse. Mes gars sont partis chez eux, et on s’est donné rendez-vous mercredi pour continuer à répéter. Le mercredi, Boris avait réussi à choper une vieille pelle, une Airline de 72, dans un grenier d’un mec qui avait disparu dans des circonstances bizarres lors de la nuit de lundi à mardi. Mais on avait pas de basse, et David avait l’air de s’emmerder sec pendant qu’avec Boris on faisait un boucan de tous les diables. Au bout d’un moment, Dave s’est levé et a fouillé dans sa poche. Avec Boris, on s’arrête pas de jouer, j’essaie en vain d’imiter le jeu de Lynval Golding des Specials, et Boris frappe comme un fou. David sort une petite pochette en cuir, et l’ouvre délicatement. Il en sort un micro, tout noir, qu’il branche sur la deuxième entrée de mon ampli. Au début, il ne chante pas. Il se dandine juste, trimballant son corps imposant de droite à gauche, comme un gros paquebot bercé par une houle molle. Il remue ses fesses en fermant les yeux, comme si on n’existait pas. Il pourrait être ridicule, avec ses lunettes de myope et sa raie du cul qui ressort. Je mate Boris, je vois qu’il commence à ajuster son jeu sur les balancements de bide de notre nouveau chanteur muet. Petit à petit, il joue une carrure un peu bancale certes, mais qui n’a plus rien à voir avec le capharnaüm du début. David pousse les lunettes sur le haut de son nez et se met à chanter. En anglais. « So you think I’m too fat for you. » Je me marre. « But I know you’re heavy too. » Et c’est comme ça que le groupe s’est lancé. Mes parents n’ont jamais avalé le fait que je ne poursuive pas mes études, puisqu’à leurs yeux le seul moyen de me faire pardonner mon physique ingrat était de finir avocat, ou bosser dans les assurances, voire les banques, comme disait ma mère avec le regard brillant mais un peu triste. Un jour, on était à table, et j’avais invité David à venir manger. Il avait un peu changé, contrairement à moi, il avait maigri et portait maintenant un chapeau en feutre. Il faisait très rude boy. Ma mère le regardait avec de grands yeux.
– Comment va ton père, Dave, la pharmacie ça marche toujours ? Tu lui passes des coups de main le week-end ? demanda-t-elle. – Oh oui il se fait tout un tas de fric. Mais c’est pas mon truc… – C’est pas le truc d’Ernest non plus, pas vrai fiston ? le coupa mon père. C’est tellement pas ton truc que tu vas finir par crever la gueule ouverte dans le caniveau, et faudra pas venir pleurer ! Et t’avise pas de demander de l’argent à Michel, même s’il en a pas mal, d’ailleurs, du haut de ses quinze ans. Le pauvre, il est si gentil qu’il te filerait toutes ses économies ! De l’argent si durement gagné, à la sueur de ses mains…
Sans répondre, je demandai :
– David, comment tu dirais « à la sueur de ses mains » en anglais ? – Hand sweat.
Je regardai mon père dans les yeux.
– C’est le nom de mon groupe.
Le lendemain, le père a reçu un coup de fil de l’hôpital de Dreux. C’était pour mon frère. J’ai vu ses traits s’affaisser au fil de la discussion, et quand il raccrocha, il avait pris vingt ans. Quand Michel arriva à la maison quelques jours plus tard, il était méconnaissable, et il s’avéra que nous l’étions aussi pour lui. Enfourné dans un fauteuil roulant, il ne parvint qu’à émettre des jappements de chiens blessés en guise de bonjour. Avec effroi, je découvrais l’ampleur des dégâts. D’après le dossier, il avait juste été touché par un crochet du droit un peu trop puissant, au mauvais endroit. Bon Dieu, il allait avoir seize ans. Les médecins nous apprirent que ça n’irait que de mal en pis, et ma mère s’effondra sur le carrelage froid du couloir d’entrée. Mon père prit le fauteuil par les poignées, et déposa Michel avec moi dans le salon. Puis il se retira avec le médecin pour discuter. Je regardai Michel. Sa carcasse trop grande pour lui reposait inerte dans un fauteuil roulant un peu rouillé. Comme il ne disait rien, j’ai décidé de faire un truc qui lui changerait les idées, qui le surprendrait. Je suis allé chercher ma tondeuse dans la salle de bains, me suis assis en face de lui et je me suis rasé entièrement la tête. Son regard changea au long du processus jusqu’à prendre un air ébahi, et cela me rassura sur ses facultés cérébrales. Ensuite, je lui ai joué Rat Race des Specials et il a adoré, en tout cas c’est ce que j’ai déduit de la quantité de bave qu’il laissa s’échapper de ses mâchoires sans vie. Quand ma mère entra dans le salon et qu’elle vit la flaque de bave, ma boule à zéro et l’air déphasé de mon frère, elle se sentit de nouveau mal et retourna s’asseoir sur le sol de la cuisine. Le soir dans mon lit, je sanglotais doucement pour mon frère. Il passa la nuit à scander des onomatopées incompréhensibles. Le samedi suivant, à la répétition, je descendis le fauteuil – avec mon frère dessus – au garage pour qu’il puisse nous voir jouer. Je me disais qu’il devait s’ennuyer sec là-haut, avec ma mère qui chialait et mon père qui se transformait en vieillard.
– On va jouer The Old Pricks, Michel, je fais. C’est un morceau à nous.
Michel adore. On l’emmène avec nous le soir au Shelter, le pub du village. L’ambiance est décontractée, je mets un album des Specials sur le jukebox. Évidemment, les gens nous dévisagent, des jeunes filles viennent saluer Michel en espérant retrouver peut-être un quelconque souvenir d’amourette passée, et repartent bien déçues et un peu écœurées par la production salivaire de mon frère. Un petit groupe de skinheads nous fait de l’œil à l’autre bout du troquet. Ils nous matent, moi et mon frère. Moi pour ma coupe de cheveux qui leur fait de la concurrence, lui pour son handicap qu’ils ont l’air de trouver pathétique. Je leur lance un hochement de tête, et ils me le retournent, ce qui veut dire qu’il y aura du grabuge ce soir. Je les retrouve dehors quinze minutes plus tard, et demande du feu au plus grand. Pendant qu’il a la main dans sa poche, je me jette sur lui, et le temps qu’il la ressorte pour parer mon coup, je lui fais sauter deux dents. Il tombe à la renverse, les mains plaquées sur sa bouche. Les deux autres se précipitent sur moi, et m’envoient valser contre le mur extérieur du café. Je prends une mandale dans la tempe, et je vois double. J’aperçois Boris qui en chope un au cou et le ramène vers lui. David se dandine jusqu’à nous mais quand il arrive j’ai déjà aligné l’autre type. Boris rosse le dernier à coup de pompes dans le bide. David est le plus essoufflé de nous trois. Il a repris du poids, depuis qu’il a décidé que son obésité faisait partie intégrante du visuel du groupe. Mon frère, lui, nous regarde fixement, et derrière son air triste de chien battu, j’aurais pu jurer apercevoir un sourire. Notre premier EP fut nommé « I Fight For My Brother », et sortit en 1982, dans l’année de nos vingt-trois ans. On se bastonnait beaucoup à l’époque, et on devint ce qu’on pouvait appeler des skinheads. Je m’étais engagé au parti communiste dès mes dix-huit ans, et toutes nos chansons se voulaient anticonformistes et anarchistes. On était un peu la coqueluche du village et de ses environs, même si les gens qui nous invitaient savaient bien que tout avait des chances de finir au surin, on jouait tous les week-ends. Michel était toujours avec nous, j’en faisais une priorité. Mes parents avaient laissé complètement tomber notre cas, ma mère était sous calmants et mon père ne bougeait presque plus du fauteuil à bascule, des fois je racontais à Michel que c’était peut-être par solidarité envers lui, et on rigolait. Il allait de mieux en mieux. Parfois je l’autorisais à prendre un petit joint avec nous, ou à boire une bière ou deux. Boris voulait se marier avec une petite pépète du village voisin. Le jour où il nous la présenta, David et moi étions bien bourrés, et nous nous mîmes d’accord pour la mettre mal à l’aise. David versa l’intégralité de son shooter de vodka dans son œil gauche pendant que je racontai à la moyennement belle Daphnée, esthéticienne de son état, que Boris draguait mon frère en permanence au point où ce dernier allait peut-être déposer une main courante, ce qui pour un tétraplégique n’était pas commun. En plus de ne pas m’en vouloir, Boris pouffa dans la paume de sa main, ce qui mit entièrement fin à sa relation avec la médiocrement charmante Daphnée.
L’été 1983, on déménageait tous les quatre à Londres, Camden Street, qui était encore à cette époque peuplée d’une jeunesse sans le sou mais la bave aux lèvres. Les trois ans que nous passâmes à Londres furent des années très fournies en concerts, en tout cas au début, et le groupe acquit une renommée dans la ville entière, ce qui n’est pas peu. Malheureusement, David et moi commencions à nous chamailler de plus en plus, ce qui en notre langage veut dire qu’il n’était pas rare que l’un d’entre nous se mange un coup de boule surprise. Boris traînait tous les soirs en ville, il avait retrouvé ses habitudes de voyou et commerçait avec des dealers londoniens. Généralement, c’était lui qui payait le loyer et les médicaments de Michel, ce qui devint vite un moyen de pression dont il pouvait user pour se faire pardonner ses absences aux concerts, son manque d’implication dans le groupe… En réalité, il passait le plus clair de son temps à coucher avec le tout-venant de Londres. Des mecs, des vieilles, des putes, des étudiants, des étudiantes, tout y passait. Je lisais dans les yeux de mon frère qu’il n’était plus heureux. Moi non plus. Le groupe marchait de moins en moins bien, contrairement à nous qui nous marchions dessus dans notre trente mètres carrés. Je finis par dégotter un job dans une pizzeria, ce qui me permit de mettre une jolie somme de côté pour m’enfuir de ce qui, au bout de deux ans, était devenu un enfer. La veille de notre départ, Boris m’interpella.
– Ernie… J’ai un truc à te proposer.
J’arrêtai le fauteuil de mon frère devant la porte (on partait pour une dernière balade londonienne) et interrogeai Boris du regard. Ce dernier chuchota :
– Ce soir, y a 2000 livres à se faire facilement. Au BoxTrot.
Je connaissais ce bar. Son arrière-salle était le théâtre de bagarres journalières sur lesquelles quelques riches du coin venaient parier pour s’exciter. Je ne soufflai mot.
– 2000 livres. L’autre se couche. Tout le monde va parier sur lui, il est bien plus costaud que toi. Premier round, tu la joues réglo. Tu lui envoies quelques petits crochets par-ci par-là, comme à la télé. Au deuxième round, il se couche. Et paf, tu te fais 2000 livres. C’est pour toi que je propose. Ça te fera des thunes pour repartir avec Michel.
Je regarde mon frère. Sa tête penche légèrement sur le côté, il n’a plus les muscles pour la retenir. Je me dis que m’occuper de lui va me coûter beaucoup d’argent. Je serre la main de Boris. OK. On arrive au BoxTrot à 22 h. J’ai le droit à un petit remontant. Je choisis un bon whisky, du Lagavulin 12 ans d’âge. Pendant que je le sirote, quelques mecs viennent me saluer, des gars qui m’ont vu sur scène, avec ma gratte. Ce soir je ne dois pas avoir belle mine. Je suis tout tremblant, la pression monte. David est là aussi, on est tous les trois. Mon frère est resté à l’appartement avec une copine de Boris. On a blagué en lui demandant de bien prendre soin de lui, si elle voyait ce qu’on voulait dire. Boris me dit :
– T’en fais pas. Il va se coucher au deuxième.
À 23 h, un type en costume blanc vient nous chercher. Il me regarde d’un œil mauvais, je le sens pas. Boris a l’air de bien le connaître. Il nous dirige vers l’arrière-salle. L’ambiance change. On passe du bar bruyant, avec les Sonics à fond dans les enceintes, à une salle plus grande mais plus silencieuse, seules quelques discussions à voix basses parviennent à mes oreilles. Au milieu un ring a été levé, maintenu par quatre poteaux cloués au sol par de gros sacs de sables. « Au premier round, tu fais comme à la télé, au deuxième il se couche », me répète Boris. J’enlève mon Harrington, et me présente en pantalon de tissu et débardeur au milieu du ring. Un type arrive. Pas beaucoup plus épais que moi. Mais plus musclé, plus nerveux. Je me rassure en repensant aux propos de Boris. Quand le premier round commence, l’ambiance poursuit sa course folle vers l’étrangeté. Tout le monde se tait, on entend que les basses des enceintes du bar à travers la porte mitoyenne, et les respirations calmes de mon adversaire et moi. Je sautille, la garde levée. Il s’approche. Rapidement. Trop rapidement. Je réussis de justesse à éviter un coup qui m’aurait sans doute cloué au sol. Boris, qu’est-ce qu’il se passe ? Il me lance un regard paternaliste genre « t’inquiète Ernie, ça va aller ». Je tente une attaque. Le type la pare comme si mon poing était un moustique. Quelque chose ne va pas. Il a l’assurance du mec qui sait qu’il va gagner. Il est très mauvais acteur, il ne faut pas qu’on sente la différence de niveau au premier round sinon les parieurs vont s’apercevoir de la supercherie quand il va se coucher au second. Une petite voix en moi me souffle qu’il n’est pas certain qu’il se couche. Je résiste tant bien que mal tout le premier round. J’en prends trois dans la tête, mais je ne sombre pas. Néanmoins la fatigue se fait ressentir, et dès l’entrée du second je me sens mal. Je tente quelques attaques, j’y mets toute la bonne volonté du monde pour jouer mon rôle, mais l’autre ne se couche pas. Il pare tout, et me renvoie par moments des coups furtifs dans les côtes. Je baisse ma garde petit à petit et mon jeu de jambes s’affaiblit. Je ne suis pas Michel. Bon dieu Michel. Comment va-t-il faire si je termine à l’hôpital cette nuit ? Je vois dans les yeux du gars s’allumer une dangereuse lueur. Habité par une rage soudaine, il m’envoie un crochet qui me propulse dans un océan de douleur. J’atterris lourdement dans les cordes. Boris… Enculé… J’ai compris. Il devait trouver une bonne poire assez conne pour bien vouloir se battre contre ce type, qui même s’il était d’un niveau supérieur au mien, n’était même pas de taille à vaincre un boxeur débutant. Il lui fallait un naze comme moi pour tomber face à lui. Combien tu te fais sur la commission, hein, Boris ? Je le cherche des yeux mais il évite mon regard. Mon pote Boris. Je me relève et vacille comme une girouette. Tu me le paieras. Je vois rouge. L’autre revient à la charge, sûr de lui. Il m’enfonce son poing dans le nez. Des veines éclatent et le sang jaillit. Je ne me laisse pas abattre. Je saisis son avant-bras et en me servant de la force qu’il a mis dans son coup, je le tords dans tous les sens. Au bout d’un moment j’entends un craquement sec. L’arbitre se jette entre nous deux. Il n’y a plus de règles. Je dois en finir, partir le plus vite possible et rejoindre mon frère. Je plante mes deux pouces dans les yeux de mon adversaire, par-dessus les épaules de l’arbitre. Du sang coule des orbites. J’envoie un coup de boule magistral dans le nez de l’arbitre, et sors du ring. Je cherche ma proie. Là. Boris, qui s’enfuit. Je le rattrape dans le bar. Lui éclate la tête contre le comptoir. Il se relève, casse une bouteille, et me l’enfonce dans l’estomac. Je m’affaiblis d’un coup. Le sang fait comme une fontaine qui sort de mon ventre. Je tombe à genoux. Je sors mon surin, et lui sectionne un tendon. Il hurle, je l’entends, même si je n’entends plus grand-chose d’autre. L’autre tendon. Il pleure maintenant, sa tête près de la mienne. Je sombre. Je tente faiblement de l’égorger. Il m’évite d’un revers de main. On me plante un truc dans le dos. C’est David. Le traître. Il remue le couteau et ça frotte contre ma colonne vertébrale. Je sombre. Je trouve la force de tourner la tête, et je vois la grosse tête de David, qui est encore juif, et qu’à l’école personne n’avait remarqué sauf moi. J’ai le temps de voir mon frère débouler en fauteuil par la porte d’entrée, poussé par une jolie blonde qui a dû bien s’occuper de lui si vous voyez ce que je veux dire. Il a le regard complètement affolé, pauvre petit frère… Avant de disparaître complètement, je me dis :
– La raclée qu’il leur aurait mise…
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