Je suis Claire. Je ne suis pas Claire, je suis Marion. Claire, je la suis. Je trotte derrière, parfois je me fais l’effet d’un petit chien mais ça ne me dérange pas. Claire, elle est mon amie depuis combien de temps déjà ? Trois ans ? On s’est connues au collège. C’est un peu grâce à elle que je me suis tirée du lycée. Sans elle, j’aurais continué à suivre une voie qui n’était pas la mienne, celle d’une gentille petite brebis qui fait oui-oui de la tête pour faire plaisir à ses parents. Elle m’a appris à vouloir être louve. Ce soir, il fait très chaud. Je traverse les rames du tramway au pas de course pour ne pas me faire renverser. Claire continue d’avancer, d’un pas décidé, comme si elle savait où on allait. Où elle allait. Moi, je sais où je vais, je vais avec elle. On avait laissé les deux autres en plan. Claire avait dit :
– De toute façon, je touche une fille, je passe pour une pute, je touche un mec, je passe pour une pute !
Son maquillage avait un peu coulé mais elle ne s’était pas effondrée. C’est pas qu’elle est émotive mais on était bien pétées. Ensuite, elle avait tourné les talons, manqué de se faire écraser par un dealer en grosse Merco qui passait par là. On était au début du mois d’août, tous ces enfoirés à la télé parlaient de canicule et toute la merde qui s’ensuit. Moi j’aime bien la chaleur même si sous ma veste en jean je sue à grosses gouttes. Claire continue de gueuler, je ne sais pas si elle sait que je la suis. Elle marche vite, je n’arrive pas à la rattraper. Il est encore tôt et les gens gazouillent sur les terrasses des cafés. On traverse un carré d’herbe. Nantes, ville fleurie. Fleurie de merde ouais. T’as vu la gueule de tes clodos ? Nous on n’est pas vraiment clodos. Parfois, on rentre chez nos parents, en priant pour qu’ils ne soient pas là, et on fait la fête. Ensuite, quand ils rentrent ils gueulent parce que c’est la porcherie et on se retrouve à la rue. Claire, elle est belle comme un tag sur une Porsche. Un gros tag qui dirait « Va te faire enculer » en lettres roses. Elle se bousille la peau avec tout son maquillage qu’elle choure aux Galeries Lafayette, et toutes les clopes qu’elle s’envoie. Mais elle est belle. J’aimerais bien lui dire que je trouve pas que c’est une pute quand elle touche les filles mais j’arrive pas à la rattraper. Il est minuit et ça traîne autour. Le quartier est plutôt populaire, avec un tas de dealers arabes dans un coin, des tentes de migrants dans l’autre, un cinéma au bout de la place et des bobos en terrasse partout. Les bobos, y en a besoin. C’est eux qui filent du fric aux migrants pour se donner bonne conscience, c’est eux qui achètent du shit aux dealers, c’est eux qui consomment en terrasse et c’est eux qui vont au cinéma. C’est eux qui nous filent de la thune aussi. Faut savoir demander, y a de la concurrence avec les migrants d’à côté. La chance qu’on a, c’est qu’on est plus propres, et surtout qu’on est blanches, même si Claire est sacrément bronzée. Pour rire, l’autre jour je lui ai fait remarquer son look de pétasse avec son maquillage et ses talons. Au début, j’ai cru qu’elle allait m’en mettre une mais au final elle a ri et j’ai ri aussi. On remonte des marches quatre à quatre. Claire marmonne :
– Quelle bande de connes. Toujours à juger. Putain mais qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
Elle sanglote. Ce qu’elle a fait de mal, c’est qu’elle a roulé un patin à Marco, le gars de Ludivine, et que la Ludivine en question l’a eu plutôt mauvaise. Bien sûr, rien n’est sorti à jeun, les insultes ont commencé à pleuvoir après quelques canettes… Il est minuit et je ne suis pas fatiguée. Je regarde Claire s’emporter devant moi. Ses bras balancent à gauche à droite pendant qu’elle peste. Elle se retourne en direction des filles et leur tend deux majeurs rageurs. Je regarde les filles, qui sont déjà loin derrière, et hausse les épaules pour leur signifier mon incompréhension. Je reprends ma course. J’arrive presque au niveau de Claire. C’est à ce moment qu’un type, la vingtaine, un peu éméché mais bien confiant, vient la prendre par le bras.
– Ça va ma petite ? Faut pas pleurer… Fais-moi un joli sourire. Une jolie fille comme toi, faut qu’elle sourie.
Je sens que ça va éclater. Claire s’arrête, interdite. Je les rattrape et la prends par la manche. Je sens qu’elle bout. Bientôt ses cris stridents :
– J’ai pas le droit de pleurer ? J’AI PAS LE DROIT DE PLEURER ? Mais va te faire foutre ? Lâche-moi ! Lâche-moi, pauvre abruti ! Va te pendre ! Putain mais laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille, tous, merde !
Le type, interloqué, vexé dans sa posture de mâle dominant-bienveillant, ne veut pas lâcher c’est vrai, quoi, qu’est-ce que j’ai fait, au juste ? J’ai juste demandé un sourire, c’est trop demander ? Faut se détendre les filles il nous suit de près alors qu’on trotte toutes les deux eh mais faut pas le prendre comme ça les filles, je plaisantais, allez, venez, je vous paie un coup, vous êtes mignonnes… Quand vous souriez. Je plaisante ! Alleeez, quoi, un peu de fun, mince, faut arrêter de tirer la gueule je prends la main de Claire, mais elle s’extirpe aussitôt, direction la tronche du type. Il se prend une belle volée bien méritée. Passé le choc, l’expression dans ses yeux change.
– Mais qu’est-ce qui te prend, connasse ? T’as tes règles ou quoi ? Sale pute !
Claire se jette sur lui. Ses mouvements sont très désordonnés. Elle est trop ivre. Elle tombe par terre, le type se relève sans mal et lui fout un coup de pied dans les côtes. Elle se débat, comme un insecte sur le dos. Je regarde, pétrifiée. Au bout de quelques coups, je me réveille. Je tente de tirer sur le bras du mec, je le supplie d’arrêter, mais je n’ai pas sa force. Quand le type a fini de la tabasser, il me regarde.
– Qu’est-ce que tu fais, tu veux venir avec moi, j’ai de quoi s’amuser…
Je fais non de la tête. Claire ne bouge plus, elle a le visage vers le sol et ses cheveux font comme des pétales morts. Le type hausse les épaules et s’en va. Sur les terrasses les têtes sont dirigées vers nous, ça nous regarde en chuchotant, ça bruisse doucement, ça fait des petits bruits d’effroi, mais ça ne bouge pas. Claire tremble sur le sol. Je me dis que malgré tous ses efforts, quelque chose en elle crie qu’elle n’est pas une petite pétasse apprêtée. Les petites pétasses, les gens se lèvent pour les aider. Là, tout le monde reste assis à nous regarder du coin de l’œil. Ça doit se voir sur nos gueules qu’on est à la rue. Peut-être c’est à cause de moi et de mes cheveux sales. Le type est à une quinzaine de mètres, il sifflote déjà, à la recherche d’autres proies. La semaine dernière, on a bien rigolé avec les filles et Marco, y avait des manifestations en ville. On a pas trop d’avis sur les questions politiques mais les manifs ça brise l’ennui. On a pas hésité à balancer des pavés sur les CRS, qui nous l’ont bien rendu à coups de matraque et de lacrymo. Les manifs, ça laisse des traces, sur les visages, les côtes, les jambes, les yeux… Mais aussi ça laisse des traces dans la ville. Certains pavés sont encore détachés des rails du tram. D’ailleurs, j’en ai un dans la main. Je me fiche des gens qui me regardent, et je le balance de toutes mes forces sur le gars. Il se le mange dans la nuque et arrête de siffloter direct. Il tombe. Je cours vers lui, je saute sur sa tête. Je me suis déjà battue plusieurs fois, je sais qu’il ne faut pas jouer l’esthétique, il faut faire mal. Sauter à pieds joints sur une tête, c’est pas noble mais ça calme. Le type roule sur le côté. Il a du sang partout. Je tombe sur lui, je griffe, je claque, j’enfonce mes doigts dans la chair. Ce qui me surprend le plus, c’est le silence. Ni lui ni moi ne faisons de bruit, la lutte est muette. J’entends les verres des bobos cliqueter autour du moi. Des chuchotements, des voix qui s’émeuvent de la violence devant leurs yeux. Une main sur mon épaule, je me retourne vivement, prête pour l’assaut. C’est Claire. Elle me dit :
– Je crois qu’il a son compte. On se casse, Schwarzy.
Les filles sont là. Ludivine prend Claire dans ses bras. Marco et Stéph sont un peu plus loin. Moi, j’ai les poings qui tremblent, du sang dans la bouche et des cheveux qui collent à ma gueule en sueur. Pourquoi ce n’est pas moi dans les bras de Claire ? J’ai du mal à comprendre. Le groupe se met en marche. Je les suis en trottinant.
– Merde, Marion, merde. Putain mais t’es conne ou quoi ? Qu’est-ce que tu croyais ? Cette putain d’application de merde, Marion. Ils le disent bien que c’est pas fiable à 100% ! C’était sûr que ça allait arriver ! Tu peux pas être réglée comme une horloge. Tu m’aurais dit, j’aurais mis une capote ! Putain. Ça fait six mois qu’on est ensemble, il est hors de question que j’aie un gosse. Toi aussi ? Bien, au moins là-dessus on est raccord. J’ai d’autres choses à foutre qu’avoir un gosse. Oui, toi aussi, j’imagine... Mais bordel, Marion, pourquoi tu fais toujours tout foirer ? J’aurais pu mettre une capote ! Ça me pose aucun problème ! Quoi ? Ouais, j’en avais plus. Ouais, je sais. Attends, tu vas remettre ça sur mon dos ? Mais putain, c’est toi-même qui dis que c’est plus agréable sans ! Moi, je m’en fous. Avec ou sans, ça se finit pareil, pour moi... Allez, je rigole, va… D’ailleurs, j’ai jamais eu l’impression que ça changeait grand-chose pour toi non plus… Ce que je veux dire ? Bah, tu vois bien ce que je veux dire. On peut pas dire que tu sois la plus… expressive ! C’est ça, insulte-moi. En attendant, va falloir prendre un rendez-vous à l’hosto. Je suis bien désolé, mais je suis pas là pendant deux semaines. Mon trip au Portugal est prévu depuis longtemps, et c’est moi qui prête les planches aux gars. Je penserai à toi. Mais si, je t’aime. Mais si. Marion, arrête avec tes conneries. T’as fait une erreur, maintenant tu gères. Quoi, je le savais bien ? Je savais quoi ? Je sais pas moi tu me dis que tu fais confiance à l’application, et moi je te fais confiance à toi, quoi. Bordel. Démerde-toi. TU as voulu prendre des risques, TU te retrouves avec un truc dans le bide, TU assumes et TU vas à l’hosto la semaine prochaine… Quoi, le garder ? Mais ça va pas la tête ? Le garder, pour quoi faire ? Marion, pour quoi faire ? Pour en faire un cas soc’ ? Pour qu’il finisse dans la rue, comme toi quand je t’ai trouvée ? Tu te souviens, qui c’est qui t’en a sortie, de la rue, hein ? À te camer avec ta meute de dégénérées, là… Si j’avais pas été là… Ah la la… Marion, tu m’en fais voir de toutes les couleurs… Allez, viens là. Viens dans mes bras. Ça va aller. Vieeeeeens là. Tu vas très bien gérer tout ça, bébé. À mon retour du Portugal, ce sera du passé, tu verras… Allez, arrête de chialer. Souris, allez. Une jolie fille DOIT sourire.
Je me gare place Gloriette. Ma petite citadine passe partout. Très pratique. Vu que je me déplace beaucoup dans la ville, c’est vrai, Grégoire avait raison, c’était pile-poil ce qu’il me fallait. Ça valait le coup d’emprunter... De toute façon, avec le prêt de la maison, on est déjà tellement sous l’eau. Grégoire m’attend en terrasse. C’est les premières chaleurs du printemps, et je commande un mojito.
– Marion, j’ai quelque chose à t’annoncer !
Il a la mine claire, ravissante, et cet air conquérant qui me plaît tant.
– J’ai eu ma promotion !
Je le félicite. Je reçois mon mojito et on trinque. Grégoire enchaîne :
– À vrai dire, je la méritais plus que Jean… Tu sais pas ce qu’il m’a fait ? L’autre jour, j’étais au bureau…
Je regarde ses lèvres s’agiter. Il est tellement beau. Tellement intelligent. Je lui dois tellement de choses. C’est lui qui rembourse la plus grande partie du prêt de la maison. Et le pire, c’est que ça lui fait plaisir ! Il me sourit.
– Tu m’écoutes, chérie ?
Je fais oui de la tête. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où l’on s’est pris la tête. Peut-être au sujet des présidentielles ? Il faut dire qu’à l’époque je réfléchissais pas à tout. J’avais encore mes illusions… Mais Grégoire est pédagogue, il m’a bien fait comprendre qu’il valait mieux fonder ses idées sur des valeurs sûres pour ensuite mieux bâtir la société. Aux prochaines, on votera peut-être Rassemblement National. C’est vrai, comme dit Grégoire, c’est logique, quand tout fout le camp, revenir aux fondamentaux est la plus rationnelle des choses à faire. Rien de raciste là-dedans. Tous ces migrants partout, ces Arabes, ces Noirs, ces Chinois, c’est bien joli mais au bout d’un moment il faut du rangement, de l’ordre. Grégoire dit : c’est comme de la peinture. Parfois, tu en mets trop, tu rajoutes trop de détails, tu surcharges… Dans ce cas-là, qu’est-ce qu’on fait ? On recommence tout au début. C’est logique, Marion. Lo-gique. Ça veut pas dire qu’on aime pas les couleurs. On aime juste bien reprendre une feuille blanche pour repartir sur des bases saines. Grégoire commande une deuxième bière. Je le vois bien, qu’il mate le cul de la serveuse du coin de l’œil. Le petit chenapan. Quel homme ne ferait pas la même chose ? C’est vrai qu’elle a la jupe « ras la salle de jeu » comme disent les potes surfeurs de Grégoire. Ils sont drôles. Grégoire aime bien se moquer gentiment de moi, et les autres jouent très bien à ce petit jeu. Je ne leur en veux pas, c’est vrai que des fois je peux être un peu nunuche !
– Et donc, Jean, là, je peux te dire, dès que j’en ai l’occasion, je te le fous au placard !
Grégoire bombe le torse. Il a le pouvoir de mettre les gens au placard. Je crois pouvoir dire que j’ai réussi ma vie.
Grégoire ne veut pas d’enfant. Pourtant, on a prévu une chambre supplémentaire dans la maison. Je ne sais pas ce qui le bloque. Je fais tout pour être bien pour lui. Je m’évertue à être serviable, à sourire, à sourire tout le temps, à lui faire de bons petits plats, à ne rien refuser au lit, même ce qui me fait mal et ce qui me dégoûte. Grégoire a des penchants… étranges. Hier, j’ai craqué, des fois ça m’arrive, on venait de faire l’amour justement enfin je ne sais pas si on peut appeler ça comme ça, Hélène au travail elle dit :
– Moi, Édouard, je le baise pour qu’il la ferme, ça fait longtemps que j’appelle plus ça faire l’amour.
Quand elle dit ça, je rougis mais ça me fait penser : et moi, pourquoi je le baise ? Je me dis que c’est parce que je l’aime. Bon, donc on venait de faire l’amour, il avait joui en moi et ça m’a fait plaisir, je préfère ça qu’autre part. Moi, je ne jouis pas. J’en ai parlé avec mes collègues, c’est tout à fait normal, elles non plus elles n’ont pas d’orgasmes ou si peu. Faut dire que les mecs savent pas s’y prendre, comme dit Hélène… On venait de faire l’amour, et le sujet du petit était revenu sur le tapis. Il m’avait dit :
– J’étais pas prêt y a quatre ans quand tu as avorté, je suis toujours pas prêt. Nan mais tu me vois avoir un gosse ? Attends, t’as vu ma vie ? Je suis toujours dans les bars, on se met la tête avec les copains tous les week-ends… Impossible.
J’avais rien dit, comme d’habitude il avait raison. Par contre, le lendemain matin j’avais acheté un chien. J’étais toute contente de le ramener à la maison et Grégoire a fait une tête bizarre.
– Il s’appelle Clément.
Grégoire avait dit Clément c’est pas un prénom de chien. Mais moi, j’aimais bien. Il a haussé les épaules et on l’a adopté. Le soir, il mangeait à côté de nous. On discutait pas trop avec Grégoire, jusqu’à ce qu’il lâche :
– Bon Dieu, Marion, qu’est-ce que tu manges ce soir ! T’as un sacré appétit !
Je l’avais regardé, sans savoir s’il fallait que je le prenne bien ou mal. Mais il me souriait, alors il fallait sûrement que je le prenne bien. C’est vrai que j’avais sacrément faim. J’avais repris deux fois du magret et pourtant il m’en fallait encore d’autres. Le chien aussi se régalait, je lui filais mon gras en rigolant. Je me suis resservie en magret et en pommes de terre. Le soir, on a de nouveau fait l’amour. Grégoire est venu sur mes seins, ça m’a un peu rendue de méchante humeur. On s’est couchés dos à dos dix secondes après l’éjaculation. Le chien grattait à la porte. Je suis allée lui ouvrir. Il avait sûrement faim. On est descendus à la cuisine, et je lui ai remis de la pâtée. Je m’en suis mis sur les mains. Par réflexe, je me suis léché le doigt. Passé l’écœurement, à ma grande surprise je me suis rendu compte que ce n’était pas si dégueulasse. J’en ai repris une cuillerée, puis, un peu honteuse, je suis remontée à la chambre, sans oublier de me laver les crocs. Les dents.
Si on m’avait dit qu’à vingt-sept ans, j’allais finir en couple dans une maison avec un prêt sur vingt ans, un labrador et un mari narcissique et pervers, j’aurais bien rigolé. – je me ressers un verre de vin, je regarde mon reflet fatigué dans la baie vitrée – ce connard de Grégoire. Me tromper, moi. Je vais lui apprendre. Clément vient me lécher les pieds, je lui fiche un coup dans la tête. Il couine, et s’en va, la queue basse – je me ressers un verre – Je ne sais pas qui est la pute qu’il se tape mais il faudrait pas que je la croise, surtout dans mon état – je me ressers un verre – je parie qu’ils sont au Lounge Club ce bar dansant à la mords-moi le nœud, c’est là que Grégoire adore aller avec ses petits pédés de copains de surfeurs de merde – je me ressers un verre – tiens, d’ailleurs, si j’allais les rejoindre un coup ! ça lui apprendra. Je vais lui mettre – je me ressers un verre – une sacrée honte – je me ressers un verre. L’alcool me fait du bien. Clément vient tourner dans mes pattes. Je lui fais des petits câlins je m’en vais mon chou, je vais rejoindre Grégoire et sa pute, maman s’en va, allez, à tout à l’heure, Clément-chou je le serre contre moi. Je le serre au cou, je sens qu’il commence à se débattre, mais je serre de plus en plus fort. Quand ses couinements se font trop faibles, je lâche. Il repart dans son panier sans me regarder. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Pauvre clebs, je me dis, il aurait pu trouver mieux, comme maîtresse. En parlant de maîtresse, allons retrouver ce bon vieux Grégoire.
Dans le bar, musique de merde, pétasses, lumières violettes, la Kro à huit balles et des kékés en t-shirt blanc moulant partout. J’ai pas pris la peine de m’habiller. Je suis encore en robe de chambre. On voit sûrement mes seins et je m’en fous. Les mecs me sifflent. Grégoire est au bout du bar, je le vois de dos, il parle avec une meuf. Sa pute. Je m’approche à grands pas, je le retourne par l’épaule et je lui en colle une. Il tombe par terre, me laissant pleine vue pour admirer sa gonzesse. Au début, j’ai du mal à y croire. Elle est brune, assez grande, le regard mutin et le nez fier. Elle ne baisse pas les yeux. Ses jambes sont croisées, ça ne lui va pas. Elle est maquillée comme une tranche de confiture. Dans ses yeux le défi. Je m’assois sur la chaise, Grégoire se relève et me parle mais je ne l’écoute pas. J’ai du mal à y croire. Claire.
– Claire ?
Elle ne me reconnaît pas. Faut dire, avec mes cernes, mes cheveux mal teints filandreux et ma robe de chambre sale, je dois pas ressembler à grand-chose.
– Tu me reconnais pas ?
Elle cligne des yeux. Son déguisement est au poil, elle a vraiment l’air trop conne. Elle feint de me retrouver dans le trombinoscope de sa mémoire pourrie.
– Aaaah si ! Comment tu vas ? C’est… C’est ton mec ? Je te rassure, ça fait que deux fois qu’on se voit. Je le fais pas trop raquer, c’est trente balles la passe, pas cher…
Claire. Une pute. Pour de vrai. Dégueulasse. Je suis prise d’aversion pour ce déchet, cette merde ignoble qui ose se taper mon mari, cadre exemplaire, qui a le pouvoir de mettre les gens au placard. Je dis :
– Tu ne me remets pas. Tu t’es pété le cerveau. Bon tu baises avec tous les crevards syphilisés que tu veux, mais tu laisses Grégoire tranquille, vu ?
Je crois voir une lueur s’allumer dans ses yeux hagards. Elle doit être défoncée à je ne sais quelle drogue. J’ai l’impression qu’elle me remet. Mais son regard se referme. Je prends Grégoire par le bras.
– On rentre.
Au matin, j’ai une gueule de bois d’enfer. J’ai honte. Honte de moi. Quel effet j’ai dû faire dans le bar ? Et Clément ? J’ai maltraité Clément. Celui-ci n’a pas l’air de m’en vouloir, il vient avec moi au lit, il me lèche le front. Il sent la douleur, ce chien. Grégoire me sert mon petit-déjeuner au lit. Croissants, jus d’orange, tout le toutim. Mais je n’ai pas oublié.
– Ça faisait longtemps, avec Claire ? Tu savais que c’était Claire, d’ailleurs ?
Le regard en bas à droite, il me fait signe que oui. Il me dit qu’il ne l’a vue que trois fois, que ce n’était rien, qu’il n’avait jamais vu de prostituée auparavant, et qu’il n’en reverrait jamais. Je le crois. Il a l’air si sincère, il pleure presque. Quelle conne je fais. Une petite incartade, ce n’est pas grand-chose. Trois fois, c’est rien. Je demande quand même :
– Elle t’a fait des trucs que je ne fais pas ?
Il me dit que non. Je le crois. Je fais tout.
Le lendemain, on est invités chez Fanfan et Julie, deux amis de Grégoire qui fêtent leur Pacs. Ça se passe dans leur jardin. Ils habitent un lotissement en périphérie. Ce soir, je conduis. Je conduis souvent. J’ai négocié avec Grégoire, OK je conduis mais on emmène Clément. Il a soupiré il a dit oui. Il a dit que de toute façon valait mieux pas que je boive devant ses amis, si c’était pour faire une scène comme j’en fais toujours.
– Grégoire ! Marion !
La petite voix de Julie me donne directement envie de lui bouffer la carotide. Je serre la main de Grégoire, très fort, nos jointures blanchissent. Julie me fait deux grosses bises baveuses et bruyantes sur chaque joue, dans un signe d’affection qui me dégoûte. Ensuite, elle se prend à caresser Clément dans tous les sens en lui parlant comme à un bébé. Et :
– Fanfaaaaan ! Grégoire et Marion sont lààààà !
Fanfan arrive, le sourire en trompette et les yeux mous.
– Vous avez fait bonne route ?
Grégoire acquiesce pendant que Julie prend nos manteaux, en bonne maîtresse de maison.
– Et le petit Clément-doudou ? Il a pas de petit manteau-manteau le petit Clément-doudou ?
Je reste quelques secondes sur le perron, je regarde Grégoire, Fanfan et Julie s’éloigner dans le couloir de l’entrée, et Clément qui trottine à leurs côtés. Mon Dieu, est-ce que je ressemble à cette greluche ? Impossible. Moi et Grégoire, on est tellement… plus vrais. Je rentre. De l’autre côté, dans le jardin, les hommes font le barbecue. Nous, les filles, on est assises à la table. Julie épluche des oignons et elle pleure en racontant ses histoires de merde :
– Et après, j’ai pris le Canard WC mais l’étiquette passait pas non plus au scanner ! Snif… Non mais, les caisses automatiques, ça marche jamais… snif… Il a fallu appeler la caissière. Comme si j’allais aux caisses automatiques pour parler aux caissières ! Vois leur capacité vocabulariale en plus ! – Tu peux te la foutre au cul ta capacité vocabulariale, Julie.
Je fais, dans ma tête. Le plateau de viande me fait de l’œil. Vivement que les garçons en aient fini avec ce barbecue. Grégoire va faire ça en un clin d’œil. Il est tellement fort pour faire du feu. Il doit tenir ça de ses ancêtres préhistoriques. Mine de rien, je chaparde un bout de viande fraîche et je me l’envoie. C’est pas très bon, et le sang coule le long de mes lèvres, je m’empresse de l’essuyer. Personne ne m’a vue, et je reprends un morceau. J’ai les crocs. Discrètement, je file à la cuisine. Dans le frigo, il y a des brochettes pas cuites. Je m’en envoie deux, je laisse les poivrons et les oignons, je jette le reste à la poubelle. Miam. Je rote, ça résonne dans la maison vide. Je crois que je deviens folle. Quand je reviens à table, Grégoire parle de moi :
– Et l’autre jour, Marion, qu’est-ce qu’elle me dit ? Qu’est-ce que t’as dit déjà Marion ? Baaaaah si, tu te souviens, là, au sujet des pétales ? Ah oui : Je perds les pétales ! Haha ! Elle doit sûrement répéter cette expression depuis qu’elle est toute petite, de la mauvaise façon ! Les pétales ! Haha ! Hihi !
Et tout le monde de rire en cœur. En fait ce jour-là, je faisais une blague parce qu’on était en train de chercher en vain un fleuriste un dimanche après-midi. Mais Grégoire n’avait pas compris. Je fais la remarque à tout le monde, pour expliquer que je ne suis pas si cruche :
– En fait, figurez-vous que c’était de l’humour ! Grégoire n’a juste pas percuté ! On cherchait un fleuriste, ça faisait deux heures qu’on tournait, et j’ai dit : je vais perdre les pétales. C’était une blague ! Et une pas compliquée, en plus. Pas fin le Grégoire, des fois ! Haha !
Mais là, personne n’a rigolé. Julie m’a regardée bizarrement et m’a mis un petit coup dans le tibia, sous la table.
– Qu’est-ce qu’il y a Julie, pourquoi tu me donnes ce petit coup de pied ? Je me comporte pas comme la bonne petite femme qu’on rêve toutes d’être ? J’ose me moquer à mon tour de ô mon mari ! Qu’est-ce que ça peut te foutre, pauvre conne ?
La phrase tombe comme un couperet, je m’en veux. Grégoire se racle la gorge.
– Tu as bu, chérie ?
Je fais non de la tête, tout en continuant de fixer Julie des yeux.
– Julie chérie, fais pas cette tête ? T’as pas envie de lui répondre, des fois, à ton Fanfan de mes deux ? De lui envoyer une fourchette en travers de la tronche de temps en temps ? De lui bouffer les yeux ? Hein ? – Marion, ça suffit. – AAAAAAAH !
Je hurle juste. Ça fait taire Grégoire. Clément part se carapater dans la haie. Fanfan se balance d’un pied à l’autre, gauche droite, gauche droite, gauche droite. Julie réprime un sanglot.
– Puisque c’est ça, je vais faire un coup de vaisselle.
Qu’elle dit. La conne. Grégoire me pose la main sur mon épaule. Je lui prends délicatement et la repose sur la table. Je prends ma fourchette, je l’empoigne bien fermement, et d’un geste rapide et sûr je lui plante dans le dos de la main, sur un bon centimètre. Cris. Fracas. Je me sens extérieure à la scène. Fanfan qui court partout pour trouver du Sopalin pour éponger tout le sang, Grégoire qui ne comprend pas ce qui lui arrive, le regard posé sur la fourchette solidement plantée. Le temps qu’il percute ce qui s’est passé, je suis debout. Je me remets deux bouts de magret cru dans la bouche, et je me tire.
Le soir, je suis dans un bar, dans les petites rues du quartier Bouffay. En terrasse, en bonne bobo. Je suis avec ma valise. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai senti qu’il ne fallait pas que je reste chez moi. Mon comportement dernièrement me fait peur. Je vrille. Comment ai-je pu faire ça à mon pauvre Grégoire ? Et Julie, qui n’est pas si méchante… J’ai troqué ma petite robe de barbecue de lotissement contre mon t-shirt blanc des Stooges et mon jean noir. Lunettes de soleil sur les yeux, en bonne rockeuse en toc. Je fais de l’effet aux mecs dans la rue, je peux le voir. Quand je mets mes lunettes, on voit plus mes cernes. C’est vrai qu’il y a des beaux spécimens. Des mecs qu’ont du chien. Et des filles. De jolies filles. Il faut que je me mette quelque chose sous la dent… Claire. Il faut que je retrouve Claire. Elle traîne du côté du Lounge Club, à Graslin, je le sais. Je me mets en route. Sur le chemin, je me remémore les moments passés ensemble. Claire au collège, mignonne, droite dans ses bottes et bonne élève, jusqu’à la mort de sa mère. Dès lors, la transformation classique, cliché à vomir. Scarifications, New Wave et tentatives de suicide. Sa précocité sexuelle l’aura vite fait passer pour une nympho. Moi, je l’ai tout de suite aimée. Elle était tout ce que je n’étais pas, et tout ce que j’allais m’empresser de devenir. Claire au lycée, c’était la forte tête. Aussi présente dans les pieux des garçons que dans les bastons. Grosse fumeuse, grosse buveuse. Un jour, bourrée, elle m’avait embrassée au milieu de la cour. Un pion était venu nous séparer, ça ne se faisait pas. Faut dire que Claire en mettait partout, j’avais du rouge à lèvres du menton aux yeux. Ça m’avait fait l’effet d’un court-jus. J’étais restée les bras ballants, désactivée. Claire avait rigolé : Allez, Marion, débranche, on se casse de cet endroit pourri ! Claire avait réussi à monter un petit gang composé de Stéphanie, Ludivine, Marco, elle et moi. Pas faits pour le scolaire. Ni pour la vie de famille. Ni pour la vie normale de tous ces moutons. Pas question d’avoir des pions et des surveillants pour nous les casser toute notre vie. Alors, on a choisi la rue. Du jour au lendemain. Au début, ça a pas été facile. Les parents sont venus nous chercher, nous ont ramenés de force à la maison. On a commencé à tout faire pour qu’ils arrêtent. Pour qu’un parent arrête de venir te chercher, c’est simple : déçois-le ! Pour ça, on a tous pris le même chemin : être virés du lycée, boire, se droguer, et surtout, se renfermer sur soi-même. C’est le plus important. Au bout d’un moment, tous nos parents ont dit : « J’en peux plus, je sais plus quoi faire » et dès lors, on a été plus tranquilles. Alcooliques, toxicos et malades, mais plus tranquilles. C’était pas tout rose, mais c’était une bonne tranche de liberté, on sentait bien qu’on était faits pour ça. L’ordre, l’école, les gens bien rangés dans leurs boîtes (Marco disait toujours que c’était quand même marrant que les lieux de travail s’appellent des « boîtes »), tout ça, ça nous foutait la gerbe. On dormait dans des squats, on avait des combines avec les Restos du cœur et d’autres associations pour n’être presque jamais en manque réel de nourriture. Ça craignait de temps en temps, mais en général on se débrouillait plutôt bien. Le plus dangereux, plus encore que la famine, la soif, les flics, les voitures, les maladies, c’était les autres de la rue. Surtout ceux qui avaient plus de bouteille que nous. La plupart étaient instables, et tu pouvais te retrouver en début de soirée à discuter avec un gars de la rue très gentil, très tolérant, qui disait vouloir te prendre sous son aile parce que la rue c’était pas simple, pour finir avec le même type complètement schizophrène qui cherche à te violer sous un pont. Comme la plupart du temps tu es bourré/e aussi, tu te laisses faire. On a entendu des sacrées histoires, qu’on raconte pas dans les journaux. Les inconnus qui meurent, ça fait parler personne. Il faut avoir un nom pour que ta mort parle aux gens. La meneuse, c’était Claire, et je l’aurais suivie au bout du monde. Jusqu’à un certain soir. Nous étions dans une maison abandonnée au nord de la ville. Des copains avaient ramené des enceintes et passaient de la dark techno. On s’amusait bien. Avec l’effet de l’ecstasy le brouillard du temps s’installa et bientôt c’était le matin. Je cherchai Claire dans la maison, dans les broussailles, dans le jardin. Personne. Je l’ai retrouvée sur la route, allongée en plein milieu. Je me suis allongée à côté. Elle ne m’a pas regardée, elle fixait le ciel. Elle semblait ailleurs. Je lui ai pris la main. Elle ne l’a pas enlevée cette fois-ci. Nous sommes restées dix bonnes minutes comme ça. Au bout d’un moment, elle m’a lâchée, elle s’est levée, je me suis levée aussi. Et puis elle s’est rassise, je me suis rassise aussi. Elle s’est relevée et moi aussi… De sa bouche pâteuse sont sortis les mots de l’enfer :
– T’en as pas marre de me suivre comme une chienne ? Waf waf ! Marion-toutou. Bon chien ! Bon chien !
Et elle avait tourné les talons. De ce jour, je ne l’avais plus revue.
À Graslin, il y a cette arrière-cour, derrière un bar de la rue Racine. Une arrière-cour mal fréquentée, qui contraste avec ce quartier bourgeois-balai-dans-le-cul. Je m’y dirige, dans l’espoir que Claire s’y trouve. Le bar est propre. Deux trois couples qui discutent à la lueur de bougies parfum gingembre. Je lance un regard entendu au barman, au bluff, et je pousse la porte du fond… Derrière, c’est tout aussi calme. Une petite cour extérieure, avec quelques néons discrets par-ci, par-là qui ne laissent pas deviner les traits sur les visages. Il y a une vingtaine de personnes. Les silhouettes discutent, certaines posent des mains sur des cuisses, d’autres s’échangent en sous-main des billets discrets… Je m’assois et m’allume une cigarette. Est-ce que Claire va me reconnaître, cette fois ? Voudra-t-elle de moi ? Je suis prête à tout pour m’offrir à elle. Une voix s’élève :
– Marion ?
Je me retourne, je plisse les yeux pour discerner le visage dans la pénombre. Derrière un écran de fumée, je vois une paire de lunettes de vue rouges et un grand foulard, rouge aussi.
– Ludi ? – Marion ! Putain la vache, la gueule ! T’as drôlement vieilli ! C’est moche quand même ! T’as rien à boire ? Prends-toi à boire ! Ça me fait tellement plaisir de te voir !
Je comprends qu’elle est déjà sacrément déchirée.
– Merci Ludi, un peu de pinard, ouais, pourquoi pas. Alors, qu’est-ce que tu deviens ?
Souffle de cigarettes. Pas de réponse. Puis :
– Tu veux une clope ?
Je dis oui et on s’écarte un peu des autres pour discuter.
– Ça fait un bail Marion. Ce que je deviens, ce que je deviens… tu vois bien, je me suis casée… avec Marco, ouais. Enfin, Marcia, maintenant. Elle a changé de sexe il y a un an. Marcia !
Ça bouge au fond de la terrasse. Une grande gigue se lève. Marco. Marcia. Bref. Je l’embrasse. Ludi nous rejoint et on reste enlacées quelques minutes. Puis :
– Allez, c’est ma tournée !
Deux heures après, Marcia dormait sur les pavés de la place Graslin. Moi, je tournais en rond autour de Ludi, qui était accoudée à un lampadaire.
– Allez, dis quoi ! T’as revu Claire ? On pourrait pas aller la chercher ? Se retrouver toutes ensemble, comme au bon vieux temps ? Réparer la meute ? – Claire, elle est plus la même OK ? C’est plus la Claire qu’on a connue ! C’est une… Une… – Une pute ouais ! Je sais bien. On s’en fout ! Tu crois qu’on a l’air malines, là toutes les trois, l’autre qui geint sur le sol et nous… nous qu’avons l’air de deux putain de perdues ? On a besoin de Claire… Sans elle on est rien. – Toi… Toi… À faire comme si c’était le groupe qui t’intéresse… Tout ce que t’as toujours voulu c’est de la baiser, la Claire ! À toujours la suivre comme un petit toutou…
Là, je l’ai mordue à l’oreille. J’en ai rageusement recraché un petit bout. Elle s’est reculée comme une bête blessée, s’est recroquevillée sur elle-même. Puis, quand je ne m’y attendais plus, elle m’a sauté dessus. On a roulé. Elle a déchiré mes vêtements. M’a mordue à la gorge. J’ai vu le sang sur ses dents. Ça m’a mise en rage. D’un geste rageur, je lui ai griffé le visage, et trois lignes rouges ont brillé sous les réverbères. À ce moment, Marcia nous a séparées. Elle était beaucoup plus forte que nous, et on a dû se calmer. Marcia a montré l’autre bout de la place d’un signe du menton. D’une grosse berline noire, une jeune femme brune, haut campée sur ses talons, descendait. Claire. La voiture démarra doucement, et s’en fut bientôt. Claire était là, debout, à nous regarder de loin. On est restées toutes les trois, dans un silence de mort, figées et droites, dans l’attente d’un geste. J’étais sûre qu’elle allait tourner les talons et disparaître dans la nuit, mais non. Elle s’est approchée, tout doucement. Petits pas par petits pas. Notre reine. Son maquillage avait coulé. Elle boitait. Mais c’était la reine. En arrivant devant nous, elle a caressé la joue de Ludivine et lui a léché la plaie à l’oreille. Elle a rabattu mon haut déchiré sur ma poitrine. Ses doigts m’ont effleuré les seins. Elle a embrassé Marcia, qu’elle a reconnue tout de suite. Puis le silence. J’ai dit :
– On va boire un verre chez moi ?
J’habitais au deuxième d’un immeuble tranquille, dans les nouveaux quartiers près de la gare. Silencieusement, comme des religieuses, nous avons marché le long des rails. À un moment, quelqu’un a dit :
– Des nouvelles de Stéphanie ?
Puis :
– Morte. Femme battue.
J’ai entendu Claire gronder. Un grondement sourd, presque inaudible, dans sa gorge. On se rapprochait de l’appartement. Une fois en haut, on s’est toutes les trois dispersées dans le salon. Claire a fait voler ses couches de vêtements, Marcia s’est affalée sur le canapé, Ludi s’est allongée par terre. J’ai sorti le vin rouge. Cinq bouteilles. La cinquième sera pour Stéphanie. On s’est raconté nos vies. J’étais à côté de Claire, sur le tapis. Sa tête posée sur mon épaule. Sa main posée sur la mienne. Marcia faisait le singe sur le canapé, en renversant du vin sur le beau cuir beige. Elle s’effeuillait doucement. Curieuses de voir à quoi ressemblait son entrejambe, nous nous sommes tues et nous sommes concentrées. C’est à ce moment que des bruits se firent entendre dans l’escalier. Claire, tout de suite, fut debout, toutes dents dehors, prête à l’attaque. Grégoire, dans son pyjama de soie, la main droite bandée. Claire se mit à gronder de nouveau. Je leur avais raconté un peu ma vie avec lui, ce qu’il avait fait de moi, petit à petit, légère humiliation par légère humiliation, comment il avait su asseoir sa supériorité. Marcia m’avait mis une claque en me disant que c’était de ma faute. Que j’aurais dû être plus forte. Je n’avais pas cillé, elle avait raison. Mais Claire avait grogné. Ludivine aussi. Grégoire s’était immobilisé sur la dernière marche. Marcia, grand dandy décharné, avait une jambe sur le dossier, une autre dans le canapé, prête à bondir, seins nus. Ludivine, chasseuse accroupie, le fixait d’un regard de feu. Claire était à ma droite et continuait de gronder. Elle passa derrière moi. Je sentis son front contre l’arrière de ma tête. Elle me poussait. Grégoire tremblait. Un mince filet jaune lui coula le long de la jambe gauche. Son beau pyjama en soie. Qu’il avait choisi mais que je lui avais offert, pour nos deux ans de relation. Grégoire eut le temps de monter trois marches avant que je sois sur lui. Le premier coup de dent, ce fut pour son mollet. J’en arrachai une grande partie. Dès lors, il était fini. Il tenta de monter plus l’escalier mais je recroquai dans les tendons et le tirai vers le bas. Bientôt je l’apportai, proie facile, à mes amies. Marcia lui bondit dessus. Claire le mordit à la nuque et Ludivine vint laper le sang qui coulait. Il avait beau se débattre, nous avions gagné. À l’aide du tisonnier, je lui ouvris le dos en deux et enfouis ma tête dans ses entrailles. J’en ressortis repue.
Claire prit alors mon visage dans ses mains, planta ses yeux dans les miens, et prit mes lèvres entre les siennes. Elle me mordit jusqu’au sang, puis me coucha sur le sol, et pendant que Marcia et Ludivine finissaient leur festin, elle me fit l’amour comme jamais personne ne l’avait fait auparavant.
Plus tard, alors que l’on buvait notre vin de dessert, Clément apparut, trottinant depuis la cuisine. Il avait faim. Nous aussi.
Claire a grondé.
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