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Réalisme/Historique
mattirock : Retourner au tombant
 Publié le 12/10/16  -  10 commentaires  -  7360 caractères  -  92 lectures    Autres textes du même auteur

Souvenirs de frayeurs dans l'océan.


Retourner au tombant


Il est 6 h du matin, tout est calme. On entend juste au loin le bruit d’un pick-up qui remonte dans les collines, à quelques kilomètres d’ici. Les collines sont brunes, faut dire que la pluie se fait rare depuis quelques semaines. J’étire mon corps encore endormi, les pieds nus sur la natte qui indique l’entrée de ma case. Avec moi se réveillent les oiseaux. Quelques pétrels poussent des cris suraigus, qui viennent résonner violemment contre les parois de l’horizon. L’horizon, je le scrute sans bouger, les yeux braqués vers la mer encore grise. Elle est encore grise parce que le soleil tarde à se lever lui aussi. Elle bleuit à vue d’œil. On dirait un lac, c’est pétole de chez pétole comme on dit. Le temps idéal pour piquer une tête.


Un peu plus haut sur le terrain, entre deux cocotiers stoïques, quelqu’un fait la vaisselle sans faire de bruit. J’entends tout de même les petits cliquetis des couteaux sur les bols, comme s’ils jouaient discrètement avec le silence. C’est ma tante qui se prépare une tasse de thé. À 6 h 05, le soleil est entièrement sorti de son bain gris. L’éclairage rasant donne à l’océan une teinte pastel, un peu trouble. J’attrape un vieux masque et un vieux tuba, et me dirige lentement vers la plage, qui siège à dix mètres de ma case. Sous mes pieds l’herbe fourmille et me rappelle qu’ici la vie est partout. Si tu regardes bien et assez longtemps, jamais ton champ de vision ne restera vide. Il y aura toujours un cafard pour traverser une poutre, une guêpe pour venir voleter autour de ton nez, un chat pour fouiller les broussailles, une araignée pour grimper un arbre, un oiseau pour fureter dans les branchages… Cette vie constante peut au début surprendre, mais finit par être reposante, peut-être parce qu’elle est telle qu’elle devrait être, telle qu’il faudrait qu’elle soit : telle que la connaissaient les peuples primitifs.


Le sable est encore frais, et ça fait du bien. J’estime qu’il doit être 6 h 10, et il doit peut-être déjà faire quelques trente degrés bien sentis. C’est marée descendante. Je ne dois pas trop traîner, une marée trop basse pourrait me bloquer dans les coraux. Je m’immerge rapidement. Les dix premiers mètres, il n’y a que du sable, et quelques tricots rayés éveillés par la curiosité. Puis, les coraux commencent à apparaître, et bientôt je nage au-dessus d’un lit de couleurs tranchantes : bleues, rouges, jaunes… Les poissons aussi affichent avec orgueil des robes très colorées.


Mes yeux s’habituent peu à peu à l’environnement. Je n’entends que ma respiration que je m’efforce de rendre calme. Je prends de longues inspirations et de longues expirations. Je cherche un rythme apaisant. Mon organisme commence à se réveiller, et je me sens en forme, tranquille. Le tuba marche bien, j’ai juste un peu d’eau salée qui parvient de temps en temps à mes lèvres. Certains habitants sous-marins dorment encore. J’essaie de ne pas les déranger. Après quelques minutes, j’arrive au tombant. C’est l’endroit où le corail se termine, laissant sa place à l’immensité sablée, six mètres plus bas. Alors que sous mon ventre grouille une vie sous-marine joyeuse et vive, au tombant c’est un bleu de mort qui m’attend. Un bleu insondable. D’un coup les couleurs tombent, et quelques-unes restent accrochées aux derniers coraux qui forment la frontière. Je nage le long de cette frontière quelque temps, jetant régulièrement des regards rapides vers le grand bleu, gagné par l’inquiétude que crée en moi cet inconnu. À ma droite, la vie continue. Quelques poissons-perroquets viennent nager avec moi. Malheureusement mon tuba commence à prendre l’eau sérieusement, et je dois le vider à maintes reprises. Je me dis qu’il est temps de rentrer, et je fais demi-tour. Je sens quelque chose toucher mon avant-bras. C’est un des poissons-perroquets ! Il veut sûrement jouer avec moi, et je le laisse faire. Puis je sens une petite douleur au pied. Je me retourne. C’est aussi un de mes camarades de jeu, qui me fonce dessus. Un peu énervé, je donne quelques coups de pied, et reprends ma nage. Nouvelle douleur. Trois poissons-perroquets, petits comme mes mains, me prennent en chasse. J’émets un rire nerveux, et donne quelques impulsions bien senties. Je longe toujours le tombant. Les poissons me rattrapent. Et me chiquent les doigts de pieds. L’angoisse me gagne quand je vois que mes pieds saignent. Ces petits salauds me mordillent ! Je me retourne complètement, et donne des coups de poing dans leur direction. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je vais pas me laisser faire par trois petits microbes dans votre genre, il m’en faudrait deux fois plus pour mon petit déjeuner ! Mais mes mains sont ralenties par l’eau, et je me sens comme handicapé. Mes adversaires virevoltent quant à eux avec une agilité déconcertante et viennent me mordre jusque dans les jointures de mes mains. Je commence à paniquer. Je fais demi-tour. La marée a baissé et je dois longer le tombant encore quelques dizaines de mètres pour trouver un passage à travers les coraux. Mes agresseurs me suivent et me chiquent continuellement les orteils. Les derniers mètres qui me restent à parcourir me semblent durer une éternité et je commence à comprendre que je ne suis pas chez moi, ici. Je me sens un peu comme un cosmonaute sur une autre planète. Ma physiologie n’est pas adaptée, je suis gauche, et je dois faire l’effet d’un vieil éléphant pataud pour toute la faune qui m’entoure. Une estafilade de corail vient entailler mon bras gauche. Aïe. Le sang me suit alors que je remonte le tombant à toute vitesse. J’essaie de ne pas penser aux requins, ma tante m’a bien dit qu’il y avait des requins mais j’essaie de ne pas y penser. Ne pas y penser, ne pas y penser… Mes forces s’amenuisent, mon tuba se bouche toutes les deux respirations, je n’en peux plus. Puis soudain, les poissons arrêtent de me mordre. Je m’arrête aussi, et reprends mon souffle. Quelle panique ! Pour pas grand-chose… Je regarde ma blessure au bras, c’est très superficiel. Idem pour les morsures. Je vide mon tuba, et me laisse pendre dans l’eau quelques secondes, écoutant mon cœur se calmer. Je me retourne une dernière fois vers le bleu, parce que même s’il est inquiétant, le mystère de la mer agit sur moi comme un aimant. Je scrute. Soudain, quelque chose apparaît. Mon cœur repart de plus belle, et je frôle la syncope : une énorme forme noire au profil aiguisé comme un couteau de cuisine passe à quelques mètres de moi, dans la brume bleue. Elle fait bien ses deux ou trois mètres, et se termine par une longue queue tranchante d’au moins un mètre. Une raie géante. Elle se balance tranquillement mais je sens malgré la distance qui nous sépare toute la force et la puissance qu’elle dégage. Mon sang se glace, je ne bouge plus, je ne respire plus. Le silence pèse des tonnes, et je me sens plus que jamais en territoire inconnu. Je n’ai plus qu’une idée en tête : retrouver ma planète, retrouver la Terre ferme.

Quand la raie s’éloigne, je rentre mon ventre et nage coûte que coûte au-dessus des coraux sans me retourner. La mer s’agite, et me balance dangereusement au-dessus de ces véritables dents de la mer.

Finalement, j’arrive au bord sain et sauf, je retire mon masque, et je me frotte les yeux. Me voilà bien réveillé.


Pendant mon petit déjeuner, je ne pense qu’à une chose : retourner au tombant.


 
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   MissNeko   
12/10/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour

C est bien écrit, agréable à lire. Un peu de suspens parsème votre récit réaliste.
Je chipote mais peut être que "le tuba marche bien" devrait être remplacé par "fonctionne bien"
A vous relire

   plumette   
12/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Mattirock,

ce texte m'a happée de bout en bout.j'ai bien aimé ce démarrage qui nous installe dans une ambiance. un "ailleurs" très bien rendu, grâce à une écriture de belle qualité.
je suis entrée dans la mer avec vous. La progression dramatique est très réussie, j'ai senti l'angoisse monter avec le narrateur!
j'aime beaucoup nager dans la mer mais suis très ignorante de ce milieu et votre texte ne me rassure pas!!

je suis un peu étonnée du retournement de situation à la fin, où bien vite remis de sa frayeur, le narrateur ne demande qu'à y retourner!

Bravo!

Plumette

   Blacksad   
13/10/2016
Mince... je n'ai pas accroché et pourtant je pensais que ce texte allait me plaire.

Juste un point de détail sur la forme "faut dire que la pluie..." m'apparaît déplacé. En effet le paragraphe de description est écrit dans un style qui n'a rien de familier et cette formulation tranche un peu.

La remarque sur les peuples primitifs me semble superflue également. Je pense qu'il faut laisser le lecteur arriver à cette conclusion tout seul. Cette précision alourdit le texte et transforme la belle description précédente en démonstration.

En fait, je n'ai pas accroché sur le fond. Ayant pas mal pratiqué ce genre d'activité dans une autre vie, j'ai un peu tiqué sur les poissons perroquets qui mordent jusqu'au sang. Le seul cas où ils peuvent se montrer un brin agressif c'est quand on approche de leur "nid" mais leur charge reste alors symbolique et je n'ai pas souvenir d'avoir jamais été mordu. Ni même mordillé.

La peur du sang quand on est du mauvais côté du tombant est réelle,.. mais ce n'est pas une raie qu'on craint alors, qu'elle soit manta ou non.
Les raies ne sont pas franchement dangereuses... le profil aiguisé comme un couteau de cuisine qui fait ruisseler l'adrénaline dans tout le corps est celui du prédateur auquel on pense tous (et que d'ailleurs "la tante" a évoqué elle-même...). La description des petits poissons se terrant tous d'un coup et de cette ambiance si particulière qui existe sous l'eau lorsque le seigneur (saigneur ?) apparaît en son domaine aurait été beaucoup plus efficace à mon sens.

Cela, associé à quelques détails comme le tuba "qui marche bien" et puis qui prend l'eau, les avertissements de la tante et ce malaise sous l'eau, laisse à penser que le plongeur du texte est totalement néophyte et qu'il raconte sa frayeur d'une de ses premières virée en "PMT". Vu sous cet angle, le texte se tient (hormis l'attaque des poissons perroquets de mon point de vue) mais en ce cas, il manque la phase d'émerveillement qui en tout cas n'est pas assez décrite pour faire le contraste avec cette rencontre d'une raie qui le met en émoi

Bref, j'aurais attendu de ce texte une description de ce que j'ai parfois ressenti sous l'eau et je n'ai pas retrouvé ces sensations d'où une déception très personnelle et donc très subjective sur ce texte.

Merci pour cette lecture qui m'a rappelé de bons souvenirs malgré tout !

   Solal   
12/10/2016
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

Voilà un texte qui me place à égale distance "des dents de la mer" et du "grand bleu". On oscille entre un sentiment d'angoisse (voir de terreur) et de fascination.
J'ai lu cette nouvelle comme une parabole : l'océan prodigue et indomptable qui ne révèle jamais ce qu'il réserve aux hommes.
Beau sujet, je regrette que vous ne l'ayez pas creusé davantage. J'ai l'impression d'être resté à la surface des choses, d'autant plus que le thème a déjà maintes fois été traité .
Votre écriture me parle, elle me secoue sans pour autant secouer les mots.
Je note quelques petites maladresses, par exemple : "...mon tuba commence à prendre l'eau sérieusement...", la place, voir l'utilité du "sérieusement' me gêne. Mais rassurez-vous, je fais un peu d'excès de zèle.

En vous remerciant.
Solal

Ps : Petite question, aimez-vous Conrad ?

   Ora   
12/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai été absorbée! Vos description ont créé un monde que j'ai vraiment pu visiter avec intérêt et un pincement d'anxiété. je me suis vraiment demandée s'il allait survivre à cette escapade. J'ai juste été gênée par ce long paragraphe qu'il aurait été plus facile de lire s'il avait été découpé je pense.

   Anonyme   
13/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
L'auteur nous prend dans sa main et on y reste. Le rythme est époustouflant, bravo! j'aurais apprécié que le texte soit plus aéré, cela n'ôte rien au suspense. Exercice difficile aussi que de choisir d'écrire au présent, je pense qu'il faut un peu "mixer" les temps. Ceci-dit, j'ai beaucoup aimé ce texte et je salue la performance.

   vendularge   
13/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

J'ai beaucoup aimé ce texte; il est dense court, bien écrit et surtout restitue l'atmosphère particulière de cette plage dans un coin du bout du monde et ce n'est pas si simple; j'ai quelques souvenirs de ce type de balades, le sentiment de calme absolu et d'émerveillement souligné par ce silence si particulier; je n'ai de souvenir du tombant qu'en bateau.

Bref, c'est un travail bien fait qui donne envie de piquer une tête dans l'aquarium

vendularge

   Pouet   
20/10/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bjr,

J'ai bien aimé cette histoire toute simple mais bien menée. J'avoue avoir ressenti la peur du narrateur, bordel se faire chicoter les arpions par des poissons-perroquets, ça fout les jetons!

Je me suis demandé si on pouvait "émettre un rire nerveux" avec un tuba dans la bouche.

Franchement une ambiance bien retranscrite.

Au plaisir.

   Cordiale   
25/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai tout de suite été séduite par la qualité de l'écriture, dès les premières lignes (raison de plus pour regretter quelques petits défauts ou inexactitudes, dont celles qui ont été citées).
La description de l'atmosphère du matin, du paysage marin, des coraux puis de l'impressionnante profondeur du tombant sont très prenants. J'aurais aimé un peu plus d'exotisme dans la description du grouillement animal terrestre.

Il me semble que l'auteur a voulu dramatiser la fin, pour tenter de dire de façon plus "spectaculaire" l'angoisse bien réelle, le sentiment d'être un intrus, l'étrangeté et l'insécurité qui apparaissent très vite dans un milieu où on se sent physiologiquement inadapté, et de surcroit novice.
C'est un peu dommage, car du coup on perd le plus fort du récit : l'angoisse quasi-métaphysique qui surgit au moment où de tout petits poissons attaquent le plongeur, angoisse bien préparée d'ailleurs par le spectacle du grand vide bleu en dessous.
J'étais surprise aussi que cette attaque puisse aller jusqu'à des morsures, du sang. Mais par expérience je sais qu'elle n'a pas besoin d'aller si loin pour être angoissante, par son "inquiétante étrangeté".

De la même façon, le suspens introduit autour de la description de la raie manta est trop prolongé pour être honnête. On peut imaginer qu'une seule seconde de confusion ait pu suffire, quand on voit du coin de l'œil une grande silhouette, pour affoler le cœur, surtout si on s'inquiète depuis un moment pour les traces de sang qu'on perd.
Enfin, j'ai beaucoup aimé la conclusion, qui dit bien la fascination qu'a provoqué cette expérience de certaines limites.

   vb   
30/5/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Mattirock,

Ce texte très court est agréable à lire. Un suspens tout simple mais qui tient le lecteur en alerte. J'ai donc beaucoup aimé, mais je crois que je l'aurais encore mieux aimé s'il eût été plus court.

Quelques exemples:

"les pieds nus sur la natte qui indique l’entrée de ma case"
->
"les pieds nus sur la natte à l’entrée de la case"

"entre deux cocotiers stoïques"
->
"entre deux cocotiers"

"J’estime qu’il doit être 6 h 10"
->
"Il doit être six heures dix"

"Trois poissons-perroquets, petits comme mes mains"
->
"Trois poissons, petits comme mes mains"
(pour éviter la répétition)

"donne quelques impulsions bien senties"
->
"donne quelques impulsions"

"Et me chiquent les doigts de pieds"
->
"Et me chiquent les orteils"

"Ces petits salauds me mordillent !"
->
"Ces salauds me mordillent !"

"Je me retourne complètement, et donne des coups de poing dans leur direction"
->
"Je me retourne, donne des coups de poing"

"Mais mes mains sont ralenties par l’eau, et je me sens comme handicapé."
->
"Mais mes mains sont ralenties, je me sens handicapé."

"Mes agresseurs me suivent et me chiquent continuellement les orteils."
->
"Mes agresseurs me suivent et me chiquent les orteils."
(chercher un synonyme à chiquer)

"Les derniers mètres qui me restent à parcourir me semblent durer une éternité et je commence à comprendre que je ne suis pas chez moi, ici."
->
"Les derniers mètres à parcourir durent une éternité, je ne suis pas chez moi, ici."

"Je me sens un peu comme un cosmonaute sur une autre planète. Ma physiologie n’est pas adaptée, je suis gauche, et je dois faire l’effet d’un vieil éléphant pataud pour toute la faune qui m’entoure."
->
Les termes "cosmonaute sur une autre planète", "vieil éléphant pataud" et "physiologie" me semblent des images trop contrastées issues de champs lexicaux trop distincts. Cela m'a heurté.

"Finalement, j’arrive au bord sain et sauf"
->
"j’arrive au bord sain et sauf"

"Une estafilade de corail vient entailler mon bras gauche"
Je pense que le terme estafilade n'est pas utiliser à bon escient. Pour moi (et selon cnrtl), estafilade est plus ou moins synonyme de blessure.
Mieux serait:
"Une lame/Un tranchant de corail vient entailler mon bras gauche"

Ces suggestions ne sont forcément pas des améliorations par rapport à que ce que vous avez écrit, mais ont pour but d'étayer mon avis sur le texte.


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