Au cours de la journée du 15, on apprit que les habitants du village et les émigrés devraient se présenter à la Kommandantur, dans les vingt-quatre heures, munis de leurs papiers d'identité, dans toute la mesure du possible. Il ne me souvient pas d'y être allé. C'est un événement que je ne revis pas et que je ne pense donc pas avoir vécu.
En revanche, je revois très bien mon grand-père, revenant de cet établissement dont les fenêtres du premier étage laissaient pendre jusqu'à terre d'amples bannières nazies rouges et blanches où se retrouvaient croix noires et svastikas. Il nous rapportait nouvelles et instructions. Nous étions consignés durant trois jours et pourrions prendre la route du retour, le 18, dès le matin. Ce délai devait permettre aux troupes allemandes d'occuper seules les routes et de se masser. En effet, durant ces trois jours, nous avons vu défiler des centaines de chars et chenillettes, d'innombrables camions bondés de soldats en uniformes gris vert, des motos, side-cars et même bicyclettes. Tout était organisé. Tout était prévu, jusqu'au sort des réfugiés espagnols, en vertu des accords passés entre Hitler et Franco. C’est ainsi que la petite Carmen et sa famille devraient rejoindre le village de Marigny-le-Châtel et se présenter à la Kommandantur de ce village, sous peine de « représailles », disaient les Allemands. Ce mot-là, par bonheur, j'en ignorais le sens et on ne crut pas utile de me l'expliquer. J’aurais tellement craint pour le sort de ma petite amie espagnole, ma petite amie de trois jours, ma petite amie de l’exode !
De ces trois jours, il n'y a guère à dire. Nous occupions notre temps à regarder la route et le déferlement des convois allemands qui s'enfonçaient vers le sud. Ce flot ininterrompu semblait ne jamais devoir cesser et nous entendions, même la nuit, le vrombissement des moteurs. Remontant vers le nord, c'est-à-dire vers l'arrière, comme disent les combattants de première ligne, on pouvait voir passer, de temps à autre une colonne de soldats français prisonniers. Ils marchaient misérablement, le visage empreint d'une immense tristesse et les traits marqués d'une immense fatigue.
Je revois très précisément l'une de ces colonnes, particulièrement éprouvée et pitoyable. Les hommes se traînaient. Deux d'entre eux en soutenaient un troisième qui avait passé ses bras sur les épaules de ses compagnons et dont les pieds, incapables désormais du moindre pas, traînaient sur le sol :
- Du sucre ! criaient ces deux malheureux à notre adresse. Du sucre ! Il faudrait du sucre pour le camarade !
Maman déjà se précipitait vers la grange, mais Paul qui avait compris son intention l'en dissuada :
- Les Allemands sont durs avec les prisonniers. Ils ne te laisseront pas approcher. Ils pourraient te rudoyer.
Bouleversés par le dénuement de ces misérables et peut-être aussi par la conscience de notre impuissance et de notre lâcheté, nous avons regardé s'éloigner le petit groupe. Après, il en vint d'autres et d'autres encore et leur misère était tout aussi poignante. Notre kilo de sucre n'y aurait pas suffi. Il en aurait fallu des centaines et des centaines pour secourir les lambeaux de l'armée française. Alors, pour la première fois sans doute, je remis en question le concept de charité tel qu'il se présentait à mon entendement et je compris qu'on n'a rien donné, aussi longtemps qu'on n'a pas tout donné. Le bon saint Martin qui avait donné la moitié de son manteau à un pauvre, qu'aurait-il fait s'il avait rencontré un second pauvre ? Sans doute lui aurait-il donné la moitié de la moitié qui lui restait. Et au troisième ? Au quatrième ? Est-il possible de tout donner et de ne rien garder pour soi ?
Il m'était interdit de m'éloigner de la grange, mais je n'en avais nulle envie. La traversée de la route pour aller voir ce qu'il se passait de l'autre côté du village eût constitué d'ailleurs une expédition à haut risque. Je m'étais pourtant aventuré dans un étroit sentier qui jouxtait la grange et s'enfonçait vers des jardins, serpentant entre deux lignes de grillage qui délimitaient potagers et vergers. À quelques centaines de mètres de là, ce sentier débouchait sur un tas de décombres que protégeaient de hautes orties qu'en d'autres temps j'aurais jugées particulièrement dissuasives. Mais les orties, ma peau les avait apprivoisées depuis quelques jours et ne les redoutait plus guère ! Parmi ces décombres, j'avais découvert de quoi me faire fusiller vingt fois. Cachés dans les orties, il y avait là sabres et baïonnettes, balles de tous calibres, pour pistolets, fusils et mitrailleuses. L'un des sabres surtout m'attirait. Logé dans un fourreau noir qui ne portait aucune égratignure, il y glissait avec une aisance parfaite. On pouvait le sortir et le rengainer sans le moindre effort et je ne m'en privais pas. Sa lame brillait mais je la jugeai bien peu tranchante. En revanche, sa pointe particulièrement aiguë m'impressionnait fort et je l'éprouvais sans cesse de mon index. Je revenais vingt fois par jour à mon arsenal, m'assurant de n'être ni suivi, ni même repéré, avant de procéder à mon maniement d'armes.
Mon second centre d'intérêt était la petite Carmen. Elle m'intéressait par ce passé qu'elle avait vécu et qui semblait l'avoir tant marquée de son horreur. À mes yeux, elle était une petite héroïne, une petite pasionaria. Dans ma puérile vision manichéenne des êtres et des choses, je l'imaginais, courageuse petite républicaine, face aux méchants nationalistes de Franco. Je l'admirais et je la plaignais. J'aurais voulu pouvoir la consoler de ses misères passées et la protéger de ses misères à venir. J'aurais aimé la prendre dans mes bras et l'embrasser. Mais la petite Carmen était farouche et repliée entièrement sur elle-même, refusant de sortir de la grange et même de quitter la place qui lui était réservée. Je situais parfaitement l'Espagne, son pays, au sud-ouest de la France, au-delà des Pyrénées. J'avais entendu parler de la guerre civile espagnole et je savais que le père de l'un de mes camarades de classe était allé là-bas, en Catalogne, pour aider les républicains. Je savais aussi qu'Hitler et Mussolini avaient aidé les nationalistes. J'étais avec ceux que je jugeais les bons, avec les bons républicains et surtout avec Carmen, contre les méchants, Franco, Hitler et Mussolini. Ah ! ce Mussolini ! Comme Maître Bourdaud'hui devait le maudire aujourd’hui, lui qui, quatre ans plus tôt, le vouait déjà aux gémonies ! En attendant d'en apprendre plus à l'école ou dans les livres, je cherchais à parler à Carmen, mais c'était en vain. Cette fillette était une écorchée vive qui ne se laissait pas approcher. Elle était comme pétrie de terreur, d'une terreur prompte à se manifester au moindre signe qu'on lui adressait, fût-il d'amitié. Quelles souffrances avait-elle dû endurer !
Plus d'un demi-siècle après ces événements, je la revois, comme si elle était près de moi. Je la revois, pudique, protestant, pleurant, trépignant en tentant de cacher sa nudité que sa mère dévoilait entièrement à l'heure de la toilette. Je revois ses longs cheveux bruns, peignés longuement chaque matin durant des minutes et des minutes et surtout je revois ses yeux, ses yeux égarés, ses yeux fous. Je ne puis m'empêcher de songer au regard de Carmen lorsque je m'attarde sur le Tres de Mayo, ce tableau de Goya où l'on voit face au peloton d'exécution de Napoléon, un patriote espagnol en chemise blanche levant les bras, les yeux hallucinés.
Qu'est devenue la petite Carmen ? Déportée ? Restituée à Franco ? Morte peut-être ! Morte, n’ayant connu que le malheur, que l’horreur de la guerre ! Morte sans avoir connu le bonheur de vivre, sans même avoir eu le temps d’être un enfant !
*
Au jour dit, le 18 juin au matin, l'attelage était reconstitué. Après des adieux humides et muets à la petite Carmen que je savais ne plus jamais revoir, je repris mon poste dans l'équipage où chacun reprit le sien, Faraud dans ses limons, Paul au bridon, lapins et poules en leur logis d'osier, Blanchette et Noiraude solidaires du diable par leur licol. Tasie, ma mère et moi assurions les arrières, tandis que Paulette et Rip jouaient les serre-files. On se mit en route en direction du Nord, tournant le dos au Morvan mythique.
Ce fut une petite étape. Rien ne nous pressait plus. À quoi bon vouloir rentrer à marche forcée ? Plus de file de fuyards s'étirant à perte de vue, plus de sirènes, plus de sifflets, plus de mitraille, plus de plongées dans les orties, mais le loisir de musarder en route et de contempler le paysage. Rigny-le-Ferron, Vulaines, Planty, Marcilly-le-Hayer, seize kilomètres et ce fut tout.
À la sortie de Vulaines, je devais voir mon premier cadavre. C'était un tirailleur sénégalais. Il était demeuré assis sur un caisson, dans la position où la mort l'avait fauché. Ses yeux grands ouverts, au regard éteint, étaient encore tournés vers le ciel d'où était venue peut-être, la balle qui lui avait troué le cou. Un filet de sang noirci, parti de la blessure, avait coulé sur la chemise. Ma mère tenta bien de me dissimuler l'affreux spectacle mais ce fut en vain. J'avais vu. J'avais compris. Ainsi, c'était cela la mort, cette immobilité, cette rigidité, ce regard voilé, et pour toujours, pour l'éternité !
Tout en marchant, je m'efforçais, une fois de plus, de mettre de l'ordre dans les événements que je venais de vivre en si peu de temps, afin de ne jamais les oublier et peut-être d’en témoigner un jour, si l'occasion s'en présentait. À mon esprit d'enfant, ils inspiraient bien des réflexions naïves. Pourquoi faisait-on la guerre à des gens qui n'étaient pas si méchants puisqu'ils vous offraient des bonbons ? Pourquoi avait-on déclaré la guerre à l'Allemagne, un pays dont l'armée était bien supérieure à la nôtre ? On ne doit déclarer la guerre que lorsqu'on est assez fort pour la gagner ! Je le savais bien, moi qui avais un jour déclaré la guerre au général Burguet et qui avais dû battre en retraite, tout comme l'armée française ! Pourquoi recommençait-on toujours la guerre avec les mêmes pays ? Avec l'Allemagne, c'était la troisième fois, d'abord en 1870, puis en 1914 et encore en 1939. Qu'il faille toujours recommencer, c'était bien la preuve que cela ne servait à rien ! Comment les chefs des pays pouvaient-ils être assez stupides pour ne pas voir ces évidences ? Et s'ils voulaient se battre, que ne le faisaient-ils entre eux, tout simplement, par exemple, en faisant la boxe ! À quoi cela ressemblait-il de jeter les uns contre les autres des hommes qui ne se connaissaient pas, des hommes qui, s’ils s’étaient rencontrés dans la vie en des circonstances moins dramatiques, auraient peut-être été les meilleurs amis du monde, des hommes qui n'avaient donc aucune raison de s'entre-tuer ?
Tandis que je méditais ainsi, une importante colonne de prisonniers français, qu'encadraient des soldats allemands, commença à nous doubler. Les hommes paraissaient alertes et bien reposés. Ils allaient bon train, portant paquetages hétéroclites surmontés de couvertures soigneusement roulées. Suspendus à des mousquetons, quarts et gamelles s'entrechoquaient parfois. Nous les regardions passer lorsque Rip aboya joyeusement. Tasie, dont l'œil d'aigle voyait tout, s'écria :
- Lucien ! c'est mon Lucien !
À ce nom, l'un des soldats avait tourné la tête et déjà Rip s'élançait vers lui, gambadant, sautant et agitant le fouet. Parmi des centaines d'hommes, le brave berger avait reconnu son maître, car c'était bien lui, l'oncle Lucien Perreau, ô miracle du hasard, qui se trouvait là, sur cette route, entre Vulaines et Planty, au carrefour d'une rencontre que nul n'eût su prédire. Circonspect, avant de s'approcher de son gendre et de l'embrasser, mon grand-père observait les Allemands. Pour nous parler, ne serait-ce qu'un instant, mon oncle était sorti de la colonne et avait ralenti sa marche. L'un des gardes avait fait de même. Il avait parfaitement compris la situation et souriait :
- Ja, ja ! disait-il.
On s'embrassa. Ces brèves retrouvailles étaient comme un rayon de soleil perçant enfin les nuées. L'oncle nous demanda des nouvelles de sa femme et de sa progéniture, mes cousins Lucienne, Micheline et Bernard. Il s'inquiétait de la naissance de son quatrième enfant qui devait être en ce monde maintenant. Fille ? Garçon ? Nous n'en savions pas plus que lui. En fait, mon cousin Claude, qui serait d'ailleurs mon filleul, était né le 5 juin. L'oncle nous dit encore que les Allemands organisaient un camp de prisonniers, à Planty. C'est là que se rendait la colonne. Il nous confia aussi son espoir d'être bientôt démobilisé et de rentrer chez lui, à la gare de Vinay, dans une quinzaine de jours. Il fallut bien se séparer. Bien qu'il ne manifestât nulle impatience et demeurât fort accommodant, l'Allemand nous montrait du geste la colonne qui s'éloignait et, agitant ses jambes, tentait de nous faire comprendre que l'oncle Lucien et lui allaient devoir prendre le pas de gymnastique pour la rattraper. Comme il ne convenait pas que mon oncle s'attirât des ennuis, on l'embrassa et, flanqué de son garde du corps, il se hâta de rejoindre ses camarades. De loin, nous le vîmes agiter son mouchoir, ou peut-être un vulgaire chiffon qui en tenait lieu. Il se retournait à chaque instant et faisait de grands gestes pour nous dire adieu. On gravissait alors une longue côte et Faraud qui peinait avait ralenti son allure. La troupe disparut à nos yeux, derrière le sommet de la côte et on ne la revit plus. Toutefois, à l'entrée de Planty, dans une immense pâture, en bordure de route, sur notre droite, s'organisait le camp de prisonniers. Aux quatre coins, les Allemands dressaient de hauts échafaudages, des miradors, disait Paul, d'où ils pourraient dominer et surveiller l'ensemble du camp. En revanche, on ne voyait encore se dresser nul abri, pas même une tente de bivouac. Les soldats allaient-ils dormir à l'auberge de la Grande Ourse, alors que l'orage, dans le lointain, esquissait sa menace ?
Dans la nuit qui suivit, il éclata, en effet, violent, déversant des trombes d'eau et libérant tous les vents du monde. Le sort des soldats, celui de l'oncle surtout, nous préoccupa longtemps. Nous les imaginions transis sous le déluge et trop dépourvus pour pouvoir changer de vêtements.
À Marcilly-le-Hayer, on s'arrêta pour la nuit. Il n'était plus nécessaire de s'enquérir d'un gîte. Toutes les demeures, vides de leurs propriétaires, étaient ouvertes ou presque. Il suffisait d'entrer. Point n'était besoin de permission puisque les habitants, sans aucun doute émigrés eux aussi, n'étaient pas encore de retour. On opta pour une ferme, ce qui permettait d'offrir à nos animaux un confort trois étoiles. Pour le reste, le logis était d'une saleté repoussante et Mathilde, en d'autres circonstances, l'eût promptement récusé. Elle se borna à pincer les narines et à proférer un « pouah » de dégoût. Sur les lits, les draps semblaient tout frais sortis d'une cave à charbon. Les murs et le plafond avaient la lèpre et, sur leurs plaies, les mouches s'agglutinaient par centaines, par milliers peut-être, formant des archipels noirs qui, avec la chute du jour, prenaient de plus en plus d'extension. De quoi regretter nos granges successives et cela d'autant plus qu'il fallait bien partager le gîte avec d'autres ! D'autres qui ne donnaient pas toujours l'impression de se laver régulièrement et qui parfois sentaient le bouc ! Mathilde appelait cela la "promicuité» J'ignorais et le mot et son sens et n'opérai la rectification que beaucoup plus tard. En ces temps de misère, on s'adapte, n'est-ce pas ? Qui n'en est plus capable est condamné à disparaître. C’est ainsi que la crasse des draps ne rebuta pas certains qui, recrus de fatigue, appréciaient de dormir en un lit et que Paul, avisant un reste de vin qui stagnait au fond d'une bouteille, le but malgré les mises en garde comminatoires de Tasie-le-Dragon. Elle n’avait, disait-elle, jamais vu une chose pareille ! Ma mère le gourmanda, elle aussi, mais gentiment, car elle aimait bien son beau-père. J'étais bien jeune alors pour juger des comportements des adultes mais il ne m'échappait pas qu'une complicité affectueuse existait entre mon grand-père et maman.
On apporta de la paille fraîche dont on étendit sur le carrelage une couche épaisse et on déroula les couvertures sur lesquelles on s'endormit bien vite. Au cours de la nuit, je fus réveillé à plusieurs reprises, par l'orage d'abord et puis par mon grand-père que son estomac tourmentait et qui était pris d'une violente et douloureuse crise de hoquet. Tasie triomphait :
- Là, là, je l'avais bien dit, je l'avais prévenu ! A-t-on idée de boire la première saloperie venue ? Moi, on ne m'écoute jamais, je ne suis qu'une vieille bêêête ! Alors fichez-moi la paix, laissez-moi dormir ! Demain il fera jour. On avisera.
Maman tenta bien de soigner son beau-père, mais elle n'avait pas de remèdes, si ce n'est un peu d'alcool de menthe dont elle lui versa quelques gouttes sur un morceau de sucre. Ce fut inefficace car, par intervalles, tout au long de la nuit, ses hoquets, plus encore que le tonnerre, m'éveillèrent et me firent peine.
Ce furent les mouches qui sonnèrent le réveil. Dès qu'il fit jour, les archipels des murs et du plafond se désagrégèrent. Bourdonnantes et hargneuses, elles s'en venaient courir sur les visages, sur les bras, sur les mains, provoquant de désagréables chatouillis. Il fallut bien vite songer à décamper devant ce nouveau fléau. La plupart de ces mouches étaient bleues et énormes. D'où pouvaient-elles venir ? Quelle était l'explication de cette massive génération, de cette monstrueuse prolifération ?
Mal remis de sa pénible nuit, Paul harnachait difficilement Faraud et je crus bon de me rendre utile. Je l'avais souvent observé et je connaissais le nom et le rôle des différentes pièces du harnais. Il y avait le lourd collier, la sous-ventrière, l'avaloire... J'aidai mon grand-père et j'en fus fier :
- Ah ! Merci, mon petit garçon ! me dit-il, en me donnant un gros baiser piquant en matière de récompense.
Ce fut la seule journée de l'exode où je le vis constamment assis sur le limon du tombereau, supportant, sans se plaindre, l'inconfort et la précarité de la position. Il n'était pas de la race des hercules. Sa constitution plutôt chétive était sans commune mesure avec la robustesse de son fils, mon père, mais c'était un homme de courage qui savait souffrir en silence. Le 19 juin, l’étape nous mena de Marcilly-le-Hayer à Saint-Just-Sauvage via Basson, Saint-Lupien, Marigny-le-Châtel, Ossey-les-Trois-Maisons, Origny-le-Sec, Les Granges, Maizières-la-Grande-Paroisse. Ce fut une très longue étape de près de trente kilomètres !
Depuis le 10 juin, j'avais appris à classer les bruits, les cris et les sonorités diverses : vrombissements, hurlements et sifflements, crépitements et détonations, grondements du tonnerre et claquement de la foudre, meuglements des vaches abandonnées et hennissements des chevaux blessés, bêlements de la Noiraude harcelée par les taons et aboiements de Rip, gloussements des volailles et piaulements des lapins, tout cela m’était familier.
J’avais seulement commencé à explorer le monde des odeurs, ammoniaque des écuries et des étables, ranci des corps mal lavés mais aussi senteurs agrestes non dépourvues de charme et surtout, surtout, cette bonne exhalaison de terre mouillée, après l’orage de Pleurs. Je ne perdais rien pour attendre.
Alors que la route s'allongeait à perte de vue, une odeur inconnue agressa nos narines, une odeur irrespirable qu'on ne pouvait pas, hélas ! ne pas respirer, puisque l'air est le véhicule des odeurs, une odeur dont on se demandait comment il se pouvait qu'elle existât, une odeur venue d'un autre monde et que je ne devais plus jamais oublier.
À mesure que nous avancions, l'air en était de plus en plus empuanti. L'explication s'imposa bientôt. Là-bas, à une cinquantaine de mètres, se décomposait sous le soleil brûlant, le cadavre d'un fort cheval de trait, tué lors des mitraillages des derniers jours. On approchait. Bientôt, on fut tout près. Quelle horrible vision ! Couchée sur le dos, ventre gonflé et comme parcouru d'étranges ondulations, cuisses écartées jusqu'à l'obscénité, la charogne pourrissait, couvertes de myriades de mouches bleues, ces mêmes mouches qui nous avaient contraints à un lever matinal. Elle était dévorée de l'intérieur par des larves et c'était leur grouillement qui provoquait ces ondulations, cette apparence de vie, ce mouvement horrible à voir. De larges traces d'humeurs noires zébraient les flancs, semblables à des traînées de goudron. Incommodé lui-même, Faraud donna un coup de rein pour s'éloigner au plus vite.
Ainsi, c'était cela aussi la mort ! Ce n'était pas seulement l'immobilité, le silence, la nuit, c'était aussi la pourriture ! À mesure que nous nous éloignions, l'air semblait s'épurer. On n'hésitait plus à respirer. Hélas ! la charogne n'était pas unique. Les animaux avaient payé un lourd tribut lors des combats. Des cadavres, il y en avait un peu partout, sur les bas-côtés, dans les fossés et dans les prés. Comme nul ne se souciait de les enfouir ils se décomposaient lentement, apportant aux mouches une nourriture inespérée. On les voyait se poser par essaims, avides de déposer leurs œufs. Comme c'était clair maintenant, cette formidable génération de diptères ! Ainsi la vie naîtrait de la mort et le cycle serait bouclé !
On voyait aussi des formes allongées sous des couvertures, des soldats sans doute, encore sans sépulture. Tous les pauvres morts n'avaient pas été ainsi abandonnés. À Rigny-le-Ferron, nous avions vu une famille qui cherchait un fossoyeur et qui souhaitait disposer provisoirement d'un emplacement où inhumer deux défunts que, depuis deux jours, elle véhiculait. La puanteur, les mouches, il nous fallut les supporter jusqu'au terme du voyage. Ma mère trouva pour moi un semblant de parade. Elle avait emporté le flacon d'eau de Cologne de Pompadour qu'elle achetait à la pharmacie Usunier, place Hugues Plomb et qui était notre seul luxe. Elle en imbiba un mouchoir que je respirais dès que nous approchions d'une nouvelle charogne.
Nous nous arrêtâmes le soir à Sauvage, en une ferme où nous reçut fort aimablement une femme alerte et diligente. En un tournemain, elle avait libéré Faraud de son harnais, le faisant boire et le conduisant à l'écurie où il trouva en abondance, avoine, foin et litière fraîche. Puis elle nous accommoda une omelette et une salade énormes, sortit fromage et vin et termina en nous offrant une pleine corbeille de bigarreaux fraîchement cueillis. Ce repas, quelle merveille ! En retour, l'hôtesse ne nous demanda que de lui conter nos mésaventures. Tasie excella en narrateur, serrant les faits au plus près mais les déformant et les enjolivant parfois, à ce qu'il me sembla. Elle n'y mettait pas malice. C'était comme si elle avait voulu se convaincre elle-même de notre héroïsme. Je voulus apporter quelques compléments et rectifier certains passages du récit qui ne me paraissaient pas rendre exactement compte des événements réels. Tasie et moi, de toute évidence, n'avions pas accordé la même importance aux mêmes choses. Je fus vertement rabroué par ma grand-mère, attachée à son monopole du discours, et l'hôtesse en eut pour son omelette, elle en eut pour sa salade, pour son fromage, son vin et ses cerises.
La toilette ce soir-là fut particulièrement soignée. Nous avions nos aises et notre temps. Je prolongeai les ablutions à plaisir, heureux de sentir couler sur tout mon corps cette eau bienfaisante. On ne dormit pas dans la paille, mais dans le foin engrangé depuis peu. J'en fus quitte, les jours suivants, pour des salves successives d'éternuements et pour des yeux larmoyants.
À Sauvage, nous venions tout juste d’atteindre le sud du département de la Marne. Le lendemain qui était le 20 juin fut une sombre journée. Tasie, au verbe si brillant la veille au soir, se leva, ce matin-là, du mauvais pied. Elle fut, la journée entière, d'une humeur exécrable :
- Regardez-moi ça, disait-elle, il ne sait même plus atteler son canasson ! Et celle-ci, quand fera-t-elle attention au vélo de ma Madeleine ? Et celle-là, toujours à soutenir son beau-père ! Et l'autre, le sale gamin gâté, qui se permettait, hier soir, de me contredire ! Ah ! Jésus, Marie, Joseph, comme je suis bien entourée !
Elle se déchaîna ensuite contre les chèvres qui n'avançaient pas assez vite, contre le chien qui s'éloignait trop et finirait par se perdre comme ce corniaud de Black, contre les insectes qu'elle chassait à grands gestes, contre le soleil qui se croyait chez les Sénégalais... Elle enchaîna ensuite sur un film à catastrophe dont elle improvisait le scénario sous forme de monologue adressé à la cantonade :
- Et ma Suzanne ? A-t-elle eu un accouchement normal ? Elle est peut-être au cimetière à présent ! Et dire qu'on n'en sait rien ! Que vont devenir les quatre orphelins, avec leur père prisonnier, qu'on ne sait pas quand il rentrera ? Et mon Marcel ? Voilà des mois qu'on n’a pas de nouvelles de lui ! Disparu peut-être, comme ce pauvre Jules, à la guerre 14, qu'on n'a jamais retrouvé ! Ou alors, ventre en l'air, sous une couverture, au bord d'une route, comme ceux d'hier ! Et mon Michel ? Est-il revenu aux Rigoblins, pour nous rechercher comme il avait dit ? On aurait bien mieux fait de l'attendre et de laisser partir l'autre avec son sale jeune ! Pourvu que les Allemands ne l'aient pas ramassé ! Jésus, Marie, Joseph !
Cela n'arrêtait pas. Elle s'était mise à penser tout haut et bâtissait scénario après scénario. De ma tante Madeleine, elle parlait peu, la sachant en sécurité et de mon père, elle ne parlait pas du tout, ce qui agaçait ma mère et la peinait, tout à la fois. Je sentais monter la pression peu à peu et je m'en inquiétais. Faire taire Tasie, nul n'y songeait lorsqu'elle implorait Jésus, Marie et Joseph. Je la savais fort injuste et entêtée comme trente-six mille bourriques, quand elle avait décidé de faire enrager son entourage. Quant à Mathilde, je lui connaissais d’expérience des réactions vives et des répliques cinglantes, quand les bornes de sa patience étaient dépassées, ce qui arrivait vite. L'orage éclaterait avant la fin de la journée, c'était certain.
Vers dix heures nous étions aux portes d'Anglure, empesté de miasmes. Il fallait franchir l'Aube, avant d'entrer dans le bourg et je redoutais qu'il n'y eût plus de pont, bien que les Allemands aient traversé la rivière avant de nous rattraper. Il y en avait un, mais je ne saurais dire si c'était celui que nous avions vu miner et qui n'avait pas été détruit, ou bien l'un de ces ponts préfabriqués que le génie militaire jette sur les cours d'eau en quelques heures.
Anglure était un monde de désolation. Restait-il un seul immeuble encore intact ? Dans mon souvenir, ne subsistent que ruines, amoncellements de matériaux hétéroclites, pierres, briques, tuiles, ardoises, tôles, poutres calcinées et, partout, de larges cratères et des pans de mur dressés vers le ciel. On ne voyait âme qui vive. Ces ruines, ces cratères, ce désert, ce silence évoquaient une planète éteinte. Des arbres même, il ne restait que des fragments de troncs déchiquetés qui s'érigeaient en moignons grotesques.
Sur ce champ de dévastation pesait la lourde chape de la pestilence. Combien étaient-ils à pourrir là-dessous, écrasés, broyés ? Quand seraient-ils dégagés, reconnus, ensevelis à l'abri des mouches ? Ce spectacle affligeant était le résultat du quart d'heure de terreur que nous avions connu le 13 juin, agrippés au talus de la route, près de Saint-Just-Sauvage. Voilà ce qu'avaient fait les vagues aériennes : un tel désastre en si peu de temps confondait l’entendement. Et nous regardions autour de nous, tout en avançant, muets, incrédules, songeant qu'il s'en était sans doute fallu de quelques minutes pour que nous ne soyons pas là, nous aussi, à pourrir sous les décombres.
À ce nouveau spectacle, Tasie conçut un scénario nouveau :
- Et si tu étais là-dessous, mon Marcel, ou bien toi, mon Michel, ou même bien tous les deux ? Vous auriez aussi bien pu vous rencontrer. On a bien rencontré Lucien ! Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas !
On ne put de toute la journée, ôter de son esprit ses idées de ruine, de mort, d'anéantissement. Tel ce Gribouille qu’elle m’avait révélé à la Noël de 1936, ce Gribouille qui se jetait dans le feu pour ne pas être brûlé, Tasie se précipitait en imagination vers ce qu'elle redoutait.
Au milieu de l'après-midi, à Marigny, une alternative s'offrit à nous. Allions-nous, en tout point, suivre l'itinéraire du voyage aller et gagner Pleurs ou bien nous acheminer vers Sézanne par une voie plus directe. Paul, soucieux d'éviter à Faraud d'inutiles détours penchait pour la seconde option et ma mère aussi. Il n'en fallut pas plus à Tasie pour qu'elle se déterminât en faveur de la première et n'en démordît pas. Paul haussa les épaules devant l'indigence de son argumentation et engagea son cheval vers Gaye, sur la route de Sézanne.
Dès lors, le tragi-comique devint roi. Ostensiblement, Tasie se laissa distancer, puis elle ôta ses chaussures et se mit à chanter et à danser sur la route. Blanchette qui avait réussi à rompre son licol l'avait rejointe et la regardait. À l'époque, je ne connaissais pas Notre-Dame-de-Paris, le roman de Victor Hugo. Si je l'avais connu et pourvu que Tasie eût été bien plus jeune, la scène n'aurait sans doute pas manqué d'évoquer pour moi la chèvre Djali et la bohémienne Esméralda. Paulette riait franchement, ma mère et moi, nous nous regardions, demeurant dans l'expectative, quant à Pôôôle, comme disait Tasie, il demeurait impassible, guidant Faraud et avançant imperturbablement. À Gaye, Tasie, vindicative, prétendit ne pas entrer dans le village. Elle s'assit sur le bord de la route et soliloqua, reprenant ses thèmes de prédilection :
- Et mon Marcel ? Et ma Suzanne ? Et mon Michel ?...
Alors, ne pouvant supporter plus avant les jérémiades, Mathilde éclata :
- Et votre Maurice ? Vous n'en parlez jamais de celui-là ! Il est pourtant votre fils aussi ! Mais non, lui, il peut bien lui être arrivé n'importe quoi, ça ne vous fait ni chaud, ni froid ! Quels sont ceux qui ne vous ont pas abandonnés, le père et vous ? Est-ce la femme de votre Marcel et ses gamins ? En voilà assez de vos comédies ! Restez au bord de la route si vous voulez et dansez la polka ! Viens, gamin, nous, on continue !
Et elle cueillit dans le tombereau nos deux valises. Je me chargeai de la petite, de mon casque.
- Reste avec nous, ma fille ! implorait mon grand-père. Fais-le pour moi ! Ne me laisse pas !
Ma mère pleurait d'énervement et sans doute aussi de pitié pour le pauvre Paul, malade et fatigué, proie facile d'une Tasie devenue soudain odieuse, mais elle ne revint pas sur sa décision. Plantant là l'équipage, elle m'entraîna et décida que nous passerions la nuit à Sézanne. Nous avions de nouveau parcouru trente kilomètres.
Cette journée m'avait profondément perturbé. Je donnais raison à ma mère, tant j'avais le sentiment de l'injustice et de l'entêtement ridicule de Tasie, mais j'aimais bien mes grands-parents et détestais la zizanie parmi mes proches. Ces incidents, dont je m'amuse aujourd'hui, en les revivant par le souvenir, me paraissaient à l'époque d'irrémédiables cataclysmes. Aussi étais-je persuadé que j'avais pour toujours abandonné mon pauvre grand-père et que je ne le reverrais jamais.
Difficile de s'endormir avec de tels états d'âme ! Et que de cauchemars, le sommeil venu ! Tous mes oncles étaient morts, mon père était mort, mes cousins étaient morts. Tous étaient allongés, au bord de la route, couverts de mouches bleues.
Il nous fallut encore deux étapes avant d’être rendus. Le 21 juin on abattit quinze kilomètres, de Sézanne à Baye. De cette avant-dernière étape, assez courte, j'ai peu à dire. Ma mère et moi étions fatigués des dures journées précédentes. Nous allions à notre rythme, sans jamais forcer l'allure. Nous ne parlions pas, ou peu, mais je savais qu'un même sujet occupait nos pensées : qu'était devenu papa ?
Peu de réfugiés rentraient. Sur la route, nous étions seuls ou presque. J'avais perdu mes points de repère, ma place dans un ensemble et je m'habituais mal à cette forme nouvelle de notre odyssée. Je songeais aussi à mes grands-parents qui avaient nécessairement pris par la même route. Où étaient-ils ? Devant nous ? Derrière ? Quelle était l'humeur de Tasie ? Ne se montrait-elle pas trop tyrannique à l'égard de ses compagnons, de Paul surtout ?
À l'entrée de Baye, à droite, il y avait à l'époque, un grand parc avec de très beaux arbres, élevés et bien charpentés. Ce parc était clos d'une muraille. Il pouvait être cinq heures du soir et nous en approchions. De loin, j'avais remarqué des gens installés à l'ombre de cette muraille. Certains semblaient se restaurer, d'autres paraissaient allongés. On pouvait aussi distinguer des attelages. À mesure que nous approchions, je reconnus le diable aux mannequins, les chèvres broutant l'herbe du fossé, Faraud. Mes grands-parents étaient là. Ils nous avaient devancés. Je m'élançai vers eux dès que je les eus reconnus. Dans ma poitrine, mon cœur battait la chamade. Ils m'embrassèrent en me serrant très fort, heureux de me revoir. Maman s'arrêta, les embrassa à son tour et ce fut tout. Nous avions repris notre place, comme s'il ne se fût rien passé. J'étais aux anges.
Paul connaissait à Baye une famille Jorand. Il l'avait trouvée rapidement et il était convenu que nous logerions chez ces gens. Vinay ne serait plus qu'à vingt kilomètres. Ce serait notre étape du lendemain, la dernière.
Les retrouvailles m'avaient transformé. Oubliés les affreux cauchemars de la nuit, les morts et les mouches bleues, oubliées les ruines d'Anglure, oubliés les jours passés. Demain serait un autre jour. Demain nous dormirions aux Rigoblins, dans nos lits retrouvés ; et puis, malgré la toilette quotidienne, je me sentais sale, la tête me démangeait parfois et je me grattais. Comme ce serait bon, demain, de faire une vraie toilette, dans le grand baquet, avec de l'eau chaude !
Quelle bonne journée ! Je n'avais goûté que des petits bonheurs. La paix était faite ; nous dormions chez des personnes amies qui nous accueillaient chaleureusement. Nous allions retrouver une vie normale. Papa serait là dans quelques jours. Un rien te désespère, enfant, mais un rien te rassure et t'enthousiasme !
Tasie-Gribouille n'avait pas désarmé cependant. Ses fantasmes de mort et de ruine l'assaillaient toujours et elle semblait s'y complaire. C'était, encore et encore, le même leitmotiv : son Marcel et son Michel avaient toujours le ventre en l'air. À Baye, nous avions bavardé avec des gens qui nous avaient donné quelques nouvelles. Épernay était intact, ce qui nous réjouit. Tasie avait demandé des précisions. Puisque ces gens étaient en mesure de parler d'Épernay, ils avaient dû nécessairement passer par Vinay pour rejoindre Baye, du moins au carrefour de la Pointe-à-Pitre où se croisent la route de Montmirail et celle de Sézanne. Ces gens connaissaient parfaitement ce carrefour et même leur attention y avait été attirée par une maison détruite, entièrement brûlée.
Leurs explications étaient claires. La maison brûlée était au carrefour même. D'évidence, il s'agissait de l'une des maisons de la Pointe-à-Pitre et non des Rigoblins qui se trouvent à trois cents mètres du carrefour, au milieu des pâtures, à droite de la route de Montmirail. Tasie-Gribouille ne voulut rien entendre. Elle mit tout son entêtement à conclure que la maison incendiée ne pouvait être que la sienne. Sa maison avait été bombardée, qu'allait-elle devenir, Jésus, Marie, Joseph ! Elle réussit à nous convaincre tous, contre l'évidence, que sa maison, sa chère et tendre maison, était rayée du monde. C’est ainsi, chacun croit aisément à la réalité de ce qu'il craint ou de ce qu'il espère !
L'étape, une fois de plus, fut des plus sombres et cela d'autant plus que c'était la dernière et qu'au terme du voyage ne nous attendaient plus qu'une maison détruite, des pans de murs portant trace des morsures des flammes, une charpente calcinée, un toit effondré. Devant ce malheur définitif, parler était un sacrilège.
Tasie parvint encore à obtenir des témoignages de gens que nous croisions, à qui systématiquement elle demandait d'où ils venaient. Parmi ces braves gens, il en était qui, effectivement, étaient passés par Vinay et qui se souvenaient d'une maison éventrée et brûlée mais comme ils n'y avaient pas prêté véritable attention, ils la localisaient mal. Alors Tasie-Gribouille leur soufflait la bonne réponse et leur décrivait l'emplacement de sa propre maison, et les autres d'opiner pour le site ainsi circonscrit.
Devant un tel faisceau de témoignages concordants, le doute n'était plus permis. Je me mis à pleurer. Où coucherait Faraud ? Où dormiraient les chèvres ? Ah ! parlons-en des chèvres ! Si Blanchette plus efflanquée, plus diaboliquement barbichue que jamais se portait à merveille et avalait les kilomètres, la pauvre Noiraude donnait des signes d'épuisement. À chacun de nos arrêts, elle avait bêlé misérablement et, comme ses sabots saignaient, Tasie les avait enveloppés à grand-peine de chiffons qu'elle avait ensuite ligaturés. L'animal supportait difficilement ces pansements et bêlait de plus belle, avec des inflexions d'agonie. Tasie balançait entre la pitié et le ressentiment :
- Pauvre bêêête ! compatissait-elle.
Puis, dans la minute qui suivait :
- Crève, mais crève donc, espèce de carne !
Maman ne savait quelle contenance adopter. Le tragi-comique continuait, notre pérégrination tenait à la fois de l'épopée et du cirque.
Nous avions lentement traversé Champaubert-la-Bataille où, devant les canons commémoratifs de la bataille qu'avait livrée Napoléon Ier, en 1814, Paul m'avait donné une nouvelle leçon d'histoire. À cette époque déjà, la France était envahie, mais alors c'était à la fois par les Prussiens, par les Autrichiens et par les Russes. Mais pourquoi y avait-il tant de gens à ne pas nous aimer ?
Nous avions traversé La Caure et puis Montmort et nous approchions de la descente vers Brugny, de cet endroit où Black nous avait trahis. Alors, ce fut le drame. La Noiraude s'abattit. Il fallut vite couper son licol qui menaçait de l'étrangler : déjà elle tirait la langue, puis elle ferma les yeux et demeura étendue, inerte. À la palpitation de ses flancs, on voyait cependant qu'elle vivait. Mufle et bouche couverts d'une mousse blanche qui faisait mal augurer du sort de la « pauvre bêêête », muscles entièrement relâchés, Noiraude fut hissée comme une chiffe sur le grillage des mannequins. Elle y prit ses aises, étira ses quatre pattes et, couchée sur le dos, yeux toujours clos, elle ne bougea plus.
C'était le double suspense ! La pauvre chèvre allait-elle trépasser ? La chère et tendre maison était-elle détruite ? Un lourd silence planait sur notre équipage que troublaient seuls les claquements de sabots du cheval. Même Blanchette, intriguée de voir sa consœur étendue sur le grillage des mannequins et vaguement inquiète, avait acheté une conduite et ne bêlait plus. À un détour de la route qui, en cette côte de Brugny en compte bon nombre, Tasie se remit à « danser la polka », comme avait dit maman. Elle y mettait tout son cœur et accompagnait sa danse d'une chanson. La santé mentale de ma pauvre grand-mère me préoccupait fort, mais je n'osais rien dire, je regardais. Tasie dansait et chantait :
- Elle est debout ma maison ! Elle est debout ma maison !
La première, avant nous tous, elle avait percé de son œil de lynx, l'épaisseur des feuillages et entrevu, plutôt que vu, la silhouette aisément identifiable de la maison des Rigoblins. Maintenant, chaque nouveau détour de route nous offrait une vue plus rapprochée, à la manière d'un zoom : la maison semblait bien intacte. Alors ce fut la joie générale. On riait, on dansait la polka, on chantait, Rip jappait, Blanchette bêlait, mais avec un œil sur le mannequin où la pauvre Noiraude, inerte, absolument inerte, continuait à fermer les yeux, tout en respirant régulièrement. C'était jour de fête. Tout naturellement, on hâta le pas. Les derniers kilomètres furent franchis gaillardement, à marche soutenue.
Nous étions attendus. Devant la porte, curieusement grande ouverte, Black, très amaigri, agitait la queue. Il avait été le plus sage. Nous étions le 22 juin. Nos treize jours de voyage n'avaient servi à rien, sinon à meubler nos souvenirs, à enrichir notre expérience, à nourrir nos réflexions et à permettre aux plus jeunes d'entre nous de témoigner, le cas échéant, devant les générations futures.
On pénétra dans la maison pour y découvrir un affligeant spectacle. Bien que rentré rapidement au bercail, Black ne s'était pas montré vigilant gardien. Les portes avaient été forcées, la maison visitée. Il y avait du duvet partout, provenant d'édredons éventrés, et puis du verre et de la faïence brisés. Les buffets, les armoires baillaient, serrures fracturées. Cave et cellier avaient généreusement abreuvé les visiteurs, les bouteilles vides en portaient témoignage
La vue du champ de bataille était certes attristante, mais on n'avait pas l'impression de pillage. Peu d'objets avaient disparu. Les visiteurs avaient faim et soif, peut-être sommeil. Ils n'avaient cherché en des circonstances particulièrement tragiques, qu'à satisfaire les besoins organiques de la vie. On leur accorda donc un pardon plénier.
Après avoir fait, tous ensemble, un rapide tour du propriétaire et estimé le préjudice, il fallut songer à rendre à Faraud une liberté que sa fidélité, sa vaillance et sa patience avaient bien méritée. Le brave animal s’ébroua gaiement puis s'abreuva longuement au ruisseau familier retrouvé, avant de gagner son écurie.
Je regardais la Noiraude, toujours plongée dans un coma profond. Paul et Tasie, conjuguant leurs efforts, la descendirent du diable et la déposèrent à terre. Elle daigna alors donner signe de vie, ouvrit les yeux, se dressa sur ses sabots douloureux, s'ébroua elle aussi, bêla tout en regardant autour d'elle, comme éberluée. Et le miracle s’accomplit. Elle reconnaissait les lieux, cherchait à s'orienter. Lorsqu'elle eut repéré la porte de son étable, elle s'y précipita, follement joyeuse et de nouveau fringante. Allons, brave Noiraude, les bêtes ne méritent pas qu'on les traite de bêtes ! Rapidement lâchées dans leur cour, les volailles rescapées du voyage grattaient et pépiaient. De nouveau cueillis aux oreilles, les lapins ou du moins ce qu’il en restait, réintégraient leurs clapiers. Quant au déchargement du tombereau, rien ne pressait. Il y serait procédé à mesure des besoins.
Comme la nuit commençait à tomber et que nous étions attablés autour d'une pitance improvisée, un sourd grondement se fit entendre. Ah ! non, ça n'allait pas recommencer ! C'était comme un galop déferlant. D'abord lointain, le grondement se rapprochait rapidement et donnait l'impression de vouloir fondre sur nous. Chacun sortit, quelque peu circonspect, pour élucider le nouveau mystère. J'entends encore nos éclats de rire. Une cinquantaine de cochons, aussi noirs que sangliers, galopaient sur le chemin, d'autres, encore lointains, se rapprochaient rapidement, courant encore à travers les vignes qui garnissent les coteaux jusqu'à l'orée de la forêt. Eh ! oui, nous les avions oubliés ceux-là, et pourtant je les connaissais bien.
C'étaient les cochons du père Touzet, un éleveur qui avait installé une porcherie aux Rigoblins, dans le corps des bâtiments situés au-delà du lavoir, à une cinquantaine de mètres de la maison de mes grands-parents. Le père Touzet n'avait pas songé un seul instant à organiser, comme nous l'avions fait avec nos animaux, une caravane de cochons pour partir en exode. Il les avait tout bonnement lâchés dans la nature, dans la bonne nature qui les avait accueillis et s'était chargée de leur pitance. Le vandalisme que nous déplorions, les toiles cirées des tables tirées et la vaisselle brisée, les édredons éventrés, le duvet épars, tout cela était leur œuvre. Chaque matin, la horde avait dû partir à l'aventure, en quête de sa subsistance quotidienne qu'elle avait trouvée en dévastant les jardins, en retournant les plants de pommes de terre et autres carrés de légumes, en dévorant les céréales, encore vertes ou mûrissantes, en se repaissant de tout ce qu'elle avait pu trouver. Car le cochon est omnivore ! Madame Carteret me l'avait appris. Comme l'homme, il possède les incisives qui coupent, les canines qui déchirent et les molaires qui broient. Il mange donc de la viande à l'occasion. Je me persuadai que les cochons avaient transformé en lard, les lapins dont Tasie avait prononcé l'oraison funèbre, le matin même de notre départ et dont il ne subsistait nulle trace. Le soir, galopant, grognant, soufflant, truies et verrats réintégraient leurs stalles dans la porcherie pour y dormir.
Leur étonnement à nous voir, leur insistance à venir renifler nos personnes au plus près, étaient d'un irrésistible comique. Ils approchaient effrontément puis, si nous faisions mine d'avancer la main, ils reculaient ou bien effectuaient un petit saut de côté qu'ils accompagnaient d'un grognement courroucé. Black, accoutumé à leur présence, ne leur prêtait nulle attention. Entre eux et lui devait exister un modus vivendi, négocié après morsures réciproques. Rip, ignorant du caractère ombrageux des cochons, voulut leur donner la chasse, ne supportant pas ces intrus. Deux ou trois groins firent front. Le chien se le tint pour dit.
Mathilde prétendait que ces grognons étaient retournés à la vie sauvage, mais il m'apparut que, pour regagner leurs appartements chaque soir, ces sauvages prisaient fort la civilisation.
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Extrait de "Soixante années dans les écoles de la République", récit autobiographique, tome premier (1929-1941), par Maurice Mabilon, éditions Lorisse-Le Livre d'Histoire 1999.
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