55, rue du faubourg Saint-Honoré75008 PARIS
RÉF. RA070820PR
Monsieur le Président,
On m’appelait Franska.
J’étais une ourse, une ourse de Slovénie. Je dis bien « j’étais », car je ne suis plus. J’ai été tuée accidentellement - ou peut-être volontairement, qui sait ? - par un véhicule automobile sur la route départementale 821, à Viger, entre Lourdes et Argelès-Gazost, dans les Hautes-Pyrénées. Cet axe routier sépare le Pibeste du Hautacam. Je le connaissais pour l’avoir déjà traversé au printemps lorsque j’avais quitté ma tanière, à la fin de mon hibernation. Mais, vite ! Que je vous rassure : nulle victime humaine n’est à déplorer.
Certains assuraient que j’avais sept ans et que je pourrais mettre bas de petits oursons, vous savez, ces adorables petites créatures, modèles du nounours en peluche qui enchante et endort si bien les petits enfants.
D’autres prétendaient que je n’avais pas sept ans mais dix-sept, que j’étais ménopausée et que, conséquemment, il ne fallait guère espérer que je donnasse des oursons aux montagnes pyrénéennes. Oui, je sais, c’est étrange une ourse slovène qui connaît l’imparfait du subjonctif du français. C’est bien connu, nous autres, Slaves, sommes doués pour les langues et nous aimons tellement la vôtre, si nuancée, si belle !
Je me suis donc retrouvée, un vilain jour, moi, ourse de Slovénie, dans vos Pyrénées, à errer dans des vallées, sur des pentes, en des forêts inconnues. Imaginez, monsieur le président, que l’on vous déporte à Pékin, dans cette immense et mystérieuse cité interdite et qu’on vous y abandonne, seul, à chercher les moyens de survivre !
Je sais, monsieur le président de la République, que vous avez beaucoup à faire pour améliorer le sort du peuple de France. Alors, vous préoccuper aussi de celui des ursidés, Slovènes de surcroît ! J’attire cependant votre attention, monsieur le président, et celle de vos collaborateurs compétents, sur le fait que, bien qu’ursidé slovène, je n’étais pas sans papiers, bien au contraire, j’en avais tant des papiers que j’aurais pu en donner à ceux qui n’en ont pas. J’avais même un collier d’identification qui permettait de suivre le moindre de mes déplacements.
Cette lettre posthume ne pourra peut-être rien pour résoudre l’irritant problème récurrent qui oppose deux lobbies antagonistes, celui des verts écologistes qui veulent réintroduire ceux de ma race dans les Pyrénées et celui des bergers chez qui le seul nom d’ours suscite de l’urticaire et fait décrocher les fusils. Pourtant, je ne la crois pas inutile.
Que ces lobbies réfléchissent un instant, de manière sérieuse, sans préoccupation de nature idéologique ou pécuniaire. Qu’ils s’imaginent par empathie dans la peau des ours de Slovénie déportés s’ils sont bergers ou dans celle des paisibles brebis pyrénéennes s’ils sont écologistes, verts comme pâturages !
Ils devraient alors comprendre aisément qu’on n’emporte pas sa patrie collée à ses pattes de plantigrade. Je ne demandais rien à personne, moi ! J’étais bien, chez moi, là-bas, dans mes Alpes juliennes. J’y avais mon antre où je mettais bas mes oursons et où je m’endormais durant les mois d’hiver. On m’a blessée pour m’endormir afin de me capturer par une nuit pluvieuse. On m’a ligotée. On m’a hissée dans un camion. On m’a passé un collier qui me pèle le cou. Croit-on que les pauvres bêtes soient insensibles à ces traitements inhumains, qu’elles ne soient pas stressées, qu’elles ne risquent pas, elles aussi, l’infarctus du myocarde à tant sécher de frayeur ?
Bien entendu, je croquais bien une brebis à l’occasion. C’est notre lot, à nous autres, prédateurs, de sacrifier à notre survie la proie qui croise notre chemin quand nous avons faim. Ah ! Je crois que madame la présidente est servie. Je vous laisse aller, sinon votre rôti sera froid…
… N’avez-vous pas remarqué, monsieur le président, comme je ressemble à l’homme ? Comme lui je marche sur la plante des pieds et comme lui je suis omnivore. Mon régime est essentiellement végétarien : faines, glands, tubercules, myrtilles, framboises, sorbes et herbes tendres mais je suis aussi friand d'insectes, de charognes, de poisson, de petits rongeurs et je ne dédaigne pas le miel. Les grosses proies, sauvages ou domestiques, comme les moutons ne représentent que 8 % de mon alimentation. Sait-on toujours qu’au Canada, sans que nul ne les tourmente, certains de mes lointains cousins sont devenus si familiers qu’ils viennent la nuit aux portes des cités pour visiter les poubelles. Ils y trouvent les reliefs des repas des hommes, parfois des restes de gigots qui assouvissent leur faim.
Alors, si je croque parfois une brebis, je ne suis pas ce tueur en série qui égorgerait pour le plaisir des troupeaux entiers. Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage et en l’occurrence, on accuse aussi des chiens errants. Pour massacrer tout un troupeau, on ne peut agir seul. Il faut chasser en bande. Bien des prédateurs chassent en bande organisée. Voyez les lionnes ! Or, nous autres, les ours, nous sommes des solitaires. Nous ne nous rapprochons qu’à la saison des amours et pour très peu de temps. Je récuse donc ce mauvais procès. Et puis vous savez bien, monsieur le président que les prédateurs ne songent qu’à dormir quand ils ont bien mangé. Regardez sommeiller le boa : lorsqu’il a dévoré son rat, sa digestion dure quinze jours et voyez aussi ces gazelles qui paissent jusque sous le mufle du lion rassasié.
Mais les bergers n’ont pas tort de protester. Si j’étais berger, je n’aimerais pas que l’on fît du mal à mes agneaux. Moi, je sais ce qu’est la peur et je me mets volontiers à la place des brebis. Courir à droite, courir à gauche, la peur au ventre, avec sa toison sur le dos et ses petits dans les pattes ou accrochés aux mamelles, c’est terrible, c’est inhumain. Et puis sentir s’abattre sur soi cette grosse patte d’ours qui assomme, sentir dans sa chair ces griffes acérées et ces dents aiguisées… J’en frissonne d’horreur.
Au fait qui court le plus vite de l’ours ou de la brebis ? Et puis comment se fait-il que mes congénères aient peu à peu disparu des Pyrénées alors qu’il y a tant de moutons à y dévorer ? Allons les Verts, allons les bergers, un peu de bon sens ! Ne sommes-nous pas au pays de Descartes ?
Pour mettre fin à cette polémique et aux calomnies, monsieur le président, intervenez, auprès de vos collaborateurs. Dites-leur de laisser en Slovénie les ours slovènes. Les brebis pyrénéennes n’auront alors plus rien à redouter. À moins que… peut-être quelque loup venu d’Espagne ou bien…
Voyez-vous, monsieur le Président, au bout de la chaîne, il n’est qu’un prédateur, l’homme, l’homme qui surexploite les richesses de la Nature, l’homme qui possède des abattoirs industriels, l’homme qui fait souffrir les ours slovènes en les arrachant à la Slovénie et qui assassine la gent moutonnière en lui imposant la cohabitation avec des ours venus de l’Est…
Merci mille fois monsieur le président de l’attention que vous voudrez bien apporter au courrier d’une défunte, victime innocente, après tant d’autres, des conflits idéologiques et des antagonismes d’intérêts humains.
Merci également de ce qui pourra être fait pour régler le sanglant différend qui oppose l’ours de Slovénie aux bergers pyrénéens
Je vous prie de croire, monsieur le président, en l’assurance de mes sentiments post mortem les plus déférents.
Franska