À cette heure matinale, le campus est presque vide : quelques silhouettes se hâtent de rejoindre les salles de cours, alors que d’autres, moins pressées et à la démarche moins assurée, regagnent leurs chambres après une nuit difficile.
Thibaut est l’une de ces ombres dansantes à la progression incertaine. Il lui reste une route à traverser, deux escaliers à monter et un couloir à parcourir. L’opération risque de prendre plusieurs minutes, mais comme il est prévoyant, il a déjà dégainé sa clé et se prépare à viser la serrure. Un pas, puis un autre. Il s’arrête un moment pour observer le bitume : les aspérités forment des dessins fascinants. L’escalier se matérialise : il est sur la bonne voie. Une marche, puis une autre. Le couloir maintenant. Tremblante, la clé progresse doucement au bout de son bras tendu. Voilà la porte. Il ne la voit pas, mais la serrure est là, pas loin. Une grande inspiration. Il y est. Plus que trois pas avant de s’effondrer sur son lit.
Thibaut est ravi de sa soirée, vraiment. Une fête improvisée et un peu arrosée avec des gens très sympathiques qui, comme lui, échappent pour la première fois aux contraintes de couvre-feu imposées par leurs parents. Ils se sont raconté des histoires passionnantes et des vérités très profondes. Même s’il en a oublié la teneur exacte, leurs propos étaient réfléchis, novateurs, et peut-être un rien subversifs.
Il y avait Stéphane et Virginie, que Thibaut connaît depuis la semaine dernière, et qui sont donc des intimes maintenant. La fête réunissait aussi plusieurs étudiants croisés dans les couloirs de la fac ou de la résidence, mais dont il serait incapable de reconnaître les noms ou les visages. En fait, il n’a vu que Nicolas. Nicolas, personnage exceptionnel et fascinant, a subjugué l’assemblée toute la nuit. Il a apporté des bouteilles de whisky et leur a appris ce jeu de dés passionnant. Thibaut ne se souvient plus des règles, mais il se souvient de sa voix envoûtante, de son assurance. Et de ses histoires fabuleuses : le jour où il a grimpé dans une poubelle croyant entrer dans sa voiture, le jour où il a rencontré une fille superbe dans une boîte et où il est allé l’entreprendre sans voir qu’elle était assise sur les genoux de son copain rugbyman… Nicolas affiche un air distancié, et même un peu lassé pour raconter qu’il connaît le campus dans les moindres recoins et qu’il est de toutes les soirées.
Thibaut n’a ni frère ni sœur. Il n’a pas non plus de bonnes relations avec ses parents, avec lesquels il est plutôt content de ne plus cohabiter. Mais bizarrement, maintenant qu’ils sont loin, ils lui paraissent beaucoup plus fréquentables, moins pénibles et plus fragiles. Ils lui manquent un peu. Il en a parlé avec Virginie qui a souri gentiment et a eu l’air de comprendre. Quand elle lui a conseillé de les appeler de temps en temps, une boule s’est formée dans sa gorge : il découvrait qu’il existait des familles dans lesquelles ce genre de choses était naturel. Lui, qu’est-ce qu’il pourrait raconter ? Ils ne se parlaient déjà pas alors qu’ils vivaient ensemble. Là, à plusieurs centaines de kilomètres et dans un autre monde, comment se comprendre ? Il appellera peut-être quand même. Mais pas aujourd’hui.
Ce ne sont pas des choses à raconter à Nicolas, bien sûr. Ce serait totalement incongru. Avec Nicolas, il s’est composé ce qui lui a paru être une attitude mûre et responsable : il a bu ce qu’on lui proposait, a ri de toutes les plaisanteries, se promettant de demander plus tard à Virginie si elle connaissait le sens de deux ou trois expressions qui lui ont paru obscures, il a été le dernier à quitter la fête.
À l’heure qu’il est, il s’efforce de fermer les yeux suffisamment fort pour ne plus voir que son appartement s’est mis à tourner sur lui-même. Il va ensuite regarder le télé-achat, manger des abricots secs et il finira par trouver le sommeil.
Virginie, elle, s’est endormie il y plusieurs heures déjà. Elle est petite, brune et elle a des yeux pétillants. Aînée de trois sœurs, elle est la première à quitter le nid ; elle est à la fois grisée par cette liberté toute nouvelle et un peu inquiète des possibilités qui s’offrent à elle sans aucune censure. Elle se rêve émancipée, mais sent qu’il va être difficile d’arriver à ne décevoir ni ses parents, ni ses nouveaux amis, ni ses professeurs. Elle a ouvert un œil il y a dix minutes pour constater que si elle voulait aller en cours ce matin, il lui fallait s’extraire de la couette dans les vingt ou trente secondes au maximum. Elle s’est ensuite traînée jusqu’à la douche où elle a failli se rendormir, bercée par le bruit de l’eau sur la paroi et apaisée par la chaleur. Des bribes de la soirée de la veille lui reviennent en mémoire : Thibaut, tellement occupé à faire semblant d’être quelqu’un d’autre, Thibaut riant bêtement, Thibaut incapable de raconter une seule chose amusante de toute la nuit. Et il était fasciné par ce Nicolas. À tel point qu’il ne l’a pas entendue demander s’il voulait bien la ramener jusqu’à sa chambre. Quel boulet. Stéphane, lui, a entendu. Et il s’est précipité, elle a donc été obligée d’accepter sa compagnie. Elle le trouve gentil, Stéphane. Un peu fatigant peut-être, avec son enthousiasme débordant pour leur nouvelle vie et sa propension à raconter les aventures de son frère. Mais gentil. Beaucoup plus attirant que ce Nicolas qui a bu près d’une bouteille de vodka à lui tout seul. Il lui a fait un peu peur.
Il est tard, il faut courir maintenant. Elle doit arriver à l’heure dans l’amphi, sinon que vont penser ses nouvelles amies Suzanne et Claire ? Elles, elles ont sûrement révisé le cours, se sont couchées de bonne heure, et vont regarder son œil vitreux et sa mine blafarde avec peu de surprise et aucune compassion. Virginie ne tiendra pas longtemps à ce rythme, elle va devoir choisir ; choisir un groupe d’amis et un type de vie : diurne ou nocturne. Chez elle, enfin, chez ses parents, le choix se serait fait de lui-même : elle n’aurait pas eu la permission de sortir, ou seulement jusqu’à minuit, elle serait donc devenue avec enthousiasme inséparable de Suzanne et de Claire, qui semblent très sympathiques au demeurant. Mais il y a Thibaut, qui lui plaît bien. Et elle peste contre les règles de ses parents depuis tellement d’années ! Là, elle a le choix. Et c’est bien le problème. Elle s’endort sur sa table au milieu de la première heure, et un peu de bave vient salir son joli cahier neuf sur lequel elle a pris des notes, soulignant les titres en vert.
À midi, Stéphane parvient à s’extraire de sa torpeur. C’est un jeune homme très mince, assez grand, à la silhouette un peu dégingandée, qui a rejoint le campus il y a quelques jours plein d’impatience et prêt à tous les excès. Il se traîne jusqu’à la fenêtre d’où il peut observer le parking, et voit la voiture de Virginie, sagement rangée. Elle n’est donc pas partie manger en ville, s’il se dépêche il pourra la rejoindre à la cantine. Quel imbécile il a été hier soir. Il l’a ramenée devant sa porte. C’est tout. Il n’osera jamais raconter ça à son grand frère. Ni aux autres, ceux qui étaient à la soirée et à qui il a fait un clin d’œil avant de refermer la porte sur Virginie et lui. Nicolas surtout, qui lui a adressé des signes de connivence qui l’ont fait se sentir plus vieux, plus fort, invincible même. Jusqu’à ce que la porte se referme. Parce qu’une fois seul dans le couloir avec Virginie, il avait dix ans, à peine.
- Bah alors, on y va ? lui a-t-elle lancé, étonnée de le voir rester immobile.
Ils sont donc partis, puis arrivés devant sa porte, elle lui a dit bonne nuit et elle est rentrée. Là encore il est resté quelques minutes figé dans le couloir.
Nicolas, Stéphane est prêt à tout pour gagner son estime, et pour lui ressembler un jour. Il est tellement à l’aise, tellement serein, tellement à sa place dans cet environnement, fabuleux mais encore un peu hostile pour Stéphane.
Pas le temps de passer sous la douche, il se jette dans des habits propres. Plus jeune, il était allé rendre visite à son frère dans sa chambre d’étudiant. Un séjour incroyable, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait : la chambre était noyée sous les vêtements sales, l’évier débordait de vaisselle, le réfrigérateur était vide. Il y avait toujours un copain à accueillir, toujours une fête à rejoindre, toujours une bouteille à partager. Plus ou moins consciemment, il reproduit dans sa chambre l’environnement qui était celui de son frère trois ans plus tôt. Il rêve du jour où, à son tour, il l’invitera à partager quelques jours d’une vie débridée. Il se rêve au centre d’un groupe d’amis soudés, inséparables, une nouvelle famille dont il serait le guide. Comme Nicolas.
Les tables en plastique vert pomme du restaurant universitaire sont éclairées par de puissants néons et le brouhaha est en partie couvert par une musique d’ambiance. Virginie, Thibaut et Stéphane se sont retrouvés devant la porte, ils sont installés ensemble et mangent du poulet basquaise. Si Virginie avait dans l’idée de parler d’autre chose que de la soirée de la veille, elle doit déchanter assez rapidement. Les deux garçons sont intarissables sur leur nouveau mentor. Thibaut a décidé de s’inscrire dans l’équipe de foot, comme lui, et Stéphane prévoit de rejoindre le bureau des élèves ; comme son frère l’a fait avant lui, et surtout comme Nicolas le lui a conseillé. Quant à Virginie, même si la discussion l’agace et que ses quatre heures de sommeil ne l’aident pas à faire preuve de patience, elle en vient à s’interroger. Il faut admettre que ce Nicolas sait s’exprimer, qu’il maîtrise parfaitement les us et coutumes de cette contrée dans laquelle elle est fraîchement débarquée… Et peut-être son jugement un peu hâtif se base-t-il uniquement sur sa consommation d’alcool, ce qui serait une réaction puritaine.
Les garçons décident d’organiser un dîner chez Thibaut ce soir-là, et d’y convier Nicolas. Virginie se laisse convaincre par ce projet ambitieux. Toutefois, leur nouvelle idole aura vraisemblablement mille propositions pour la soirée, et acceptera-t-elle de s’afficher dans l’appartement d’un nouveau de première année ? Collégialement, ils décident que le jeu en vaut la chandelle, et que si la proposition est faite avec tout le détachement nécessaire, elle ne peut pas nuire à l’image que Nicolas a d’eux.
À la surprise et à l’enthousiasme général, Nicolas accepte l’invitation, formulée par texto, pour plus de détachement. Et dès 21 heures, il frappe à la porte de Thibaut, derrière laquelle les trois amis et cinq pizzas l’attendent. Il a amené un pack de bière, et deux bouteilles de vodka. L’une des deux, explique-t-il, est particulièrement forte, et il ne veut pas être accusé de rendre malades de jeunes nouveaux, il la réserve donc à sa consommation personnelle.
Comme la veille, il raconte aux jeunes gens des centaines d’histoires incroyables : il connaît les rouages des notations à la fac, appelle les professeurs par leurs prénoms, explique le fonctionnement de toutes les associations. Tous boivent ses paroles. Cette bouteille spéciale dans laquelle il puise régulièrement le rend plus différent encore des jeunes fraîchement arrivés. Il est le sage sur son rocher, isolé du reste du monde avec son savoir et son flacon de nectar.
Assez vite, ses gestes deviennent moins précis et son rire plus appuyé, sa main tremble quand il se ressert et sa voix est rauque. Ses auditeurs, même si leur breuvage est moins violent, ont eux aussi perdu de leur fraîcheur ; à l’exception de Virginie qui s’est montrée particulièrement raisonnable. Lorsque Nicolas annonce qu’il va rentrer se coucher, ses amis ne jugent pas raisonnable de le laisser rentrer seul. L’intéressé rassemble ses forces et sa lucidité pour protester avec vigueur et force gestes : il connaît le campus comme sa poche, et ne les a pas attendus pour retrouver le chemin de sa chambre. Aucun des garçons n’ose le contredire, de plus ils ne sont pas en état de se soulever de leur chaise. Virginie, fatiguée, décide elle aussi de rentrer. Stéphane et Thibaut s’empressent alors de lui proposer de la ramener mais leurs propos sont inaudibles : leurs langues semblent avoir gonflé, elles prennent toute la place dans leurs bouches. Et ils ne peuvent toujours pas se lever sans s’effondrer. Virginie soupire devant ce spectacle navrant et propose à Nicolas de rentrer avec elle : leurs chambres sont dans le même bâtiment.
Restés seuls, Thibaut et Stéphane se remémorent quelques-unes des meilleures histoires que Nicolas a racontées ce soir. Chacun est persuadé de l’avoir impressionné, l’un avec ses blagues irrésistibles, l’autre avec les aventures incroyables de son frère. Ils sont secrètement convaincus que c’est la raison pour laquelle l’idole du campus a accepté de passer la soirée avec des bizuts.
L’émerveillement est le même que la veille, à peine terni par une petite trace d’amertume : chacun de leur côté, ils regrettent de ne pas avoir bu avec un peu plus de modération, l’occasion était parfaite pour rentrer avec Virginie. Rien de grave, ce sera pour demain : n’étant ni l’un ni l’autre en état de bouger, ils n’ont pas à craindre qu’un rival n’ait été plus rapide qu’eux.
À Thibaut, Stéphane peut avouer son échec de la veille : il a raccompagné Virginie. C’est tout, il l’a juste raccompagnée. Thibaut compatit avec d’autant plus de sincérité qu’il est secrètement soulagé. Tous deux conviennent que ce n’est pas à Nicolas qu’une mésaventure pareille arriverait. Le silence se fait. Ils revoient l’image de Nicolas et de Virginie se préparant à rentrer ensemble.
- Noooonnn, t’inquiète pas, souviens-toi dans quel état il était ! - C’est vrai ! Complètement déchiré ! Il tenait à peine debout. Il va être incapable d’aligner deux mots ! Regarde dans quel état on est, alors qu’on a bu une vodka beaucoup moins forte! Déjà, s’il arrive à lui souhaiter bonne nuit à Virginie, ce sera pas mal ! Ça avait l’air super violent son truc, là… Et il a presque terminé la bouteille. - Regarde, il en reste un fond, on se le partage ?
Les deux amis remplissent deux fonds de verres, et trinquent à leur témérité. Puis déchantent très vite. C’est de l’eau. Beaux joueurs, ils conviennent : « Bien joué, quand même », et font bonne figure le lendemain en voyant Virginie et Nicolas arriver main dans la main.
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