Voyage organisé.
Tout est prévu, l'heure du départ, l'heure du retour, les hôtels dans lesquels nous allons séjourner, les draps que nous souillerons, les éléphants qui nous promèneront, tout nous attend au pays du sourire.
J'ai hâte de découvrir un nouveau continent, des paysages inédits, une autre culture, la Thaïlande, un autre monde.
Je feuillette du bout des yeux le guide du parfait touriste, il nous apprend à ne pas faire d'impair, un comportement sympathique comme une main posée sur la tête d'un enfant peut être mal interprété au-delà des mers. Je tends l'oreille sur ce que soulignent les uns et les autres, sur ce qu'ils savent de ce pays mais je ne m'en imprègne pas. Je préfère me faire ma propre opinion, découvrir et apprendre par moi-même. Je ne suis pas à l'affût des photos sur les catalogues de voyage, je veux poser le pied sur une terre vierge de tout a priori de ma part. À mon humble niveau, je suis un pionnier, un Christophe Colomb, ou tout simplement un enfant qui découvre le monde.
Escale à l'aéroport du Koweït, surprenant, mais prévu.
C'est un damier, le carrelage est blanc et noir et marchent sur celui-ci les hommes vêtus de blanc et les femmes recouvertes de noir.
L'aéroport est de petite taille et nous sommes vite repérables, nous ne sommes qu'une quarantaine d'Occidentaux sans voile et sans barbe. Malgré notre petit nombre, nous sommes cordialement ignorés, pas un regard ne se pose sur nous, tandis que nous, discrètement nous observons leurs coutumes qui choquent particulièrement les femmes.
Loin de chez nous, nous sommes loin de nos libertés.
Sans provocation aucune, juste par pulsion amoureuse, ma bouche est irrémédiablement attirée par les lèvres de l'homme que j'aime. Un simple élan de tendresse, un doux témoignage d'amour ; une agression, une mise en avant de la débauche pour cette lignée d'hommes qui attendent leur vol. L'Occidentale est coquine et son amoureux provocateur, la mine de ses hommes offusqués de ce joli scandale suscite l'envie d'un autre baiser.
Loin de chez nous, nous ne pouvons être que nous-mêmes.
Embarquement pour Bangkok, la fatigue nous engourdit les membres, mais prévu. Je somnole, je gigote, je me cherche une place confortable mais il est définitivement impossible de trouver son aise dans un avion, alors patience.
Secousses ; oui, nous venons d'atterrir, mais il nous reste pourtant des heures de vol ! Pourquoi l'équipage ne parle-t-il pas français ? Chacun sait que le français est une langue internationale, nous sommes les inventeurs de la culture, nous réglons tous les conflits dans le monde, Louis XIV, Napoléon, Charles de Gaulle sont français... Enfin, ça, j'aurais pu l'oublier. Bref, dans un anglais chantant l'orient, nos petites oreilles délicates de Français comprennent que nous sommes à Delhi.
Attente de trois heures en Inde, questions sans réponse, maintenant plus rien n'est prévu.
Tiens, nous décollons ! Pour Manille !? Ce devait être la dernière escale de cet avion.
Mais quand va-t-on à Bangkok ?
Pas d'information, mais pas de panique, avant le voyage les Français à bord ont dû s'initier au bouddhisme et aux bienfaits de la méditation.
L'équipage a compris qu'il avait à faire à des Français, donc à des hermétiques à l'apprentissage des langues. C'est avec un vocabulaire minimaliste qu'ils nous font comprendre que ceux qui devaient se poser à Bangkok, et bien, ils iront plus tard.
Sans plus de remous nous suivons une hôtesse qui nous conduit hors de l'aéroport. Après avoir passé l'immigration et la douane, une porte automatique s'ouvre sur une chaleur moite qui n'a pas quitté le pays malgré l'absence du soleil. Si les nuits sont chaudes que doivent être les jours ?
Manille nous accueille avec une crèche grandeur nature, les palmiers sont illuminés, ici on fête Noël sous plus de 35 °C.
Départ en bus pour un hôtel grand luxe, pas prévu.
L'autocar slalome au milieu d'un trafic abondant, le klaxon est un instrument de survie dans cette ville où le Code de la route n'a pas plus de valeur que le Journal de Mickey. J'écarquille les yeux, je veux garder le plus d'images à la minute des Philippines, demain j'embarquerai pour Bangkok.
Je me sens minuscule devant ce grand sapin de Noël, je retrouve mes trois ans où ma petite taille me donnait l'illusion de vivre dans un monde de géants. Dès l'entrée de l'hôtel nous sommes transportés dans le monde de Santa Claus. Mes yeux crépitent comme les paillettes qui recouvrent les décorations de Noël. Que c'est beau, moi qui en France me satisfait d'un Formule 1, ma bouche ne sait plus se fermer tant ces lieux sont féeriques. Fille de "prolo" et "prolo" moi-même, "coco de collection" comme le dit mon homme, voici que je vautre mes fesses dans un luxe qui ne m'est pas destiné, vraiment pas prévu. Buffet à volonté, pas assez de mémoire pour se souvenir du nom de chacun de ces mets. Abondance, profusion, mais comment mon estomac digérera tout ça ? Je me lève puis me relève, l'assiette toujours pleine, il me faut en profiter, demain à Bangkok je ne sais pas si le choix des repas sera si varié.
Une nuit aux Philippines, une chambre où l'on pourrait loger une famille entière, un lit si grand que l'on pourrait s'y perdre, vue sur la mer, pas prévu. 6 h 30, debout ! Au bout du téléphone nous pensons comprendre que nous sommes attendus pour le petit déjeuner. Nous préparons hâtivement nos valises que nous confions au personnel qui ne quitte jamais son sourire. Ils inclinent leur tête, ils nous sourient, nous souhaitent le bonjour, en France on penserait qu'ils en font trop mais ici on sent la sincérité d'une culture chaleureuse. Je passe mon temps les zygomatiques tendus et je me sens bien au milieu de cette joie affichée, leur sympathie est contagieuse et nous perdons vite nos mauvaises habitudes de Français grincheux.
On déjeune, on fait connaissance avec nos congénères d'infortune, quoiqu'ici il soit difficile de se plaindre. Nous sommes des débarqués involontaires, nous ne voulions pas être ici mais nous y sommes bien. Nous venons des quatre coins de la France, ça ne se voit pas mais ça s'entend. Nous sommes tous différents, d'âge, de milieu socioprofessionnel, de confession, mais nous sommes tous là pour visiter la Thaïlande qui nous a fermé les portes de son aéroport pour cause de manifestation légitime du peuple. En tant que bon "coco" on est toujours solidaire d'un peuple qui se soulève, alors mettons un mouchoir sur notre voyage de rêve, et sortons notre chiffon rouge à la gloire de ceux qui se rebellent contre l'ordre établi.
Oh, plus rien n'était prévu, non plus rien. Un soir nous devions quitter l'hôtel dans la nuit pour rejoindre un aéroport militaire, ensuite nous ne pourrions peut-être pas quitter l'hôtel avant les fêtes de Noël, chacun y allait de sa version plus ou moins dramatique ou burlesque, mais définitivement improbable.
Nous devions rester confinés dans l'hôtel, la compagnie aérienne était responsable de nous et de plus nous étions susceptibles de quitter l'hôtel à chaque instant. Loin de chez nous, nous restions de bons Français et en tant que tels, les lois étaient faites pour que nous les contournions.
Nous sortions donc découvrir Manille.
L'humidité de l'air nous donne l'illusion de transpirer, en sortant de l'hôtel climatisé, nous perdons notre souffle, aspiré pour la moiteur de l'air ambiant. Un agent de sécurité avec son chien, le sourire tatoué au visage comme pour chacun des Philippins, il assure notre sécurité, mais à qui est-il censé faire peur ? Un peu plus bas dans la rue un autre agent de sécurité est chargé de surveiller l'accès d'une banque mitraillette à la main, mais son sourire et son aimable bonjour me font oublier qu'il porte contre sa poitrine un objet meurtrier. Quel est ce monde ? J'entre dans les paradoxes. En France un pauvre surveillant de supermarché, un talkie-walkie à la ceinture se prend pour Terminator et soupçonne tous les clients du magasin d'être les enfants spirituels de Mesrine ; mais ici on vous fait signe et on vous adresse un bonjour chaleureux.
Il ne faut pas aller bien loin, au coin de la rue, à 50 mètres de l'hôtel, nous voici plongés dans la réalité du pays.
Des enfants qui se pressent vers nous parce que nous sommes blancs et que les blancs ont de l'argent. Des enfants pieds nus qui n'ont rien, pas de chaussures, que des guenilles et ce sourire des lèvres jusqu'aux yeux.
La misère a toujours été pour moi au-delà d'un écran de télévision et, me voici au beau milieu d'un reportage qui doit réveiller les consciences des Occidentaux.
Je ne veux pas me réveiller, je veux mettre la tête sous la couette et oublier ces images, me rappeler comme maman le faisait que ce n'était qu'un mauvais rêve...
Où est mon monde de Bisounours, ma bulle que j'ai confectionnée tout autour de moi ?
La réalité de la vie m'agresse, pas prévu.
Chez nous, en France, ce sont des hommes, des femmes que l'on appelle pudiquement SDF, des lettres pour ne pas leur donner de nom ; ici ce sont des familles entières qui vivent sur les trottoirs, qui mendient le pain du soir, qui accrochent leur linge aux arbres des parcs.
On ne me l'avait pas dit !
Je n'avais pas voulu l'entendre !
Ils se baignent dans cette mer dont nous avons la vue depuis notre palace, une mer qui n'est autre qu'une décharge publique que les étudiants viennent vider les veilles de fêtes nationales à coup de renfort de semi-remorques.
Contraste quand chez nous on pleure sur la baisse du pouvoir d'achat.
Contraste quand chez nous les millions coulent pour les campagnes de sensibilisation à l'écologie.
Ils sont condamnés, ils sont morts, mais ils connaissent mieux que moi le sens du mot bonheur.
Au beau milieu de ce spectacle de désolation je me sens moins que rien, je suis impuissante, je ne suis qu'une touriste qui vient claquer son fric et, c'est pour redorer le blason de cette ville et rendre paisibles les balades des visages pâles, que certains d'entre eux se retrouvent dans des geôles, pour seul crime, celui d'être pauvre.
Pauvres, ils ne le sont pas, ils connaissent le prix d'une vie !
J'ai vu des enfants dans des eaux croupissantes à la joie de vivre palpable, j'ai vu les quelques sacs qui contenaient leurs vies, j'ai vu la faim, j'ai vu leur insouciance, ils transpiraient la vie quand la petite mort arpentait les rues, pas prévu.
Je suis rentrée en France, j'ai vu des enfants traînant les pieds pour aller à l'école, bouder leur assiette, dépités par les cadeaux de Noël parce qu'il en manquait un parmi les 25 sous le sapin, insupportable.
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