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Sentimental/Romanesque
Microbe : Bordereaux, bléno, Nuts, amour et fantaisies
 Publié le 14/01/21  -  14 commentaires  -  17742 caractères  -  135 lectures    Autres textes du même auteur

Histoire d'une jeune fille en fleurs en 1980.
Texte remboursé par la Sécurité sociale.
« La vie se décide au moment où on se demande : est-ce que ce sont les adultes qui sont cons ou est-ce moi ? » (Brel)


Bordereaux, bléno, Nuts, amour et fantaisies


Pour bien faire comprendre, le bâtiment de la Mutualité Santé Agricole en 1980, quand on entre, c’est un hall, un guichet et au bout du couloir, si on est autorisé à pousser plus loin, la D.P. à gauche et à droite une grande salle avec huit paires de bureaux qui se soutiennent, seize chaises au design révolutionnaire tendance soviétique, une plante verte en plastique qui paradoxalement donne des signes de déshydratation devant l’unique fenêtre au verre granité, un portemanteau perroquet en métal qui tend ses branches surchargées de sacs bananes, de vestes et de pardessus humides en signe d’incantation vers la pendule murale quasi immobile, sévère mais juste, trônant tel un point sur un i, le i de immuable sans doute, quatre néons sous courant alternatif comme les stylos qui s’agitent en dessous, quinze dos courbés vers leur table, seize téléphones à cadran qui fendront l’air tour à tour de leur driiiiing stridulant. Vers le deuxième bureau, un geste nerveux d’une des épaules trahit la présence d’un muscle, d’un nerf et de récepteurs sensoriels, d’un rêve peut-être.

Et là à gauche, près de l’armoire qu’on a toujours vue fermée à clefs (les clefs sont à la D.P., ne pas se demander pourquoi), le bureau où on a planqué deux barres de Nuts. On salue, histoire de briser la glace et on glisse vers sa place en tentant quelques figures libres ; contourner par la droite, un léger saut, zigzaguer par la gauche. Les dos marmonnent. Manifestement, le jury n’est pas attentif. Ça fait six jours qu’on salue et qu’on prend place, et ça fait cinq jours et 7 h 55 qu’on n’étonne plus personne. On fait rouler le siège marron-kaki-lie-de-vin un peu défoncé, comme un mistigri que tout le service se serait refilé et qui aurait atterri là. Comme nous.

Et c’est parti.

Ouvrir le tiroir de droite. Prendre les bordereaux roses en papier bible pour les consultations et les bleus pour les hospitalisations. Faire deux piles. Saisir le stylo noir, pas le bleu, l’informaticien l’interdit. Ne plus chercher à comprendre pourquoi. Poser le capuchon à gauche. Prendre l’agrafeuse FIXIT qui attend depuis la veille au soir dans le tiroir de droite. Fermer le tiroir dans un bruit de soufflet. Apercevoir les Nuts et se passer la langue sur les lèvres. Pas maintenant, si on commence comme ça on est foutu. Des fois, on y résiste pas. Pas aujourd’hui, on se le promet. Jauger la pile de feuilles de maladie déposée sur le bureau par un mystérieux distributeur qu’on a jamais vu. Ne pas chercher à savoir. Enlever l’élastique vert et le poser dans la boîte à droite qu’un mystérieux récolteur récupèrera. Ne pas ricaner. Extraire la première feuille de soins du tas. Aujourd’hui, il faut tout traiter, sinon… Respirer un coup. On y arrivera. Aller au bout de l’expiration. Ou pas. Rester optimiste. On a que deux mois de retard de paiement de loyer au foyer.

Le visage qui s’éclaire : sur la première ligne de la feuille de maladie, avant le numéro, c’est écrit PAULAN.

Tiens, PAULAN, ça fait son troisième acte cette semaine. C’est une vieille connaissance, en somme.

Attaquer la première ligne du bordereau avec plus d’enthousiasme. Il s’agit de reporter les informations essentielles en vue du traitement informatique, c’est simple, non ? Ne pas froisser le papier. En premier, recopier le numéro d’assuré social qui apparaît sur la feuille maladie.

Il a une drôle d’écriture, PAULAN. Les 8 sont pas fermés, les 0 sont tout ronds, des cibles, des trous.

Un numéro dans chaque case et c’est la première petite victoire de la matinée sous le plafonnier blafard. Constater avec délice que chaque lettre, chaque chiffre a sa place. Chacun a sa signification. C’est comme un code, une combinaison secrète pour initiés, un codex. On ne s’en lasse pas de l’élucidation de ce mystère.

Le 1, ça veut dire que c’est un homme, oui, bien sûr PAULAN est un homme. 33, c’est qu’il est né en 33. Le stylo reste en suspens. Ça lui fait… 45, non 47 ans. 04. Ah, PAULAN est né en avril, comme le pater. Et 26, dans la Drôme, pas un grand voyageur, PAULAN.

Lever le nez, nonchalamment vers Nicole en face, sans la voir. Savoir de toute façon que son bureau est collé au nôtre, sa sueur qui vient aux narines après 17 h, il y a du temps jusque-là, son grain de beauté sur le nez, sa tasse à café avec le petit chien roux au poil brillant, son porte-photo avec un petit homme au cheveu triste en noir et blanc, monsieur « Nicole » et son W brodé sur la poitrine.

Laisser errer le regard sur l’agrafeuse, les stylos, les nôtres, ceux de Nicole, se dire qu’on a rien à lui dire et imaginer plutôt la tête à PAULAN, entre deux âges.

S’apercevoir, gênée, quand la netteté se fait que Nicole gratte sur ses bordereaux à une vitesse folle. Elle noircit les cases, affole son Bic, décode, barre, entoure, numérote, agrafe, avec l’assurance de ses vingt ans de service, l’énergie du… Non, ne pas se laisser aller. Retourner à son bordereau et tenter de s’agripper à son courage.

Mais aussitôt revoir la tête à PAULAN, son crâne un peu dégarni, ses bretelles. Oui, il doit porter des bretelles, PAULAN. À Saint-AGNAN-en-VERCORS, à 47 ans, on doit forcément porter des bretelles.

On le sait dès ce moment-là. On le sait qu’on atteindra pas son objectif de pré-décomptes pour la journée. On sait que la valse des chiffres sera lente, qu’il y aura du tango, du chachacha, du sur-place. On imagine déjà la tête de la chef de la D.P. le lendemain quand elle nous convoquera pour nous signifier qu’on a pas atteint notre objectif et qu’elle nous expliquera pour la quatrième fois les « processsss » ou bien... Avec un soupir qui en dit long et un regard vaguement désespéré. Le sien. Le nôtre. Imaginer les auréoles sous ses bras et s’empêcher de rire. Se taire. Laisser passer. On est là théoriquement pour un remplacement de trois mois, alors... Celle qui était avant nous, ô ironie, est en congé longue maladie. Et celle d’avant pareil. La D.P. le sait aussi. À moins qu’elles ne soient toutes les deux dans l’armoire fermée à clefs. Petit haussement d’épaule et imperceptible sourire. On sent pourtant que ça se crispe entre les omoplates.

Allez, revenir à PAULAN. Il est allé chez une dermato, PAULAN. Une vénérologue en plus. L’imagination s’emballe, le fauteuil grince, les petites roues s’agitent. Nicole, en face, lève le nez. Elle a senti quelque chose. Forcément, l’expérience.

Les yeux tombent sur les vignettes bleues de médicaments. Elles sont collées maladroitement, pas dans les colonnes. De la SPECTINOMYCINE. De la SPECTINOMYCINE. Ah putain, le frangin en a pris une fois à cause de Vanessa qu’il a dit. C’était avant qu’on fiche le camp tous les deux de la maison du pater. Ah ! PAULAN, PAULAN ! Tu as fauté, PAULAN. Et tu as chopé une chaude-pisse. Sacré PAULAN. Ça doit pas être la fête du slip kangourou tous les jours à Saint-AGNAN. T’as dû aller à la camionnette, PAULAN. On suce le capuchon du stylo nerveusement. Furtivement on voit PAULAN, le pantalon aux genoux, les bretelles sur les cuisses flasques, debout dans la camionnette avec la pute.

Conventionnée ou non conventionnée ? Ah ! non conventionnée. À honoraires libres, évidemment. Ça va te coûter un max, PAULAN.

Pendant ce temps, Nicole a déjà rempli trois pré-décomptes. Trois feuillets qui nous narguent entre la tasse à chat et la photo de son mari. Il a un petit air de PAULAN, non ?

C’est sûr, ça va pas être notre fête à nous non plus demain matin si on continue comme ça. Se ressaisir, ne plus se laisser aller à ces délires. Et puis qu’est-ce qu’on en sait ? C’est peut-être madame PAULAN qui lui a refilé la chtouille. Peut-être que madame est une chaudasse, la chaudasse de Saint-AGNAN. Ne plus réfléchir, faire gicler le stylo. Vérifier les vignettes, décoder, coder, les barrer. Six, quand même ! Et en injection ! Sacré PAULAN. Taux de remboursement. OK. Trajet. Non, il s’est déplacé. Et loin de chez lui encore. Forcément.

Driiiiing ! Nicole se saisit du téléphone. C’est un ayant-droit qui réclame sur l’exonération du ticket modérateur. Tant mieux. Vu comme ça a l’air compliqué cette histoire, Nicole va utiliser intégralement les cinq minutes autorisées à chaque agent pour résoudre le problème. Moins, c’est la prime. Enfin paraît qu’y en a une. Plus et c’est le processus qualité qui est atteint, c’est la responsabilité individuelle de l’agent qui est engagée et ça Nicole, elle l’acceptera jamais. Pourtant là ce matin, vu sa tête, ça sent le dilemme moral, la satisfaction de l’ayant-droit qui a mûri avec elle depuis vingt ans contre le respect du diktat d’un obscur technocrate qui a calculé un matin que cinq minutes était le temps optimal, le temps parfait pour évoquer le remboursement des indemnités journalières pour un long séjour en cancérologie. Du coup, le fil du téléphone s’entortille et ça exhale la mobilisation syndicale, ça transpire la grève du zèle et l’odeur des aisselles de Nicole, c’est la preuve ultime que le travailleur est exploité. Elle va prendre son temps sur ce coup-là. On va pouvoir souffler un peu. Y aura moins d’écart ce soir. Une bonne nouvelle.

Rassérénée, saisir la feuille de maladie d’après et d’un geste souple et parfaitement symétrique reposer PAULAN qui amorce la pile de gauche. La pile de droite qui penche dangereusement. La Remettre d’aplomb et se forcer. Ne plus réfléchir.

Dentiste pour CHICOT. Ha ! Ha ! Orthophonie pour SUJKOWSKI Lisa-Gwennaëlla… Mouais, sûr qu’à la maternelle, elle a dû en baver celle-là pour écrire son nom.

Un proctologue pour MARTINET.


– C’est quoi un proctologue, Nicole ? qui, toute rouge de honte ? d’énervement ? de fatigue ? vient de raccrocher.

– Intestins et anus, qu’elle marmonne.


Grosse gène, cet anus entre nous. On le sent, ça lui déplaît à Nicole. Elle triture le cadre avec son mari dedans. Puis, rapide comme l’éclair, mue par un instinct sûr, elle récupère notre bordereau qu’on vient de poser.


– T’as vu que c’est pas pour MARTINET, c’est pour le fils de MARTINET. Faut vérifier sa date de naissance.


Un quart de seconde plus tard, elle donne son diagnostic en reposant le bordereau d’un geste définitif :


– 15 ans et 11 mois, ouf. Plus et à un mois près fallait ouvrir un contentieux.


Baisser la tête. Ne pas penser à l’anus du fils Martinet. À quinze ans, un proctologue ? Pour quoi faire ? Jeter le bordereau et recommencer.

Avancer. Coder l’hospitalisation pour GIRAUDET, madame, veuve, née GENTIL. Ne pas penser qu’elle est seule, qu’elle est vieille, que c’est peut-être son dernier pré-décompte. On voulait travailler dans le social, on est servi. Mais 1916. 1916 ! Comment peut-on être née en 1916 ? En 1916, alors qu’il n’y a plus que le curé et des vieillards au village. Comment la mère de la vieille GIRAUDET a pu pratiquer la gaudriole en 1916 ? Une date pareille, c’est de la provocation. Non pas 1916, pas à nous, pas maintenant. Se forcer à continuer, à ne pas lever le stylo. Avancer. Ne plus penser qu’aux sssssermons de la D.P. le lendemain matin.

BLACHE de SAINT-AGNAN, LALOT de Sainte-EULALIE, JULIAN de PONT-EN-ROYANS. Petite musique. C’est joli PONT-EN-ROYANS. Y a le pater là-bas mais on y va plus. Un zéro de trop. On sait pas quoi lui dire. Déchirer le bordereau. Lui non plus. Avoir l’impression que tous les bureaux nous dévisagent, qu’on a écorché la concentration, qu’on a commis une faute énorme. Baisser les yeux. Recommencer. Plus vite. Généraliste. O.R.L. Cardiologue. A.D.C. A.T. DTM ? Oui, DTM. Et ne pas s’arrêter. Ne pas réfléchir. Sentir que la mécanique s’enclenche, que le poignet s’assouplit, que les doigts se tendent et réagissent souplement à la saccade du geste. Entendre le temps glisser avec le petit grattement du stylo. Ne plus voir que des lettres, des numéros, des codes. Sentir l’épaule et les fesses se dissoudre dans le bras qui se prolonge jusque dans le bordereau. Le processus comme un moteur. Agrafer comme on signe, le devoir accompli. Se voir faire depuis le plafonnier. Le cou penché. La main qui se projette vers la pile. La lutte contre elle et le temps. Tenir le rythme. La pile qui diminue et le jour aussi. Se battre contre soi-même jusqu’à ce que… Non, pas possible. Non, tant d’efforts pour en arriver là. Tant d’efforts et la mécanique s’enraye :

Là, sur la feuille froissée, déchirée, recollée, souillée et gondolée, qu’est-ce qu’on lit ?

PAULAN, encore lui. PAULAN, encore. La quatrième fois cette semaine. C’est de la provocation, de la retape, du détournement de manard, de l’incitation à la débauche.

Et il va voir qui PAULAN ?

Un psychiatre.

C’est fini. Les chevaux sont lâchés dans les sialets du Vercors. Dépression ou alors double personnalité, PAULAN et ses bretelles. Et si PAULAN était un pervers. Le pervers de Saint-AGNAN. On le voit distinctement avec son teint pâle, sa bistouquette rougeaude et piteuse de pauvre type exigeant une revanche sur la vie, ses yeux injectés de sang perdus dans le vague, sa hargne de cocu et son estafette blanche circulant de ferme en ferme sur les chemins isolés du plateau. On le voit sortir d’une ornière boueuse et laisser la pute amochée dans le fossé à côté de sa fourgonnette. Une pute ça n’a pas de numéro de sécu, personne n’en saura jamais rien. On le voit en embuscade. On le voit rôder près de l’arrêt du car et attendre le petit MARTINET terrorisé qui inventera n’importe quoi plutôt que d’avouer la vérité à ses vieux. On le voit s’approcher de la veuve GIRAUDET, on dit que c’est sa mère mais qu’elle a jamais voulu le reconnaître… comme sa propre mère avec elle… on dit qu’elle a fauté avec un Allemand… Malédiction, quand ça veut pas, ça veut pas et le père GIRAUDET qui avait bien voulu l’épouser quand même, il avait pas voulu, mais pas voulu du tout du petit… C’est le vieux PAULAN qui l’a récupéré, personne n’a su pourquoi… tout le monde avait un peu peur du vieux PAULAN. Et notre PAULAN sait pourquoi, les bretelles, ses terribles bretelles…

On troue le bordereau avec la mine du stylo. Ça nous réveille de notre délire. On en prend un nouveau, un rose pâle. On se radoucit, on se calme, le chiot roux nous fixe de son bon regard.

Alors d’autres images arrivent. On voit PAULAN avec son air de chien battu. Mais cette fois il est seul dans sa ferme au milieu du Vercors, sa ferme qui périclite avec ses rideaux de nylon jaunis et leurs petits cœurs brodés noircis de crasse, le bonheur n’est pas dans le pré, il est parti avec madame PAULAN qui s’est barrée au soleil et il est pas non plus dans la camionnette de Irina qui a refusé ses propositions de vie en commun mais lui a refilé un petit cadeau microscopique. PAULAN qui n’a jamais su garder les femmes, même pas sa mère, qui pense à tout arrêter y compris le silence autour de lui et qui va au psychiatre comme d’autres vont à l’abattoir, pour vider ses tripes et puis après, mettre un point final à une vie de merde. Sans espoir.

DRIIIIING. Putain. Le téléphone. C’est le nôtre. On sursaute. On décroche. Allo ? PAULAN ?

Non, c’est la D.P. On est attendu au confessionnal rapport à notre score de la veille.

Ça va être notre processss.

On décide qu’on s’en fout. On se recule un peu en arrière et on étend les jambes. On ferme les yeux. La D.P. attendra. Grincement de chaise.

Ce soir, y a rien de bien sur les trois chaînes de la télé du foyer mais on a un bouquin incroyable à finir. Ça s’appelle « La vie mode d’emploi », et la bibliothèque du foyer vient de l’acquérir, c’est la bibliothécaire qui nous l’a recommandé. Là, on en est au chapitre 82, à l’histoire d’Isabelle GRATIOLET dont la chambre ressemble furieusement à la nôtre. C’est dingue. Ça faisait envie mais fallait venir au travail. On regrette. Si on avait su.

On ouvre les yeux et le tiroir et on enlève le papier d’un Nuts. C’est bon. Couinement de chaise.

On attrape le cordon du téléphone, on joue un peu avec, et puis on entortille le stylo, on tire un peu sur le cordon, on resserre et on laisse pendre le stylo avec son capuchon tordu. Il oscille doucement.

PAULAN revient. Et si c’était le bouquin qui attendait.

Si on écrivait à PAULAN ou à la veuve GIRAUDET ce soir. On a leur adresse. On pourrait leur dire qu’on aimerait savoir comment ils vont, qu’on aimerait avoir de leurs nouvelles, qu’on s’inquiète…

Le plafonnier clignote.

Non, mieux, si on allait les voir… si on entrait dans leur histoire et qu’on leur dise qu’ils sont pas tout seuls. Si on faisait quelque chose. Vraiment… Ah tout ce qu’on pourrait leur dire…

En même temps, à quoi ça servirait ? On dégage le stylo et on tente de détortiller le fil du téléphone.

On sent qu’on ira pas à la D.P., qu’on va partir, qu’ici, y a rien ni personne d’intéressant. Nicole nous observe.


– La D.P. t’attend. Tu veux que je t’avance pendant ce temps, petite ? Allez, donne-moi ta pile, va.

C’est gentil, ça. Qui l’eût cru ? Quand on s’éloigne, on l’entend dans notre dos, qui dit presque pour elle-même :


– Ah l’amour ! J’étais pareille que toi quand j’étais jeune.

On pouffe. On se retourne. On a pas grand-chose à perdre. Alors, un peu par provocation, un peu pour voir, on sait pas bien, on dit :


– Et maintenant ?

Silence de Nicole qui fixe la photo.


– O2.

– O2 ?

– Oncologie secteur 2. C’était les intestins. William est mort le 23 juin 1975 à 17 heures. Maintenant j’ai du boulot.


Je bouge pas. J’attends. Je transpire. Qu’est-ce que je dois dire ? Le trou noir. Les gens tout près, ça me fait peur.

Je lui offre l’autre Nuts. Elle le prend. Puis elle saisit la photo et la range délicatement dans le tiroir comme on couche un enfant qui a trop veillé et elle nous regarde avec de bons yeux.


– Je compte sur toi. Tu me raconteras. À demain, j’espère. Allez, sauve.


 
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   Anonyme   
12/12/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Eh bien, j'ai adoré. Dès que j'ai lu ceci :
seize chaises au design révolutionnaire tendance soviétique
j'ai su que j'allais me régaler. Un texte incisif qui simplement dit l'aliénation, me dévoile l'âme des personnages. Et croyez-moi, je n'emploie jamais le mot « âme » à la légère.

Ce qui pour moi assure à cette histoire une place à part, c'est la bienveillance, l'humanité qui s'en dégagent, associées à un humour qui porte ! Rien de plus délicat à manier que l'humour, ici je trouve le ton vraiment juste. La fin, la révélation de la gentillesse foncière de Nicole, m'a mis les larmezauzyeux.

Deux bémols toutefois, qui ne gâchent pas mon plaisir mais le tempèrent.
1) Une insistance un poil trop trop à mon goût sur les méfaits de la bureaucratie aliénante ;
2) Peut-être que Madame est une chaudasse, la chaudasse de Saint-AGNAN.
Le chapeau du texte précise que l'histoire se déroule dans les années 1980, et à mon sens le terme « chaudasse » y est anachronique : je crois l'avoir rencontré pour la première fois au cours des années 2000, voire 2010 ; je ne prétends pas bien sûr posséder tout le lexique familier des années quatre-vingt, je vous fais part simplement de mon expérience.

   Anonyme   
19/12/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

En préambule, une question : D.P. ? Direction du personnel ?
Tranche(s) de vie, d'une intensité remarquable par sa présentation.
Rien n'est laissé au hasard dans la rédaction. Le roman de Georges Pérec devient la finalité du texte, ou son origine.
Très peu de dialogues, bien placés et d'un naturel évident.
Des personnages dont les vies se croisent, s'entremêlent. Des milieux socio-professionnels aussi. Des bribes de vie réelles ou inventées qui s'articulent pour un tableau d'ensemble impressionnant.
Je n'ai pas une fois, remarqué de phrase ou d'expression qui n'auraient pas sa place, ou auraient interrompu ma lecture.
(la rubrique "sentimental/romanesque" me fait sourire ; plutôt commentatrice de poésie, leurs catégories recouvrent des formes donc non subjectives, celles des nouvelles parfois me déconcertent quand je lis les textes.)

Bravo et merci du partage
Éclaircie

   Donaldo75   
20/12/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément
Original, survolté, ce texte se lit d'une traite, comme un feu de paille engloutit le cerveau du lecteur. Et tout se précipite dans cette tête, dans cette narration, au point de rendre cet univers cacophonique réel. Et c'est ça la force de la narration, rendre le bruit réel, le silence tangible, le fouillis perceptible même si le lecteur est à des années-lumière de ce coin, de cette administration, de cette vie et encore plus loin de cette époque. Parce que les années quatre-vingts, c'est tellement éloignée, en particulier l'année 1980 dont les protagonistes politiques sont désormais tous enterrés, la fin des années de plomb, de la France engoncée dans ses traditions et sa bureaucratie. Il y a probablement des nostalgiques de ce temps mais je n'en suis pas, loin de là, 1981 ayant prononcé dans mon souvenir l'ouverture pour la jeunesse et les autres. Ce texte est admirable dans le climat qu'il instaure et qui me fait remonter tous les souvenirs de cette année précise, de la fin des années soixante-dix, de cette vie poussive et sans futur.

Bravo !

   hersen   
20/12/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Ah, ça fait du bien, un tel humour virant au noir !
J'ai failli m'étrangler au n° de MSA car ça m'a ramenée des années en arrière à un entretien à l'INRA, (chacun à sa petite histoire perso de son n° de MSA, n'est-ce pas ? :)
Ce texte est très fort en ce sens qu'il est fidèle de chez fidèle à la réalité de 1980 d'un bureau de la msa, tout en en transcendant cette petite vie de routine, de chiffres, de ratures, de paperasses.
Imaginer la vie de plusieurs affiliés, les unissant, les mélangent, leur prêtant des situations finalement si logique, alors que c'est quand même carrément gonflé, eh bien voilà, j'ai beaucoup aimé;

Si PAULAN savait qu'on parle de lui ! Enfin, 47 ans en 80, ça fait 87 aujourd'hui, c'est jouable.
Que l'auteur lui transmette mes amitiés, à moins que la msa ne l'ait pas correctement pris en charge et qu'il ait eu des difficultés vitales... (une erreur de paperasse est si vite arrivée !) :))))

Si je ne me retenais pas de rire, je dirais que ce texte est digne d'être étudié en anthropologie, car un tel regard acéré sur une époque de la société, c'est vraiment bien. Mais ne pas oublier les nuts, là, ça m'a tuée !

   Malitorne   
14/1/2021
 a aimé ce texte 
Bien
Un poil longuet, une fin que je n’ai pas bien pigé, mais le reste est franchement savoureux, à la hauteur de votre présentation sur ce site. De toute évidence vous avez une excellente maîtrise de l’écriture, vous devez sévir ailleurs, ce n’est pas possible autrement. Cet exposé retors des arcanes de la Sécurité Sociale vaut son pesant de cacahuètes, tellement précis qu’on jurerait que vous y avez bossé. L’administration française de l’époque avec une pointe d’absurde, bien joué et plutôt original. Hâte de vous relire sur un autre thème, souvent le danger est de s’enfermer dans un style, en l’occurrence l’ironie désabusée.

   maria   
14/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Microbe,

Beaucoup d'originalités dans cette nouvelle que j'ai lue avec grand plaisir :

- l'employé à la sécu de 1980 apparait ici comme un travailleur manuel, avec ses outils, des taches précises à accomplir, avec méthode et des cadences à tenir.
Contrairement au travailleur à la chaine de l'usine, le travailleur à la sécu, parce qu'il ne risque pas de se blesser, peut s'évader en pensées.

- la mutation du narrateur
Il est d'abord "on" qui travaille comme un automate, mais fantasme aisément sur le réel, avec bienveillance, peut-être pour changer des histoires qu'"on" entend au foyer.
"On" n'a jamais rien demandé de monsieur Nicole...et... "je" regrette.

- pas de fioriture dans le vocabulaire, c'est fluide, le travail d'écriture ne se voit pas mais le rendu littéraire est très bon.

En plus c'est DRÔLE et réaliste.

Un grand bravo pour ta première nouvelle ici et bonne continuation.

   Anonyme   
15/1/2021
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Bonjour Microbe,

Décidément ! Quelle arrivée parmi nous…

Rien que votre pseudo m’incite à penser que vous sévissez –ou avez sévi- dans le milieu bureaucratique que vous décrivez. Dieu ! Quelle rigolade. Après un bon quart d’heure –plutôt une demi-heure - passé en votre compagnie, avant de regagner mon lit –il était minuit passé-, je suis resté cloué à mon fauteuil, ébloui par tant d’évidences soudain révélées au grand jour. Et c’est avec l’âme jubilatoire que je me suis endormi.

Mille bravos pour votre production…
Vite revenez-nous !
dream

   plumette   
15/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Microbe,

un peu de mal au démarrage avec cette longue phrase d'introduction descriptive , et puis on se laisse faire par l'univers hyperréaliste et "vintage", on se régale très vite grâce au regard un brin décalé de cette narratrice qui laisse se dérouler pour notre grand plaisir des pensées qui humanisent les assurés sociaux en leur prêtant à partir des bordereaux de remboursement toutes sortes d'aventures!
ce "on " que vous utilisez est un procédé narratif qui donne au lecteur un bel espace pour s'identifier.
utiliser l'infinitif est un hommage rendu à Perec dont la narratrice est en train de déguster avec gourmandise "la vie mode d'emploi", j'aime bien ce clin d'oeil "hommage" qui montre où l'auteur(e) puise son inspiration.
l'univers du bureau administratif est très bien rendu.

le texte pourrait supporter un petit toilettage pour être parfois plus percutant mais la matière est très riche. Un grand plaisir de lecture!

et un savoir faire qui a du s'épanouir dans une pratique installée d'écriture.

A vous relire

Plumette

   fugace   
15/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
S'agit-il bien des années 80?
La transposition à l'administration actuelle, dans toute sa splendeur, est tellement facile que j'ai cru à plusieurs moments faire du voyeurisme!
Mais quel régal! La pendule sévère mais juste est la version ancienne de la pointeuse. L'obligation de rendement est aujourd'hui encore plus exacerbée, au point que plusieurs employés ne se consacrent qu'à cela: récolter et manipuler les chiffres d'activités pour rendre compte, le plus favorablement possible, à l'autorité ministérielle; cela conditionne les attributions de crédits et de personnels.
C'est un vrai régal que l'observation de ce microcosme!
De toute façon, Nicole n'est qu'en remplacement pour trois mois, elle peut donc fabuler tout à son aise sur ce pauvre Paulan.
Merci pour ce témoignage plein d'humour, de lucidité.

   Charivari   
17/1/2021
Bonjour.

Excellent ! c'est truculent, barré, désopilant, et en plus, très bien documenté, on s' y croirait, ça fleure bon la France profonde des années 1980.

Donc du tout bon, et j'ai beaucoup ri, particulièrement lors de toutes ces spéculations délirantes sur ce pauvre Paulan.

Au niveau du petit bémol, mais qui a quand même son importance: je ne suis pas bien sûr d'avoir compris la chute. Mais pour le reste, c'est vraiment bon, et pourtant, l'humour c'est parfois difficille, là on est toujours dans les clous, suffisamment barjo et décalé pour faire rire, mais à la fois suffissamment sage pour ne pas perdre le lecteur en plein délire, ce n'est pas chose aisée.

   nino   
19/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'aime beaucoup votre style, le rythme de votre écriture. Un texte empreint d'humanité, de l'humour et de formules savoureuses. Que demander de plus ?! Merci d'avoir partagé cette journée. Au plaisir de vous lire.

   SaulBerenson   
20/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Excellent tempo d'écriture. Impitoyablement juste, délicieusement pessimiste sur une intemporelle technocratie; à part l'informatique rien à dû changer ( peut être en pire ? ) depuis les années 1980.

Quand notre "Sécu" bonne fille devient impitoyable Stasi à la mode soviétique ! Ce texte est un régal, même si je n'en ai pas compris la chute, ni la mention d'un "foyer" et de sa télé (?).

Perso, l'histoire me rappelle une ex petite amie qui faisait très attention à sa vie privée car sa Maman travaillait à la CPAM du coin...

Bravo pour cette petite pépite !

   in-flight   
7/2/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Très belle immersion dans cet univers tragicomico-bureaucratique.

L'emploi des verbes à l'infinitif tient la longueur, j'ai particulièrement apprécié le moment où le narrateur envisage l'idée d'aller rendre visite à Paulan & Co: une belle remise en question de ce que la salariée est en train de faire alors qu'un moment d'échanges réels pourraient panser les problèmes des gens dont elle traite les dossiers.

Il y a des évocations subtiles (celle du petit de 15 ans ou celles liées au personnage de Nicole) et le premier paragraphe est un pur régal.

J'ai du relire la chute deux fois avant de comprendre que Nicole est tellement aliénée qu'elle décrit la mort de son mari par le numéro de service dans lequel il a été traité. C'est un détail.

Bravo.

   BlaseSaintLuc   
28/2/2021
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Ce texte, je l'ai adoré dés le début, rien que le titre et vraiment bien vu et le reste ça suit, description au petit oignon, atmosphère dans le ventilo, les personnages,le déroulement, c'est beau comme un couloir carcéral, pensées en rayonnage, on y est , c'est même flippant , on tient grâce aux nuts , vive le chocolat noisette !

Une jolie touche d'humanisme sur la fin ,pour ne pas finir comme dans "Brazil"

bravo ,quel talent !


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