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Réalisme/Historique
Microbe : Un papillon sur le cerisier (épisode 1/2)
 Publié le 15/03/21  -  4 commentaires  -  27507 caractères  -  44 lectures    Autres textes du même auteur

À l’ombre des jeunes filles en fleur, confinées sous l’ère Heian, s’épanouissent les tankas et les haïkus.
Toute ressemblance avec des événements ou personnages ayant existé comblerait votre humble serviteur. En outre, texte sponsorisé par une célèbre marque de cosmétiques.


Un papillon sur le cerisier (épisode 1/2)


(Les notes infiniment patientes peuvent attendre d’être lues en toute fin de lecture.)



Cette après-midi-là, au sein de la cour de l’Illustrissime Empereur du Soleil Rayonnant, le trop tard et le pas encore se chamaillaient toujours pour décider du destin de Koshigo aux yeux d’encre et aux mots de plume.

Lui, l’Empereur au profil de rapace, tassé sur son trône imposant dans la lueur des flammes des candélabres, projetait son ombre démesurée et tremblotante sur le mur écarlate de la salle des perfections impériales. Il attendait que débute la cérémonie dite de l’élévation des Belles-de-jour.

Elle, Koshigo, à la face de lune, fébrile comme un jeune bambou, patientait depuis l’aube dans une des antichambres du palais, au cœur d’un dédale de couloirs, de galeries et de passages tortueux. Quand ce fut son tour la jeune fille pénétra dans le petit cercle dansant de lumière distillée par les bougies de la maquilleuse et tendit son visage opalescent au fard en plissant les yeux et en pointant les lèvres.


Izumi, la maquilleuse, aux rides bavardes si elles n’avaient été étouffées par la poudre de riz, tenait un gros bol de crème nacrée à la main. En un geste familier, elle donna un coup de pied agile et discret sur les tibias de Koshigo, sa fille. Sa grimace n’était pas convenable dans une telle situation. Izumi désirait un visage impassible ou plutôt une toile vierge afin que son pinceau puisse faire naître l’image de la vie dans toute sa perfection, une image merveilleuse de fleur de joie pour ce jour exceptionnel.

Des pots de tailles et de couleurs différentes étaient posés devant la maquilleuse comme des chaudrons. Personne ne connaissait le secret de son noir profond, de son blanc lumineux et de son rouge tendre. Personne ne savait comment elle faisait apparaître une bouche si petite et charnue qu’on ressentait, en la voyant, le goût de la prune sur les lèvres. Personne n’avait encore découvert le secret de ce teint tellement pâle et doux qu’il semblait être constitué des pétales soyeux et vibrants du cerisier. Personne pour expliquer comment elle transformait deux yeux quelconques en oiseaux aux chants mélodieux et envoûtants. Enfin, tout le monde enviait son parfum de cheveux, si délicat et pénétrant qu’instantanément en le respirant on se croyait transporté au pied d’un arbre caramel un soir de printemps à l’heure du tigre. Aurais-je l’audace de dire que toutes les vieilles peaux du palais ne juraient que par ses vieux pots ?

On disait même qu’elle aurait été capable de donner vie et beauté à n’importe quelle poupée de chiffon.


Du moins, c’est ce que racontait la chroniqueuse des heures radieuses du palais, Dame Murasaki(1). Cette facétieuse et impertinente commentatrice était bien sûr présente ce soir-là si l’on en croit son fameux journal. Sa silhouette de dame de la haute aristocratie était tapie dans la pénombre tandis que huit autres jeunes paires d’yeux observaient avec attention la maquilleuse en son antre. Dans ces pupilles-là, brillantes, passaient lueurs et ombres, envie ou peur, calcul ou jalousie, incrédulité ou fascination pour la radieuse beauté de Koshigo à moins que ce ne fût pour le talent de la vieille Izumi, sa mère.

Elles étaient neuf demoiselles, en ce jour de liesse, à passer entre ses mains pour se préparer à la grande cérémonie du choix des favorites et Koshigo était la neuvième du groupe selon l’ordre protocolaire.

Chacune savait que pour elle Izumi se surpasserait.

Pourtant la jeune fille n’arrêtait pas de bouger les pieds, de gesticuler sur son minuscule tabouret, ce qui agaçait prodigieusement l’apprêteuse.

Koshigo n’était pas fille à rester assise immobile. Elle était un brin d’herbe folle chahutée par la brise de son énergie infinie, une énergie puisée dans les jardins et les parcs du palais. Elle y déambulait sans cesse depuis son plus jeune âge au grand désespoir de sa mère trop accaparée par ses mixtures pour songer même à le lui interdire.

Bientôt Koshigo se leva avec précaution.

Izumi la dévisagea. Elle avait dompté tant bien que mal sa fille chérie. Elle avait doublement engendré sa beauté. Peu de poudre avait été nécessaire pour armer la tendre Koshigo de la séduction du lys. Il fallait que le rose des joues si frais ne fût pas étouffé, que jaillissent de ces épaules menues et ciselées les lignes parfaites et naturelles de la nuque lisse et neigeuse balayée par la lourde masse compacte et ondoyante de ses cheveux d’ombre recélant quelque fugitif poisson d’or.

Grâce à son art du fard et de la séduction, et aux talents de poétesse de Koshigo, Izumi ne doutait pas que sa fille surpasserait toutes les postulantes aux destinées célestes qu’elle avait accompagnées jusque-là : belles d’un jour, belles d’un temps éphémère et précieux, belles de nuit qui tombent à l’aube, victimes d’elles-mêmes ou des autres. Avertie, Izumi qui n’attendait plus rien pour elle-même saurait protéger sa fille et la guider vers une gloire durable. Oserais-je dire encore que, pour cette maquilleuse hors-pair qu’était Izumi, Koshigo le valait bien. En tout cas, elle en était persuadée, c’était là désormais le sens de sa pauvre vie.


… La jeune Koshigo se tenait de dos au milieu de la pièce. Elle se retourna vers les jeunes filles. Elles ne purent réprimer en l’apercevant un cri d’admiration tant la pureté rivalisait avec l’émotion dans ce paysage radieux qu’était son visage.

Très impressionnée, Koshigo se mit à marcher à pas retenus pour retrouver sa place parmi les autres. Elle n’osait presque plus bouger, elle se sentait une autre. Bien différente de celle qui possédait un cœur d’oiseau, se croyait pousser des ailes au jardin tôt le matin, dispersait graminées et rosée en riant aux éclats, respirait avec avidité l’humidité de la terre et la sentait se réchauffer sous ses jupes à l’odeur d’herbe. Quand elle touchait aux murs d’enceinte épais du palais, elle savait alors s’affranchir de ces limites au creux d’une fougère, attendant que le souffle de ses ramures l’emmène au pays des songes.

S’avançant à petits pas sur le plancher de bois laqué, où était passée l’ardeur de celle qui revenait aux appartements des femmes et couchait sur le papier ses impressions mêlées de glaise, de sève et de grappes de rêves comme le lui avaient enseigné les maîtresses successives de sa mère ?

C’était là encore une étrangeté de sa nature ; elle connaissait par cœur l’anthologie des poèmes anciens et modernes tant et tant entendus. Elle avait appris le kana, la langue écrite des courtisanes poétesses. En effet, n’ayant pas le droit de s’exprimer en chi-chinois, la langue des érudits, ces femmes avaient inventé un code d’écriture, tout en courbe et en caresses. Koshigo s’était adonnée aux plaisirs de la poésie très jeune sous la tutelle bienveillante de ces fées de l’ombre au front étoilé. Nulle mieux qu’elle maintenant ne savait parler de la couleur mouvante des eaux du lac ou de la respiration parfumée des brumes.

Pourtant, là, immobile, assise dans la clarté vacillante, elle ressemblait plus à la statue hiératique de la déesse Isukyomi, la lune, reine de la nuit, qu’à la gamine plus que vive qu’elle était habituellement aux premières lueurs de l’heure du dragon.


Dans les instants qui suivirent, elle fut présentée avec ses congénères à sa Majesté l’Empereur. Toutes les jeunes filles éprouvaient un mélange d’appréhensions, s’avançant d’un pas plus ou moins décidé vers leur destin. Toutes souffraient, et pas seulement des pieds. Toutes désiraient et craignaient à la fois d’être ce qu’elles n’étaient pas encore, ce qu’elles pourraient devenir peut-être… Même le silence transpirait. Les courtisans et dignitaires en rangs serrés se pressaient les uns contre les autres, scrutant, yeux écarquillés, les jeunes postulantes, jaugeant leur beauté et leur aisance.

Le Mikado se tenait assis au bout de l’alignement qu’ils formaient, déjà blasé, persuadé qu’aucun des charmes des prétendantes ne viendrait seulement souligner sa propre magnificence d’idole vivante. Cet homme n’adorait que deux choses ; lui-même et la beauté. Jusqu’à ce jour, cela lui semblait un pléonasme.

Il les regardait approcher dans leurs magnifiques atours, un sourire narquois au coin des lèvres. Toutes portaient une robe de dessus vert tendre, couleur du saule avec un surtout à traîne à leur convenance. Celui de Koshigo était rouge foncé, couleur du bonheur et formait un contraste charmant, comme l’avait prévu sa mère, avec ses quatre robes de dessous évoquant chacune une saison. Elles s’arrêtèrent bientôt au pied du trône impérial. Koshigo agitait machinalement son éventail vermeil à clochettes. Un aristocrate chargé des vues célestes bien que fort myope s’approcha d’elle pour écarter de ses doigts exagérément longs l’objet vibrionnant et laisser apparaître son visage.


Koshigo effrayée jeta l’éventail d’un geste gracieux certes mais tout de violence contenue. Tout le monde le remarqua, mais chacun fut frappé aussi par l’infinie lumière que dégageait tout son être. L’assemblée frémit. Les huit autres filles disparurent instantanément.

Qui se soucie de regarder la fleur de la carotte sauvage au temps des cerisiers ?(2) dira plus tard Dame Murasaki rapportant la scène extraordinaire.

Sa Seigneurie, chose qu’on n’avait jamais vue jusque-là selon cette même conteuse, se leva manifestement troublé à son tour et, tout en s’approchant de la jeune beauté, lui adressa la formule convenue :


Ton visage

rayonne comme une fleur

Tous sans exception

sont envoûtés

Alors, belle, penche-toi vers eux

engageante

et commence le jeu de la poésie.

Parle-nous du printemps

qui semble fleurir sur tes joues.


C’était la coutume. Après la vue, c’était l’ouïe et la sensibilité, par son art des mots, que la favorite postulante devait enchanter. Or l’Empereur était persuadé qu’une beauté aux formes si harmonieuses avait tout donné aux yeux, et que les oreilles seraient certainement offensées des paroles plates prononcées. Il croyait en l’équilibre en tout… sauf en ce qui le concernait.

Koshigo fronça les sourcils en une moue charmante, bien malgré elle. Le printemps, sa saison préférée, qu’en dire de façon si impromptue sans déplaire à ces gens ni surtout décevoir sa mère. Mieux valait laisser parler son cœur et ses sensations comme les dames de la cour le lui avaient enseigné. Et son cœur lui disait que c’était dans les jardins, près des vapeurs du lac, au petit matin qu’elle désirait s’envoler et disparaître. Il lui semblait à cet instant que nul endroit n’aurait pu mieux lui convenir. Elle se sentait engoncée sous ses vêtements. Les regards de chacun la clouaient au sol. Et le sourire carnassier du maître des lieux la glaçait.

Elle se lança en fermant les yeux…


Quand je pense

Au printemps aux vertes couleurs

Merveilleux,

À l’instar de la brume

Je crois m’élever.


Sa majesté ne dit d’abord rien, sa bouche bougea imperceptiblement comme si elle répétait les paroles prononcées à l’instant et tous attendaient, suspendus à ses lèvres. Sa majesté réfléchissait… les yeux posés sur son ventre et personne n’osa même ressentir que c’était long sauf Koshigo peut-être. Puis une lumière intense éclaira son auguste face qui se redressa quand, rapprochant les couleurs vert doré de son propre manteau de soie et les paroles prononcées, il crut comprendre un hommage subtil à sa grandeur par cette métaphore printanière.

La minute suivante, un rictus le saisit, car pour la première fois, il sentait de façon insensée sa propre aura éclaboussée par tant de rayonnement. Que faire ? Museler et étouffer cette belle talentueuse dans l’œuf, ou bien…

L’Empereur s’avança encore vers Koshigo et se tourna vers l’assemblée en lui prenant la main :


La délicatesse

Des paroles qu’elle a dites

Est visible aux yeux…


Il sembla hésiter, puis d’une voix grandiloquente, il ajouta :


C’est la clarté de la lune

Qui filtre à travers moi… heu… mon toit… heu toi.(3)


La foule qui retenait son souffle laissa enfin échapper un murmure et sembla ravie de la forme et du fond de l’avis seigneurial que Dame Murasaki se hâta de noter pour la postérité. Peut-être que ce ne fut pas tout à fait ce qui se dit et se passa, c’est en tout cas ce que j’ai compris des paroles et des réactions que celle-ci a rapportées dans sa chronique mondaine. Avisée Dame Murasaki ! Peut-être que ces paroles n’étaient pas de lui… Cela ne sembla gêner personne par la suite, le pouvoir n’a que faire de vérité, et la célébrité du savoir, en ces temps comme en d’autres… et puis, qui lit les bas de page ?

Étonnante Dame Murasaki qui nous livre cette histoire, si savante et si maligne ! Mais n’anticipons pas (bien que ce soit difficile) et revenons à nos nippons.(4)

Le souverain fit apporter à la jeune distinguée une robe du dessus et un nouveau jupon en guise de récompense. Il intima l’ordre à ses serviteurs de mener Koshigo jusqu’à ses nouveaux appartements. Elle venait d’être choisie pour entrer dans le cercle étroit des poétesses (disparues depuis, il va sans dire) favorites du Seigneur des Seigneurs…

Désormais, elle se nommerait Taë, la merveilleuse. Tel en avait-il été décidé par le maître qui s’éloignait maintenant, très satisfait de sa décision. Cette jeune fille serait la nouvelle source de ses talents, il savait comment s’y prendre pour cela. Le beau était lui ou alors il était de lui, ou si ce n’était pas le cas, il se devait d’être à lui et vice versa. Surtout vice en fait si vous me permettez cette licence.


Pourtant Dame Murasaki écrivit bien plus tard toujours dans son journal personnel que l’hommage inventé par Koshigo avait été bien involontaire de sa part. Si l’Empereur avait été moins aveuglé par son goût pour la flatterie, il aurait compris que c’était réellement son amour de la nature printanière qui inspirait Koshigo et non lui-même. Car la radieuse nouvellement dénommée Taë le trouvait fort disgracieux et ses chers arbres commençaient déjà à lui manquer.


Dès lors les jours s’installèrent dans une magnificence mélancolique et toute la nouvelle vie de la « Merveilleuse » au Palais eut désormais ce goût de regret et d’amertume.

Les heures se succédaient alternant les cérémonies où l’étiquette la transformait en poupée muette, les visites imposées de l’Empereur et les soins du corps et de l’esprit pour lesquels l’Auguste Demi-Dieu avait donné des ordres. En règle générale, tout était possible et envisageable tant que Taë restait aux alentours de son alcôve. Elle tentait de se rappeler les temps heureux où elle était Koshigo rêvant sous les nuages et elle disait tout bas à sa fenêtre croyant être seule :


La couleur des fleurs

Enveloppées de brouillard

Nous est cachée ;

Vole au moins leur parfum

Vent printanier de la montagne.(5)


Et le lendemain, elle découvrait autour de son lit les branches fleuries de cent cerisiers apportées dans la nuit. Elle parlait encore plus bas et dans un souffle laissait échapper :


Ô cerisier de printemps

Prenons-nous en pitié

L’un l’autre

En dehors de tes fleurs

Je ne connais personne.(6)


Sa mère fut à partir de cette minute miraculeusement mise à son service, et Dame Murasaki lui fit dès lors de fréquentes visites. La solitude de Taë semblait posséder mille yeux et mille oreilles insoupçonnés.


Le temps du cocon soyeux tissé autour de notre chrysalide au cri si doux était venu, et ce n’était pas Dame Murasaki qui allait aider à le démêler…

Quel travail n’avons-nous pas eu pour reconstituer toute cette histoire… mais toi, lecteur perspicace et attentif, peut-être sauras-tu séparer le vrai du faux, l’aigre-doux de l’amer, le songe du mensonge ?

Car, il faut le savoir et je n’hésiterai pas à le dire, Dame Murasaki s’enquérait tous les jours des poèmes de Taë et encourageait la jeune prisonnière fabuleuse à mettre par écrit ses pensées les plus secrètes. Elle lui fit don d’ailleurs, dans sa grande générosité (je cite), d’un coffret laqué contenant des carrés de papier d’œillets et des cahiers brochés recouverts de satin plume, avec des cordons de même à la mode de Chi-Chine témoignant de son goût si sûr. Ces cahiers étaient rangés dans la partie supérieure du coffret. Taë infiniment reconnaissante envers sa nouvelle amie les sortait chaque jour pour les voiler des mots de sa nostalgie puis les rangeait avec précaution dans cet endroit connu seulement d’elles deux.


Sa mère la parait méticuleusement chaque matin et l’abreuvait de conseils tendres.

L’Empereur lui rendait visite chaque jour à l’heure du singe et faisait précéder sa venue de billets en forme de poèmes. Il désirait ardemment une réponse qui se devait de l’enchanter ou à défaut l’étonner et réclamait sans cesse à Taë ses écrits intimes. Cependant, Dame Murasaki lui avait recommandé de ne distiller qu’un poème par jour à l’illustre commanditaire pour, disait-elle, entretenir une curiosité et un intérêt qui sans cela s’émousserait vite. Subtile Dame Murasaki !

Pour ne pas décevoir sa mère, Taë s’en tenait à ses conseils. Mais selon d’autres sources, voici ce que Dame Murasaki raconta à l’Empereur agacé par le peu de générosité de Taë :

« Taë n’ose imaginer que les mots impudiques de son amour présomptueux puissent toucher votre cœur d’Empereur des Poètes. Tous ses écrits sont imprégnés de cet amour inconcevable qui l’inspire. Comment oserait-elle vous les soumettre sans vous offenser ? Taë ne donnera ses poèmes cachés que le jour où sa honte et sa timidité cèderont devant la hardiesse de ses sentiments éperdus. »

Obscure Dame Murasaki ! Quel jeu jouait-elle ?


Cependant le plus incroyable fut l’étonnement du Seigneur des Immensités et des Choses Minuscules devant l’émotion que cette information lui procura (et à nous aussi d’ailleurs…). Se pouvait-il qu’il aimât à son tour ? À coup sûr cette expérience le transformerait en véritable poète, et de la façon la plus inattendue qui soit.


Quant à Taë, elle se séparait de ses mots avec regret. Ils étaient ses seuls véritables compagnons. Ils évoquaient les images de ses promenades adorées et hélas passées. Elle les lisait et relisait, revivant à l’infini des sensations qui semblaient la quitter. Dame Murasaki n’en toucha mot bien évidemment qu’à son journal personnel. Discrète Dame Murasaki !

Ainsi après l’épisode des branches de cerisiers, l’Empereur impatient envoya ces vers dont il était très fier, bien que fortement inspirés des propositions de Dame Murasaki qui, selon ses propres dires, ne dédaignait pas non plus l’art de la Poésie (celle-ci, ce n’est pas non plus la modestie qui l’étouffait !) :


Dans chaque branche

De ces fleurs

Des centaines de mots

Sont cachés,

Ne les traitez pas insouciamment

Partagez-les !(7)


Et Taë lui répondit, aux prises avec son isolement :


Dans chaque branche

De ces fleurs

Des centaines de mots

Ne sauraient être contenus :

N’ont-elles pas été brisées ?(8)


Et piétinant malgré elle les branches éparses, elle enfila la lourde robe qu’il lui sommait de porter pour sa visite suivante.


*


Et le printemps aux pluies ironiques passa suivi de l’été aux chaleurs trompeuses.

Elle nota sur ces cahiers :


Triste et solitaire

Je suis une herbe flottante

À la racine coupée.

Si un courant m’entraîne

Je crois que je le suivrais.(9)


Mais aucun courant ni d’eau ni d’air ne vint lui donner la direction d’une fuite salutaire. Le temps était lourd comme les six robes qu’elle portait maintenant. La dernière en date représentait un gigantesque oiseau aux plumes chamarrées rehaussées d’or sur un fond ambré. Un de ces oiseaux qui ne sait plus voler. Un de ces oiseaux qui crie plutôt qu’il ne chante. Et Taë voyait bien que les mots lui venaient de plus en plus difficilement ou alors ils semblaient se déverser en pleurs.


Quand les larmes de Taë étaient trop nombreuses et pour que l’Empereur ne s’aperçût pas d’un tel manque de reconnaissance, Izumi sa mère déployait des trésors d’inventivité afin de mettre la beauté de sa fille en valeur. Elle étalait maintenant sur le visage si pâle deux couches de fard ; un carmin d’abord et un blanc poudreux par-dessus, ce qui donnait l’apparence de la joie et de la passion contenues. Elle passait cette mixture non seulement sur la figure de sa fille mais aussi depuis quelque temps sur sa gorge qui ne semblait se soulever que pour accompagner des sanglots. Elle relevait la bouche et la ligne des yeux donnant à Taë un masque spirituel.


L’Empereur s’abreuvant de poèmes d’amour tentait de retrouver les sensations décrites et jouait, serrant ses petits poings griffus, une comédie de la passion épique à défaut de la ressentir. Il était possédé, disait-il par cette indomptable oiselle aux mille ramages qu’il avait si bien mis en cage. Maintenant, il ne craignait plus son chant. Il n’était qu’à lui seul, il se laissait aller à l’apprécier, s’en repaître même. Et si lui ne s’en rendait pas compte, Dame Murasaki qui le rencontrait régulièrement put noter qu’il améliorait considérablement les quelques vers qu’il produisait. Mais nous devons la croire sur parole car aucun n’est venu à la postérité. Taë était bien devenue la source de ses talents. Il s’abreuvait d’elle à moins que ce ne soit de la voluptueuse sensation de rejoindre les grands amoureux… Sentiment si nouveau et étrange pour lui qu’il se complaisait à le cultiver pour lui-même, se regardant dans la glace déclamant des vers déchirants une larme à l’œil gauche, et jugeant de son effet avec l’œil droit papillonnant. Dame Murasaki se confondait alors en louanges mercenaires sous le regard sentimentique des courtisans humides.


Pendant ce temps, la vieille et tenace Izumi allait chercher chez les mages des élixirs pour redonner à Taë la force qu’elle semblait perdre de jour en jour. Elle lui fit avaler de l’essence de rossignol pour qu’elle retrouve la parole des poètes, un remède à base de papyrus pour que ses mots regagnent le chemin du papier. On lui conseilla même une préparation réservée à ceux qui n’avaient jamais franchi les enceintes du Palais et souffraient d’un mal comparable au sien : la décoction d’hirondelles voyageuses, les seules à dessiner de mystérieux paysages outre-murailles pour qui savait les lire dans leur vol. Rien n’y fit. Les murs qu’elle n’avait jamais franchis semblaient maintenant se refermer sur elle et l’écraser, l’enserrer, l’étouffer.


*


Bientôt l’automne aux paupières rouges s’annonça.

Chaque lune voyait le visage de Taë s’émacier, ses yeux s’embuer et son esprit se perdre dans des évocations de plus en plus difficiles des parcs et jardins dont l’image se dissipait dans les brumes de sa mémoire. Sa plume ne courait presque plus sur les parchemins comme si l’encre s’asséchait à mesure que les larmes s’écoulaient. Quand elle s’en épanchait à Dame Murasaki, celle-ci détournait le regard derrière son éventail.

Izumi, inquiète, tentait de redessiner chaque jour le visage du bonheur sur la face de plus en plus pâle et abattue de sa fille. Ainsi, elle mélangeait pendant des heures des pâtes écarlates et vermillon pour obtenir l’effet du sourire. Mais sur Taë, on aurait dit les derniers rayons du soleil couchant. La lumière de ses yeux chavirait avec lui. Sa mère recouvrait même maintenant, outre le visage et la poitrine, ses bras-palimpsestes parcourus de sillons violets. La peau devenue transparente et fine semblait mettre à jour les chemins mystérieux de son jeune temps.


La jeune fille cherchait à se réfugier dans l’écriture quotidienne de ses cahiers à l’heure des chimères au moment où les cauchemars viennent chasser les rêves de ceux qui ont égaré le jour le sens de leur vie. Mais elle ne produisait plus qu’un poème par jour et si court qu’un souffle suffisait pour le dire en entier.


Ce soir-là, au prix de lourdes souffrances, elle écrivit près de la fenêtre dont la perspective était cachée par d’épaisses tentures damassées :


Oh ! Qu’il est lamentable

Le cri de la cigale

Prise par le milan.(10)


Les mots-charognards de la nostalgie et de la tristesse finissent par se retourner contre ceux qui les ont invités. C’était de la dépouille de Koshigo qu’ils se repaissaient et Taë sans Koshigo n’était rien. D’ailleurs comment avec ses socques si hauts et si lourdement parée, ses huit robes et sur-robes superposées aux effets chatoyants représentant chacune un don de l’Empereur, pouvait-elle retrouver les gestes d’antan ? Chaque habit était censé montrer l’intérêt du Souverain Suprême pour sa personne. Sa dernière parure telle une blessure déversait une traîne couleur de sang écarlate si longue qu’à chacun de ses rares déplacements, dix serviteurs étaient requis pour ouvrir et refermer les portes sur son passage le long des coursives infinies de sa souffrance. Personne n’y pouvait rien, pas même sa mère aux mains irritées et habiles, ni Dame Murasaki aux yeux secs et mobiles.


Le Mikado se prit à rêver d’épousailles et de poireaux. Il consulta ses mages visionnaires nantis par ses soins de doubles foyers (femme et concubine) afin de comprendre ce message céleste pour le moins énigmatique. Dame Murasaki en eut, elle, une interprétation toute personnelle que la bienséance et la politesse me défendent absolument de mentionner ici.

Mais il n’est plus temps de plaisanter, lecteur que j’ose interrompre dans sa rêverie espiègle, la chambre de Koshigo-Taë et les jours rétrécissent tandis que l’ombre au sein du palais épaissit. Quel destin funèbre annonce le cri de cette oie sauvage se déchirant au-dessus des toits ?


_______________________________________________________________________________________________________________________________

1- Murasaki Shikibu a existé ! C’est le surnom d'une écrivaine, dame de la cour du milieu de l’époque de Heian (Xe-XIe siècle), connue pour son roman le Dit du Genji.

2- Citation de Soda Yamaguchi, vous ne pensiez tout de même pas que c’était de Dame Murasaki, avec tout le respect que je lui dois… et mes excuses pour l'avoir invitée dans cette galéjade.

3- D’après le Kokinshū IV 184, recueil de wakas anonymes dont la création a été ordonnée par l'empereur Daigo en 905. « Lorsque je vois filtrer la clarté de la lune […]. »

4- Toutes mes excuses pour cette licence vulgaire à laquelle je n'ai pas su résister, je n'ai pas le talent de Dame Murasaki.

5- Poème de Yoshimine no Murasada.

6- D’après le poème de l’Archevêque Gyoson : « Ô cerisier de la montagne / Prenons nous en pitié / L’un l’autre / En dehors de tes fleurs / Je ne connais personne. »

7- D’après Fujiwara No Hirutsugu : « Dans chaque branche / De ces fleurs / Des centaines de mots / Sont cachés, / Ne les traitez pas insouciamment. / Dans chaque branche / De ces fleurs / Des centaines de mots / Ne sauraient être contenus : / N’ont-elles pas été brisées ? »

8- Idem.

9- Poème de Ono No Komachi poétesse japonaise du IXe siècle.

10- Haïku de Hattori Ransetsu.


Ô toi, qui te sens une âme de samouraï, prêt à sauver la veuve, l’orphelin et surtout la jolie poétesse, toi qui sens battre le sang de Koshigo dans tes veines, sache que seuls tes talents de lecteur ou de lectrice (et il t’en faudra !) pourront sauver la vie de cette tendre enfant en si pathétique situation… dans quelques semaines.


 
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   Anonyme   
19/2/2021
 a aimé ce texte 
Bien
Je commence par cette remarque, ensuite y aura plus à y revenir : je trouve catastrophiques les instants ouaf-ouaf-on-se-marre-clin-d'œil que vous avez tenus à inclure dans votre nouvelle. Le cercle des poétesses (disparues) ? Koshigo « valait bien » les efforts de maquilleuse de sa mère ? Ben non, pour moi ça ne fonctionne pas, j'ai l'impression de voir et sentir un dégueulis d'ivrogne sur une veste de soie brodée. Heureusement que je ne les ai pas remarqués tout du long ces instants, si j'en ai raté merci de ne pas me les signaler.

Sinon, j'ai apprécié le style apprêté et l'ambiance asiatique chi-chine ancienne même si, à force d'à force, trop pourrait me paraître trop. C'est dépaysant, délicat, je me balade dans un musée aux jolies images et regrette un peu la distance ironique diffuse que, me semble-t-il, son conservateur ou sa conservatrice s'est cru(e) obligé(e) d'installer dans l'exposition pour que le public ne risque pas de l'imaginer en scribe chinois(e) du Xème siècle. Le second degré me paraît triste ici, comme si vous n'assumiez pas d'écrire, tout simplement, une belle histoire mélancolique aux senteurs de jasmin.

   Neojamin   
22/2/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Enchanté dès la première ligne, j’adore le «trop tard et le pas encore se chamaillaient», ça donne le ton.
J’ai ralenti en arrivant au paragraphe débutant par des «pots de tailles», je me suis dit que vous pouviez faire mieux et plus «léger». Les «qu’on», «qu’il semblait» sont un peu lourds. Peut-être que commencer les phrases par «Personne...» n’était pas l’idée la plus simple pour garder le ton poétique du début. Je trouve aussi que dans ce contexte, le «on» aurait pu être évité.
Les descriptions sur le maquillage et l’apprêtage des filles m’a paru un peu longuet... mais je me suis replongé dans le récit avec les Haikus. La description de l’échange entre les deux m’a beaucoup plu.
Sont venus ensuite des paragraphes de toute beauté, notamment sur Taë qui se meurt à petit feu.
Vient ensuite la fin de la première partie. J’aime l’écriture mais si ça traîne parfois un peu trop... surtout quand on réalise qu’il n’y aura aucune fin dans ce texte, ni même un petit rebondissement ou quelque chose à se mettre sous la dent. Un léger sentiment que vous faites traîner exprès...
De manière générale, j’ai apprécié la lecture et beaucoup aimé vos envolées lyriques. J’ai regretté la nonchalance du texte par moment et le manque de rythme. J’aurais aimé quelques dialogues, quelques scènes de vie quotidienne dans le palais pour mieux m’immerger dans ce conte. J’ai besoin de plus de concret pour me laisser transporter.
Beaucoup de plaisir en tout cas et j'ai très envie de lire la suite !


Quelques autres détails m’ont fait tiquer :
- «lueurs et ombres, envie ou peur, calcul ou jalousie,» l’alternance «ou» et «et» n’est pas très gracieuse.
- «Chacune savait que pour elle Izumi se surpasserait.» exemple de phrases qui peuvent être plus gracieuses (ce dont vous arrivez à d’autres moments)
- Phrase commençant par «il fallait que le rose...» un peu longue et redondante.
- «surpasserait» répétition évitable
- «Oserais-je» pas sûr que ce soit cohérent... il faudrait intervenir plus souvent ou plus tôt peut-être ou garder une narration omnisciente. Ça m’a fait bizarre en tout cas.
Ça revient à la fin avec «Mais il n’est plus temps de plaisanter...» Vous n’êtes pas assez présent dans le reste du texte, du coup, je trouve que l’effet ne fonctionne pas.

J’ai particulièrement aimé :
- «Jusqu’à ce jour, cela lui semblait un pléonasme.»
- « tentait de retrouver les sensations décrites et jouait, serrant ses petits poings griffus, une comédie de la passion épique à défaut de la ressentir.»
- «l’essence de rossignol pour qu’elle retrouve la parole des poètes,»
- «la décoction d’hirondelles voyageuses, les seules à dessiner de mystérieux paysages outre-murailles pour qui savait les lire dans leur vol.»
- « Bientôt l’automne aux paupières rouges s’annonça»
- « La lumière de ses yeux chavirait avec lui»

   maria   
23/2/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

Je n'ai pas vraiment apprécié les interventions de l'auteur(e) qui m'ont émergée du récit. Dommage (selon moi) ce recours au "sponsor", ces allusions humoristiques qui ramènent au contemporain et que j'ai ressenties comme des coupures qui ont un peu gâché mon plaisir de lecture.
Un peu seulement, car j'ai été charmée par la fluidité de l'écriture, la délicatesse du style, le détail des descriptions et la richesse et la justesse du vocabulaire.
Je salue évidemment le travail de documentation (je n'ai rien vérifié)
Peu m'importe la vérité historique : ce rituel de désigner celle qui rejoindra le cercle des poétesse de l'Empereur est savoureux.

Je suis curieuse de lire la suite et comment - avant une fin heureuse, je présume - l’Empereur et Koshigo-Thaë seront encore manipulés par cette intrigante Dame Murasaki.

Merci d'avoir partagé le résultat de ce grand, beau et poétique travail.

Maria en E.L.

   placebo   
16/3/2021
 a aimé ce texte 
Bien
Joli texte.
Écriture riche qui colle au sujet.
Comme d'autres, je n'ai pas toujours goûté les remarques du narrateur. L'équilibre est difficile et ici, c'est plutôt le fait que l'auteur en fasse davantage pour être remarqué, comme à la note 4 :)

Curieux de la suite. J'ai commencé à regarder un peu sur wikipedia, ça ravive des souvenirs :)
Bonne continuation,
placebo


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