Voyageur du hasard (mais sache que « le hasard ne frappe jamais par hasard » – Jacques Prévert) consulte le lien suivant pour lire le premier chapitre : http://www.oniris.be/nouvelle/microbe-un-papillon-sur-le-cerisier-episode-1-2-4894.html
Cependant si tu préfères, reprenons le cours des événements, la manche de ton kimono effleure les touches de ton ordinateur, tu es prêt… le temps repart en arrière : Il y a bien longtemps, dans l’Empire du Soleil Rayonnant, vivait une jeune fille dénommée Koshigo. Elle était radieuse comme le printemps qui semblait fleurir sur ses joues, elle était talentueuse comme les courtisanes-poétesses qu’elle fréquentait depuis toujours au palais, elle n’aimait que courir dans les jardins et écrire ses rêves, et elle désespérait sa mère, la vieille Izumi, experte en maquillage, qui entrevoyait un autre destin pour sa fille si douée. Jusqu’au jour où Koshigo, présentée à l’Empereur aussi féru de poésie que fat et laid, fut choisie pour être élevée au rang de Belle-de-jour, lors d’une cérémonie. Dès ce moment, Koshigo devint Taë la merveilleuse, revêtue d’atours aussi nombreux que précieux, choyée mais enfermée dans un espace et un temps clos par l’Empereur comptant s’approprier ses talents. Ses seules visites étaient celles de sa mère qui la maquillait et la parait avec talent, celles de l’Empereur qui lui demandait des poèmes et lui intimait de superposer les robes offertes, et celles de l’obscure Dame Murasaki(1), courtisane graphomane capable d’offrir à Taë un coffret où ranger ses feuillets poétiques mais aussi de raconter d’ignominieux mensonges sur les sentiments de la jeune fille envers l’Empereur. Mais ce que ni sa mère désespérée, ni Dame Murasaki (enfin pour elle, rien n’est moins sûr tant son jeu est ambigu) n’avaient prévu, c’était que Koshigo en vint à s’étioler et s’affaiblir, éloignée des jardins de son enfance, au point de ne plus pouvoir écrire qu’un poème par jour, livrable en un souffle, un poème qui semble se rapprocher de ceux passés à la postérité sous le nom de haïkus… Même si la mère tentait ce qu’elle pouvait pour maquiller la désespérance de sa fille dont le mariage avec l’Empereur semblait imminent, il semblait que le funeste destin de confinée à vie fût promis à Taë en cette fin d’automne. Il était certain qu’elle en mourrait. Je précise quand même que je tiens cette histoire des carnets personnels de Dame Murasaki, et d’autres sources que j’ai dû recouper… que j’ai dû interpréter… combler et je la propose à ta sagacité, moi, l’insignifiant gratte-papier, qui ai eu tant de mal à démêler le vrai du faux. Alors qui manipule qui dans ce récit de trahisons ? Il faut toujours se méfier des apparences, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, bonne lecture, voyageur de l’immobile. Il n’est pas interdit de te préparer un thé… c’est même recommandé. Ce moment est à toi. Le temps ralmentit… erreur de frappe, ce nouveau mot me plaît, alors je le laisse brouter notre imaginaire.
L’hiver pâle et son souffle pétrifié se montrèrent au détour d’une nuit qui parut à Koshigo aussi longue que sa traîne. Depuis quelque temps, Izumi était obligée de passer trois couches d’un épais blanc pour illuminer son teint. Si blanc que sa mère s’était trouvée contrainte de peindre les dents de Taë en noir, afin que leur ivoire ne semblât pas trop jaune à côté du teint neigeux. Hormis sa nuque, toutes les parties visibles de peau ou de dents étaient recouvertes d’un artifice quelconque.
Chaque jour plus lourd que la veille et moins que le lendemain, elle enfilait onze robes ; émeraude à la chi-chinoise, lie-de-vin à relief, couleur chrysanthème à quintuple revers, à dessin imprimé de vagues marines, de flocons de neige, de pruniers fleuris ou d’asters mauves au lustre merveilleux. Sa préférée représentait des oiseaux multicolores devant le mont Fuji. Taë les contemplait de longues heures non par amour des étoffes mais pour ce qu’elles lui rappelaient de sa vie d’avant.
Chaque nuit, elle écoutait. Il lui semblait qu’au fin fond du silence, elle entendait les carpes gémir dans la mare gelée. D’étranges rumeurs la tenaient encore éloignée d’un sommeil immortel, et au matin, elle écrivait son unique poème quotidien qu’elle distillait à mots lents et comptés à l’Empereur :
Nuit de givre Comment dormir Quand la mer ne dort pas ?(2)
– Elle ne pense qu’à vous, avoua Dame Murasaki à l’Empereur décontenancé par tant de tristesse et de problèmes d’isolation, elle vous l’avouera bientôt.
Et les canines de l’Empereur se découvrirent instantanément en ce qui était censé ressembler probablement à un sourire. Perverse Dame Murasaki.
Ce matin-là, Izumi écarta les tentures de l’alcôve et trouva sa fille particulièrement affaiblie, la tête appuyée sur son écritoire, le dessin de son front transparent se détachant à peine de l’étoffe immaculée qui le recouvrait. Mais sa Majesté allait venir écouter le dernier poème de Taë quelques heures plus tard et celle-ci se devait d’être présentable. Izumi s’approcha doucement et posa la main sur le front abandonné de sa fille. Elle ouvrit les yeux immédiatement et comprit que l’heure de se préparer était venue. Dame Murasaki venait d’arriver elle aussi. La jeune fille se redressa avec effort et prêta ses bras avec un sourire éteint à l’éponge humide et odorante de sa mère. Izumi caressait sa peau émouvante avec tristesse, elle aurait tant voulu retrouver la Koshigo d’il y avait quelques mois et lui parler de son avenir prometteur, comme avant. Il semblait au contraire que sur la voie du soleil, Taë se flétrissait comme un bourgeon aux dernières gelées.
– Je n’ai rien écrit cette nuit… Je n’ai rien à lire à l’Empereur, laissa-t-elle échapper en un souffle en direction des deux femmes.
Izumi et Dame Murasaki savaient ce qu’une telle attitude allait engendrer chez le souverain insatiable. Il fallait aider Taë à traverser cette mauvaise passe, et puis les choses s’arrangeraient, Izumi en était sûre. Selon elle, l’Empereur n’allait pas tarder à prendre sa fille comme épouse, ce n’était qu’une question de jours. Jamais la vieille femme n’avait été aussi près de son but. Comment Taë ne se rendait-elle pas compte de la chance qui lui était donnée ? Quelle était cette maladie qu’elle ne pouvait soigner ni soulager ?
Elle se tourna vers une Dame Murasaki très nerveuse et plus préoccupée qu’à l’ordinaire. Cette dernière resta silencieuse. Alors Izumi appliqua du blanc sur tout le visage, puis descendit sur les bras et la poitrine recouverts de leur paysage de rivières bleutées à fleur de peau. N’allaient-elles pas exploser et se répandre en flots de rubis, rubans magnifiques sur les soies précieuses ? Elle étala la crème sur le dos et hésita à l’appliquer sur la nuque, la seule partie apparente de son corps qu’elle n’avait encore jamais recouverte. Mais devant l’agitation qui semblait saisir Koshigo à chaque fois que sa mère approchait de son cou, elle reposa finalement les pinceaux. Elle alla chercher les onze robes… et la douzième, la plus fabuleuse, or et pourpre. Dans le dos semblait s’agripper un gigantesque soleil levant, emblème de l’Empereur. Il lui avait fait apporter cette splendeur car, lors de sa dernière visite, le poème de Taë disait :
Si tu mérites ton nom Je te demanderai une chose, Oiseau de la capitale Le soleil que j’aime Le reverrai-je Ou ne le reverrai-je plus ?(3)
Il avait été enfin grandement rassuré par ces vers qu’il n’attendait plus, se prenant décidément pour l’astre auquel aspirait la si pâle énamourée. Elle venait de dévoiler enfin elle-même ses doux sentiments, à sa manière si particulière certes, et quelque peu compliquée de poétesse, mais il lui revenait en tant que poète lui-même de saisir les plus subtiles allusions à peine formulées, sinon pour qui passerait-il ? Et puis cela suffisait. Sa cour poétique avait duré plus de quatre saisons qu’il avait trouvées finalement assez plaisantes mais il ne se voyait pas patienter indéfiniment jusqu’au retour des oies, comme l’y exhortait la plus casanière d’entre elles Dame Murasaki. Le lendemain, il épouserait Taë et serait sûr ainsi de profiter à volonté des talents de poétesse de la jeune épousée cloîtrée et amoureuse. Talents que seule Dame Murasaki et lui-même connaissaient puisqu’il l’avait dépêchée auprès de Taë afin de lui rapporter tous ses écrits. Le problème était que ces derniers temps, les cahiers ne contenaient qu’un seul poème (mais quel poème !). C’était celui que Taë lisait chaque jour et ceci était décidément très irritant. Il y avait de quoi soupçonner des cachotteries ou une trahison de sa messagère. À l’évidence, devaient être dissimulés quelque part, sur des feuillets parfumés, des centaines de poèmes tous plus divins les uns que les autres, dédiés à sa personne, inspirés par son amour, illuminés par sa présence. Son plan était clair ; Taë bientôt rassurée par sa nouvelle situation matrimoniale ne pourrait plus refuser ses mots perlés, il n’aurait qu’à lui demander directement ses cahiers en gage d’amour. Et lui, le Sérénissime Dragon brillerait désormais aux yeux éblouis de la postérité comme le plus illustre poète de l’amour. Car même si ces poèmes n’étaient pas de lui dans l’alcôve confinée de Taë, ils le seraient bientôt pour la communauté nombreuse des courtisans à vue basse puis dans le cercle infini mais lointain des amateurs de poésie pour des siècles et des siècles. Il pourrait alors se passer d’une bavarde intermédiaire, écrivaine à ses heures, à ce qu’on racontait. Cette Dame Murasaki, devenue inutile entremetteuse ! Il lui réservait un de ses monastères oubliés bien éloigné de là…
Ce fut du moins ce que la dame en question confia en se lamentant à son journal secret (elle le laissera finalement en évidence à sa mort pour la communauté innombrable des courtisans à longue langue à moins que ce ne fût pour les éternels amateurs d’intrigues de toutes les époques que « voici »…). Mais faut-il croire Dame Murasaki, experte en mensonges ?
Taë passa l’une après l’autre les douze robes. Elles pesaient si lourd sur ses épaules qu’elle crut, n’y tenant plus, manquer d’air et défaillir à la douzième. Elle se sentait terrassée, à bout de force. Elle s’approcha en reculant du paravent d’où semblait venir un souffle d’air. Ses yeux disparaissaient sous ses paupières alourdies par les fards. Ses lèvres s’entrouvraient sur ses dents noircies à la noix de Galles et au thé comme pour happer le dernier filet d’air. Ses oreilles cotonneuses ne percevaient plus le cri étrangement silencieux qui semblait sortir de la bouche déformée d’Izumi échevelée se précipitant vers elle.
Mais d’un coup, le rideau s’écarta et un formidable coup de vent chargé de fragrances printanières s’engouffra dans la pièce et souleva la lourde masse des cheveux de Taë, caressant insidieusement le rectangle rose de sa nuque dégagée et non fardée. Ce fut comme un réveil, une source de sensations fraîches et précises ; l’eau du lac qui glissait sur son cou de loutre ; les herbes comme des doigts qui massaient le petit creux sous son crâne ; les baisers du vent dans sa chevelure-cerf-volant ; la chaleur douce du soleil quand elle penchait la tête vers le violet des iris. Tout lui revint comme un vol d’hirondelles.
Elle se précipita vers Dame Murasaki et se mit à genoux, mouillant ses longues manches de ses larmes blanchâtres. Le beau visage n’était que ravage et ses yeux suppliaient :
– Dame Murasaki, vous qui êtes si bonne, emmenez-moi loin d’ici, faites-moi sortir de cette prison, je n’en peux plus, je ne pourrai être la femme de l’Empereur, j’en suis incapable…
Après ces mots, elle se jeta vers sa mère, tête baissée, les mains levées vers elle en signe de prière, attendant une réaction qu’elle pressentait terrible après cette annonce aussi vive qu’inattendue. Il semblait en effet à Izumi que les murs du palais s’effondraient, et que la brise, qui tout à l’heure les avaient toutes effleurées, avait déclenché une tempête dans la tête de sa fille puis dans la sienne. Ne pas s’affoler, attendre… invoquer la résistance de la pierre et la souplesse obstinée du sable pour trouver la force de résister. Comment Dame Murasaki pourrait-elle accorder à Koshigo ce qu’elle lui demandait sans se mettre elle-même dans un danger extrême ? Il était trop tard. Tout était si bien engagé. Comment arrêter une destinée si fabuleuse ? Bientôt Taë s’en rendrait compte… Elle saisit les mains de la jeune fille et les serra contre sa joue cherchant les mots rassurants qui la raisonneraient…
C’est à ce moment-là que Dame Murasaki prit la parole, laissant Izumi bouche bée :
– Chère enfant, je peux exaucer vos prières… J’ai ouï dire que l’on attendait, sur ordre de l’Empereur, une pensionnaire dans le monastère Takkoku-Seikô-ji. Cette pensionnaire, j’ai de bonnes raisons de croire que c’est moi… et cette idée ne m’enchante guère. Je peux vous y faire conduire. À ma place. Vous cachée là-bas, l’Empereur aux abois aura bientôt oublié la cruelle mise à l’écart qu’il avait envisagée pour ma très insignifiante personne… Je peux vous garantir qu’il vous fera chercher partout sauf en cet ermitage isolé qui lui appartient.
Izumi lâcha d’un coup les mains de sa fille, stupéfaite d’une pareille proposition :
– Vous trahiriez l’Empereur ! lança-t-elle avec effroi.
Taë regarda ses mains abandonnées, puis sa mère, puis Dame Murasaki, ne sachant que penser. Dame Murasaki eut un petit rire :
– Ne vous méprenez pas, Izumi, je ne fais qu’anticiper ce qui devait arriver fatalement. Koshigo n’est pas faite pour cette vie de cour. Un jour ou l’autre, c’est l’Empereur qui l’aurait chassée. Vous n’avez donc pas compris ? Pas de poème, pas d’épousailles ! Ce n’est pas vos dons ni sa beauté qu’il vénère, mais son talent à elle… Et ce don s’aiguise et devient une pointe qui lui transperce le cœur tous les jours un peu plus. Elle est trop faible maintenant. Qu’elle laisse sa place à d’autres, mieux armées (à qui pouvait-elle bien penser à cette époque, en tout cas, la suite montra qu’elle ne savait pas si bien dire) et qu’elle retrouve le goût des mots du bonheur ! Vos crèmes et vos onguents vous ont donc bouché les yeux et le cœur…
Izumi aurait voulu croire Dame Murasaki et Koshigo, mais elle n’avait devant les yeux d’un côté que les ors de la future Impératrice et son cortège d’honneurs au centre duquel trônerait sa fille et de l’autre la vie servile qui avait été la sienne, comme avant celle de sa propre mère. Elle s’adressa à Taë :
– Ma chère fille, Taë, splendeur de mes jours, comment pouvez-vous renoncer, alors que vous en êtes si proche, à une destinée si éblouissante ? Venez que j’achève votre maquillage, je n’ai pas enduit votre nuque.
Taë eut un mouvement en arrière.
– Non, personne tant que je serai vivante ne touchera à mon cou. Ô mère, tendresse de mes rêves, vous qui transformez la boue en ciel. Le nom que vous m’avez donné, Koshigo, est gravé dans le vent. Il m’a caressé la nuque et m’a dit : « Sois heureuse ! » Comme j’aurais aimé que ces paroles viennent de votre bouche…
Izumi baissa les yeux. Elle était vaincue. Ainsi en serait-il…
Dame Murasaki prit les choses en main. Le temps de la cuisson du riz, Koshigo avait rassemblé dans un modeste coffre ses carnets, instruments d’écriture et un ou deux habits de rizière fournis par sa rusée complice, prête à partir.
– Comment vous remercier ? lui demanda la jeune fille.
Dame Murasaki n’eut même pas l’air de réfléchir et répondit sur le champ :
– Le serviteur qui vous conduira viendra chaque semaine à votre ermitage pour prendre de vos nouvelles et me les rapporter. Donnez-lui quelques-uns de vos écrits qui, vous le savez, enchantent mon cœur, et je serai comblée.
Efficace Dame Murasaki ! Une heure plus tard, Taë et Izumi disparaissaient, et nul ou presque ne put dire où la belle et sa mère se trouvaient.
L’Empereur qui, en grandes pompes et petite cape, venait annoncer à Taë sa volonté de l’épouser et, à Dame Murasaki, celle de l’exiler, ne trouva dans la chambre de la jeune poétesse que la dame de cour feignant un étonnement de circonstance. Aux questions pressantes du Souverain Céleste, Dame Murasaki ne répondit que ces quelques mots qu’elle consigna dans son fameux journal et que je transcris fidèlement (mais avec défiance) :
Tombée de la branche Une fleur y est retournée : C’était un papillon !(4)
Elle écrivit aussi qu’à partir de cet instant, son exil programmé fut instantanément oublié et que la colère de l’Empereur ne sembla plus tarir, colorant chaque jour sa face d’un rouge d’écrevisse dès qu’il était question des recherches vaines concernant Taë.
On put lire dès la semaine suivante au fil des pages des carnets intimes de la dame, bien à l’abri des regards indiscrets (mais érigés comme des trésors à sa mort), ces poèmes soigneusement copiés de sa main, tous plus fougueux et vivants les uns que les autres :
Ce feu qui brûle de nouveau en moi – Désir de pluie.(5)
ou encore
Mon cœur bat enfin comme une houle d’hirondelles.(6)
L’Empereur, pendant ce temps, éprouvait le sentiment trouble d’une trahison. Il soupçonnait chacun, et encore plus Dame Murasaki.
Deux mois plus tard, le Seigneur de la Tempérance et de la Sérénité menaça encore ses espions-truffiers d’un destin funeste en cas de recherches vaines ; on boucherait leurs orifices si sensibles de persil pimenté jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ça sentait la carpe grillée, Dame Murasaki le comprenait, il lui fallait agir.
Elle observait du coin de l’œil le regard soupçonneux de l’Auguste Fils du Ciel, déjouait quotidiennement ses limiers, fit dire à Koshigo de se faire la plus discrète possible, voire de quasiment disparaître au sein du havre sacré et un jour triomphalement annonça à l’Empereur que… Taë avait été reprise.
Selon elle, la jeune fille se refusait à retourner auprès de Lui et elle avait cessé d’écrire. Elle était tombée amoureuse d’un jeune guerrier dont l’amour la comblait au point qu’elle en avait perdu le goût de toute autre chose. Elle avait jeté ses carnets et sa gourme par-dessus les jardins zen comme toutes les petites nippones de son acabit. Et Dame Murasaki continua une liste de trahisons toutes plus terribles les unes que les autres… L’Empereur entra dans une telle rage qu’aucun mot n’aurait pu être à la hauteur de l’incommensurabilité de son courroux. Cette casse-cou cabotine de Dame Murasaki s’y risqua : « Toute sa figure ne semblait être qu’un lobe d’oreille géant tordu et circonvolutionné. » Il hurla et gesticula son impuissance devant elle… impassible comme un héron !
– Je ne veux plus jamais la voir, qu’on la décapite ! lança-t-il finalement en une dernière vocifération à bout de souffle.
Et l’oreille se recroquevilla sur elle-même dans son grand trône cramoisi sourde à toutes sollicitations.
Dame Murasaki sortit de la pièce en silence, réjouie ! Dame Murasaki, se pouvait-il que son cœur fût si sombre ? Tremble encore, lecteur inconditionnel de la célèbre romancière à l’imagination débordante, car elle glissa, dans le balluchon du convoyeur muet qui se rendait au monastère Takkoku-Seikô-ji, du tissu, du son, du cuivre, du crin à l’intention d’Izumi et dans les plis de sa tunique l’ordre de la ramener discrètement en ville. Le plan terrible de Murasaki où il était question de peau, de sacrifice et de mort fut, selon toutes vraisemblances, dévoilé dès son retour à une Izumi terrifiée.
*
C’est la fin du printemps, à l’heure du tigre sous un clair de lune voilé de brume. Tous les dignitaires sont là sur leurs embarcations à l’embouchure du fleuve. Les ministres encadrent l’Illustrissime qui siège sur sa barque construite pour l’occasion. La tête de dragon grimaçante à la proue est si parfaite qu’on la dirait prête à mordre et son front de corail ensanglante déjà la nuit. Comme l’on ne distingue pas grand-chose à la lueur des torches, on appelle le capitaine du Quatrième Rang et celui-ci fait allumer des flambeaux huilés. Dame Murasaki est là aussi à la droite du Mikado des Justes Châtiments, tout près de lui et du ciel. Depuis la condamnation de Taë, elle s’est rendue indispensable, grande ordonnatrice de cette fête sinistre. À cet instant, l’Auguste la félicite de la mise en scène grandiose, macabre et nocturne (« Quelle idée charmante ! ») savamment organisée pour la mise à mort de la misérable Taë.
De l’autre bord du fleuve étoilé, se détache lentement une barque à tête d’oiseau fantastique tandis que monte dans l’air fluide et doux une mélopée d’une incroyable tristesse tirant des yeux les plus asséchés des larmes au goût oublié et d’autant plus suave. Le spectacle promet d’être bouleversant et la vue troublée (selon les plans de Dame Murasaki). Chacun croit reconnaître la silhouette de Taë agenouillée, toute petite face à son bourreau choisi avec discernement par Dame Murasaki elle-même. Ce dernier, gigantesque, dont le sabre semble lancer des éclairs à l’astre de la nuit, se tient prêt et sa masse sombre aux reflets métalliques prend l’allure d’un des démons de Emma-Hôo, roi de l’enfer, juge suprême.
La barque glisse et passe à cinquante brassées devant l’assemblée qui semble retenir son souffle. Elle entre dans un rayon de lune et la lumière scintille sur le visage figé et souriant et la nuque dégagée de Taë. Toute la communauté frémit devant ce sourire étrange et reconnaît la blancheur inégalable de son teint qui prend une teinte particulièrement opalescente sur son cou lourdement poudré et ses épaules entièrement fardées. D’un coup, la lame s’abat en un sifflement lugubre et la tête se détache du corps, roulant étrangement sans bruit sur le fond de la barque en bois.
Au clair de lune Elle laisse sa barque pour entrer dans le ciel… Celle qui, insensée, n’aurait jamais dû vous quitter.(7)
laisse échapper nonchalamment Dame Murasaki. Et elle ordonne discrètement à deux de ses serviteurs de quérir puis d’ensevelir le corps de la triste poétesse.
Au même moment, de l’autre côté de la berge, dans les fourrés, s’éloigne la silhouette de la vieille Izumi lourdement chargée de ses pots et onguents, mélanges de joie et de douleurs. Taë est morte mais Koshigo est née une seconde fois.
Le cadavre de la nuit pâlit mais chacun dort encore quand deux serviteurs montent sur la barque jonchée de paille qui tangue légèrement au clapot de l’eau pour récupérer ce qui était censé être Taë et qui n’est qu’un tas de chiffons, de bois, de chaume, de son, de crin teinté, de poudres et d’onguents rosés. Un lambeau de sourire flotte au fond de la barque.
*
À la cour, depuis neuf lunes, soir après soir, Dame Murasaki, très inspirée, si l’on peut dire, porte à la connaissance de tous le roman sorti de son imagination fertile d’un prince amoureux d’une belle poétesse. Ce texte émeut toute la cour et même l’Empereur qui ne doute pas de reconnaître, sous les traits du Prince Genji, toutes les qualités de son Éminente Personne. Mais ce sont les poèmes qui émaillent l’histoire qui frappent d’émerveillement les chanceux auditeurs et les bien plus nombreux lecteurs jusqu’à nos jours, vous peut-être…
Depuis neuf lunes, un messager encapuchonné s’approche avec prudence du monastère Takkoku-Seikô-ji sur le chemin recouvert d’une gelée blanche tenace.
Ce jour, en ce début d’hiver, le temps hésite continuellement entre pluie et neige. L’homme n’a pas croisé grand monde du palais jusqu’ici. Il demande à parler au moine dénommé Bashô(8). On lui répond qu’à son habitude, celui-ci est parti en promenade dans la campagne environnante, vers la rivière peut-être, à moins que ce ne soit près du vieux bananier, là où vient d’être enterrée sa mère, Izumi.
– Que le visiteur patiente, Bashô aux traits si fins et aux mots plus affinés encore, les a toutes ravies la nuit passée de ses derniers poèmes. Il pourra donc rapporter au palais de véritables trésors, comme cela se fait maintenant depuis tous ces mois…
On invite le serviteur à entrer et à s’installer près de la cloison mobile qui donne sur le chemin d’accès, près du foyer embaumant le pin où grésille un petit feu. À portée de main, quelques poèmes calligraphiés sont abandonnés, mais le serviteur ne sait pas lire cette écriture si particulière.
– Je peux vous lire ce poème. C’est du Kana, l’écriture d’herbe folle des poétesses, dit la moniale qui l’a accueilli. C’est Bashô aux yeux d’encre et aux mots de plume qui nous initie à ce langage. Il est pour votre bonne maîtresse, je crois :
Tous là sur cette plaine – maquillés de blanc.(9)
Instantanément, devant les yeux égarés du messager, la porte s’éloigne, les cloisons tombent, le ciel pâlit. Il semble que la plaine l’ensevelit dans sa nudité poudrée et quand Bashô émerge enfin devant lui et repousse en arrière son capuchon, le courrier frissonnant dont les joues sont en feu se dit qu’il ne comprend toujours pas pourquoi depuis neuf lunes une telle fée se fait appeler moine et porte un nom de bananier.
Mais cette information, nous l’avons apprise, avec un plaisir non dissimulé, il faut bien l’avouer, de Sei Shonagon(10), nouvelle ennemie implacable de Dame Murasaki et favorite postulante au palais aussi avisée et férue de poésie qu’elle, rassure-toi. Pauvre Dame Murasaki, à l’ombre des puissants, seule l’intrigue s’enracine.
_______________________________________________________________________________________________________________________________ 1- Murasaki Shikibu a existé ! C’est le surnom d'une écrivaine, dame de la cour du milieu de l’époque de Heian (Xe-XI e 2- Haïku de Suzuki Masajo, poétesse. 3- D’après Ariwara no Naribira : « Si tu mérites ton nom / Je te demanderai une chose / Oiseau de la capitale / La personne que j’aime vit-elle ou ne vit-elle plus ? » 4- Haïku de Arakida Moritake. 5- D’après Sanitaku Kenshin : « Ce feu qui brûle en moi / Désir de suicide ». 6- D’après Ytsuya Ryû : « Mon cœur bat comme une houle d’hirondelles ». 7- D’après Kòda Rohan : « Au clair de lune / Je laisse ma barque pour entrer dans le ciel ». 8- Matsuo Bashô plus connu sous son seul prénom de plume Bashô (Bashô veut dire bananier), est un poète japonais du XVIIe siècle (époque d’Edo) qui a créé le style shōfū (poème court et simple) et une école de poésie. Il a séjourné dans la région du temple Takkoku-Seikô-ji. Qui sait ce qu’il y trouva ? 9- Haïku de Abe- Kan’Ichi. 10- Sei Shonagon est une femme de lettres japonaise, autrice des Notes de chevet, l’autre chef-d'œuvre de la littérature japonaise de l’époque de Heian.
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