Ce n'est pas lorsque l'on vieillit que l'on arrête de rêver, mais c'est lorsque l'on arrête de rêver que l'on commence à vieillir.
C'est fou comme la mélancolie peut être un sentiment envoûtant. Les gens ont coutume de crier haut et fort, des étoiles plein les yeux, après l'Amour, la Tristesse, ou la Haine. Tous ces grands noms de la vie quotidienne affublés de leur belle majuscule. Ils vous prennent à tour de rôle et vous font jouer sous la lumière bleutée de leur microscope. Parfois ils viennent même tous ensemble, comme une vague. Moi aussi je les connais bien. Combien de fois ne les ai-je pas croisés à l'angle du mur ?
Mais il y en avait une autre que je n'avais pas eu réellement l'occasion d'appréhender. Peut-être parce qu'elle était la maladie des vieillards. Bien sûr, je l'avais déjà entrevue une ou l'autre fois, au loin, au détour d'un regard. Parfois elle venait flâner aux alentours de mon esprit. Elle revêtait les courbes douces d'une femme drapée de son linceul blanc et, chaque fois, je la regardais, incapable du moindre geste. À l'époque je l'avais aimée pour ce qu'elle était : la garante de la mémoire.
Et puis, passé son apparition éphémère, elle disparaissait. Les sentiments sont des choses évanescentes, songeai-je. On aimerait qu'ils restent, mais ils s'envolent, puis on aimerait les rattraper mais ils sont déjà trop haut dans le ciel. De tous ceux-là, la mélancolie était sûrement la plus envoûtante qui soit.
Le déclencheur ? Le déclencheur pouvait être n'importe quoi. Une photo, une mélodie, un lieu, une parole, ou tout simplement une pensée qui s'égarait un peu trop loin. Cette fois, ça avait été le carnet à la reliure écaillée. Tellement puéril, diriez-vous. Quoi de plus normal, c'était mon enfance qui était consignée dans les pages jaunies par le temps.
Le carnet était en fait un vieux journal intime que j'avais entretenu étant gamin. Il commençait à mes dix ans et ne contait, au début, que des anecdotes communes. Réduites à quelques lignes d'une littérature hésitante, les années s'écoulaient jusqu'à mon douzième anniversaire. C'était amusant de voir, songeai-je, comment la pensée des enfants évolue durant les premières années de leur existence, et puis se fige pour le restant. En fait, arrivée à l'âge adulte, l'évolution de leur pensée s'essouffle, se ralentit et puis s'arrête purement et simplement. Elle se fige en cette entité tellement inflexible, toute drapée dans ses habits de détenteur de la vérité, qu'est l'adulte.
Tournant la page de mon douzième anniversaire, j'arrivai à la partie qui me bouleversait tant : le chaton. Les pages étaient d'abord quelque peu laconiques sur le sujet. Elles disaient juste, avec une retenue presque gênée, que j'avais recueilli un petit chat roux.
* * *
À cette époque, la Seconde Guerre mondiale sévissait depuis presque un an déjà. L'Angleterre, officiellement en guerre, avait encore été plus ou moins épargnée par les conflits qui se jouaient en France et en Allemagne, mais cela ne durerait pas. L'Europe s'enfonçait dans la plus destructrice des guerres qu'elle avait connues et une crainte sourde montait depuis le sud.
La Royal Air Force était sur le pied de guerre, prête à amortir les raids ennemis. Mon père comptait parmi les héros volants qui défendraient la nation. Mais moi, du haut de mes douze ans, je n'avais pas vraiment compris les implications de son départ vers le front. C'était justement cette insouciance chronique qui me poussait à flâner dans les rues désertes de la ville à onze heures du soir.
À cette heure, les ténèbres n'étaient déchirées que par des rayons de lune qui flirtaient, timides, par-ci, par-là. La douce brise de cette fin de juin sifflait tout autour, et donnait aux nuits une apparence d'irréalité. La clarté sibylline aurait sans doute effrayé les autres enfants, mais pas moi.
Le chat était une simple boule de poils sales et emmêlés quand je l'avais aperçu qui gambadait dans les ombres du muret. Au début, je l'avais confondu avec un rat, ou une autre saloperie du genre. Le genre de bêtes fourbes qui viennent vous mordre le cou quand vous dormez. Vous voyez ? Mais un éclat plus coloré avait attiré mon attention. Peut-être était-ce grâce à la Lune particulièrement immense cette nuit-là ?
Quoi qu'il en soit, je m'engageai dans la ruelle, à ses trousses. Marchant lentement pour ne pas l'effaroucher, je fis un pas vers lui. Puis un autre. Et enfin un dernier pour qu'il soit à portée de main. Je sentais déjà poindre dans ma poitrine la déception due à sa fuite. Cependant je tendis tout de même la main pour effleurer le dos recroquevillé de la boule de poils. À ce moment, j'étais à peu près certain qu'aussitôt il s'enfuirait, qu'il me filerait entre les jambes, ou au moins se défendrait avec ses griffes minuscules. Mais il n'en fit rien.
Il avait accepté le contact. L'animal se laissa caresser langoureusement pendant de longues secondes.
Sous son pelage noir de crasse, je sentais les os de la colonne vertébrale, saillants. Le chaton était chétif et maigre. Peut-être était-ce justement parce qu'il était à bout de forces qu'il ne s'était échappé ? Ou simplement parce qu'il sentait que j'étais un enfant, comme lui ? Mes pensées étaient ailleurs. Je cherchais déjà un moyen de l'adopter, malgré la réticence farouche de mes parents à prendre tout animal domestique. Et ils le seraient d'autant plus s'il s'agissait d'un petit chaton crasseux.
Ainsi donc, la boule de poils lovée sous mon bras, je retournai chez moi. Ma maison se trouvait à seulement quelques mètres de là. La bâtisse, enfoncée dans son domaine, demeurait cachée derrière les arbres et protégée par une grille ancestrale. À cette heure avancée, mes parents dormaient. Quand j'entrai, le silence régnait sur toute la demeure comme l'imperturbable maître des lieux.
Je fis couler un bain d'eau tiède. Mais lorsque je voulus y plonger le jeune animal, pour la première fois, il rechigna. Aussitôt l'avais-je approché de l'eau qu'il avait planté ses petites griffes dans mes avant-bras d'enfant et s'était mis à tirer furieusement pour remonter le long de ma manche.
– Aïe, soufflai-je avec toute la retenue dont j'étais capable pour ne pas déranger monsieur Le Silence.
De ma main libre, je tirai sur le dos du chat.
– Lâche-moi !
Je dus me battre durant un bout de temps avant qu'il ne daigne retirer ses griffes de ma peau. Sautant sur ses pattes agiles, le chaton courut se réfugier aussi sec dans un recoin de la pièce, derrière l'égouttoir du lavabo. Le seul morceau de la pièce que la lampe à luminescence n'atteignait pas.
Toujours à mi-voix, j'avais juré plusieurs fois en regardant les griffures bien visibles dans la peau de mes avant-bras.
– D'accord, tu n'aimes pas l'eau… J'ai compris… Sale bête… Bon pas de bain alors. On est d'accord, pas de bain…
Et comme si le chaton avait saisi qu'il ne risquait plus de baignade forcée, il sortit la tête de derrière l'égouttoir. Ses yeux fendus en deux iris brillaient comme des lanternes dans le coin d'ombre.
– Tu m'as fait mal, lui reprochai-je, les sourcils froncés.
Mais, ma fureur déjà évaporée, je me tus. Comme attendant des excuses de sa part, je lui fis de grands yeux. Au lieu de cela, il me lança un regard dédaigneux de petit rebelle et vint jusqu'à moi. Je le nettoyai comme je pouvais, avec une éponge humide, un seau et en frottant jusqu'à ce que son pelage brun soit devenu roux carotte. Mes doigts coururent sur son corps maigrelet, suivirent les courbes douloureuses de son ossature.
Une étrange alchimie était à l'œuvre en moi. Une sorte d'affection naturelle pour la petite vie que je tenais entre les mains se nouait. Mais moi, à ce moment, j'étais incapable de mettre autres mots là-dessus que : « C'est étrange. »
Sous mes doigts, la boule de poils se mit soudain à s'agiter. Elle essayait vainement de se dérober à mon emprise. Le chaton gesticulait telle une petite furie et sa gueule minuscule s'ouvrait et se fermait en cadence.
– C'est bon j'ai compris… T'as faim. Oui, c'est ça, tu as faim…
Je le transportai jusqu'en bas, dans la cuisine, et ouvris le réfrigérateur. Qu'est-ce qui convenait à l'alimentation d'un chat de quelques semaines ? me demandais-je un peu stupidement. Du lait, bien évidemment. Du lait. Et je sortis la brique de lait du rayonnage, en versai dans une soucoupe assez grande pour accueillir le chaton tout entier et le regardai faire. L'animal commença à lamper savoureusement le contenu. Quand il eut finalement fini, je lui ouvris la porte d'entrée et le laissai s'en aller. Je le suivis des yeux jusqu'à ce que son petit corps disparaisse entre les arbres du bois.
Quand je montai me coucher, je n'arrivai pas à m'endormir : mes songes étaient ailleurs. Ils dansaient follement là-haut, dans mon esprit. Alors j'attrapai un des livres qui garnissaient ma table de nuit et me mis à lire jusqu'à ce que le sommeil veuille bien de moi. Mes pensées se peuplèrent alors de dragons monstrueux et de chevaliers servants et diaboliques.
À compter de cela, tous les jours au soir, vers onze heures, le chat vint gambader autour de la maison. À chaque fois, il arrivait brun de crasse. Et, à chaque fois, je prenais sur moi de le récurer en profondeur, jusqu'à ce qu'il brille. Je commençai bientôt à penser à remplacer le lait habituel par une nourriture plus adaptée. Je cachai les croquettes pour chat dans un recoin de ma chambre, entre les lattes du lit et le mur.
Les visites nocturnes devinrent rencards étoilés alors que la guerre progressait vers l'Angleterre. La tension devenait palpable, elle se terrait partout, dans tous les coins d'ombre. La menace enflait, mais je n'en ressentais toujours rien. Chaque soir je refermais le livre que je lisais, mémorisant consciencieusement la page que j'avais abandonnée, et je sortais.
La réalité appartenait à un autre monde que le mien. Et là je songeais avec une simplicité tout enfantine : « C'est tellement étrange. » Avec l'avancée des combats, les victoires ennemies, et la peur grandissante, le chaton était devenu chat. Son poil avait encore poussé et était devenu une tignasse carotte. Il était mon ami qui ne venait que le soir. Maintes fois, j'avais cherché après l'éclat de son pelage en pleine journée, mais en vain.
Où se cachait-il le jour ?
Maintenant j'avais pris l'habitude de l'attendre dehors. L'été approchant, le pays se réchauffait lentement et le soleil se couchait plus tard. Un jour, alors qu'une douce brise allait et venait au hasard, le soleil perdurait dans le ciel. Flamboyant de son auréole rouge sang, il venait s'écraser sur l'horizon. Les ombres s'allongeaient sous sa masse, interminables. Les branches rachitiques des arbres serpentaient au sol et, lascives, venaient caresser le bout de mes orteils.
J'attendais, assis dans l'herbe de mon jardin.
– Damien, appela ma mère, tu viens ?
Je me retournai. Elle était debout dans le rectangle lumineux de la porte d'entrée. Sa silhouette gracile de femme mûre se cambrait vers moi, un sourire aux lèvres.
– J'arrive, lui répondis-je, sans aucune intention de lui obéir.
Je regardai ainsi les étoiles apparaître, une à une, dans le ciel noir. Le grand œil de la Lune s'ouvrit à son tour et le vent se fit plus piquant avec l'arrivée de la nuit. Mais cela ne me dérangeait pas vraiment, en réalité j'étais même mieux que jamais. La quiétude avait ceci d'enivrant qu'elle écartait tout autre ressenti. L'espace d'un instant, la fatigue me prit et me berça de douces paroles.
Puis, rondouillard sur sa démarche aérienne, il était apparu dans l'éclat lunaire. Son poil reluisait ; maintenant qu'il ne se salissait plus comme avant, je ne devais pas le laver systématiquement. Sautillant, il vint vers moi. Ses moustaches coururent sur ma peau chatouilleuse et je répondis par une caresse prolongée. Étonnamment il s'y déroba, rentrant la tête et reculant de deux pas.
À partir de ce moment-là, le chat ne se comporta plus comme il avait l'habitude : il ne se lova pas sur mes genoux, mais il resta cambré sur ses pattes arrière, assis sur son postérieur dans une position qui était plus proche du chien que du chat. Nonchalamment, il posa sa patte griffue sur mon genou et, agrippant, tira sur le tissu de mon jean's. Il me dévisageait de ses yeux envoûtants.
Était-ce des larmes que je voyais dans ses pupilles célestes ? Ou peut-être n'était-ce que le ciel étoilé qui s'y reflétait ?
Je finis par comprendre ce qu'il voulait : il me tirait pour que je me lève et ses grands yeux me demandaient de le suivre. Et ce fut exactement ce que je fis. Allant et venant sans logique apparente, le chat s'enfonça dans le bosquet. Bientôt la maison s'effaça derrière les branchages opaques de bois. Nous fûmes plongés dans une pénombre.
Seul l'éclat de feu rompait la monotonie cendrée du noir.
Les branches me fouettèrent le visage plusieurs fois. Les racines sortaient du sol pour me faire des croche-pieds. De jour, j'étais déjà entré à deux reprises dans le bois, mais de nuit, rien n'était pareil. Les ténèbres avaient ce pouvoir de tout transformer, de tout embrouiller. Les arbres n'étaient que des ombres vagues, informes, fantomatiques que j'évitais presque au hasard. Le sentier disparaissait, et puis réapparaissait, comme si je ne l'avais jamais quitté. Cependant, le bois ne me semblait pas menaçant. L'atmosphère avait quelque chose de feutré, de voluptueux, de magique et d'étrange. Mais pas de menaçant.
Puis, déroutante de spontanéité, une question me vint : est-ce que je courais ? Le monde filait, défilait sous mes yeux. Virevoltait et planait autour de moi. Dans le noir, le seul point lumineux « roussoyait » comme un éclair. Tout allait tellement vite. Cependant je ne me sentais pas courir.
Puis, à un moment, tout cela s'arrêta. En un coup d'œil, j'étais revenu devant la maison fantôme. Ma maison.
Dans les jours qui suivirent, le chat revint mais ne m'invita plus qu'aux habituelles caresses lascives. Il se lovait sur mes genoux, comme de coutume. Maman s'étonna quelque peu des griffures saumâtres sur mon visage et je prétextai une chute anodine dans les graviers de l'école. Les mois défilèrent de nouveau, complètement fous. Les bombes avaient commencé à pleuvoir sur Londres. Les écoles avaient été fermées, les maisons cadenassées.
Cependant, ma course dans les bois me laissait un goût doux-amer d'inachevé, comme si je m'étais arrêté à la lisière de quelque chose de plus grand.
Je lisais les lignes de mon livre en laissant vaquer mon esprit ailleurs. Mon monde voyait des dragons parcourir les cieux, des cavaliers montés fouler la terre. J'avais toujours éprouvé une drôle de passion pour les histoires fantastiques. Alors, une nuit, alors que l'astre était couché de tout son long, j'allai seul dans les bois. Les ténèbres en leur sein m'embrassèrent comme une seule personne.
Je ne me souvenais plus du chemin que j'avais emprunté – comment aurais-je pu d'ailleurs ? Entre les branches penchées et les troncs tous semblables, je me perdis. Je m’étais enfoncé dans le bois jusqu'à ce qu'ait disparu tout point de repère. Ainsi égaré, la panique étreignit ma poitrine.
La peur grandit encore lorsque je compris que les arbres me suivaient des yeux. Les yeux cachés dans l'écorce ne me lâchaient pas d'un pouce. Chaque animal, ou insecte, ou quelque vie que ce soit, s'était figé pour regarder ce que je faisais. « Curieux personnage qu'était ce petit animal glabre, semblaient-ils tous dire, je n'en avais encore jamais vu de tel. »
Marchant au hasard, je finis par arriver à une clairière baignée d'une semi-clarté lunaire. Le ciel étincelait de milliers de petits points lumineux. J'en fus presque ébloui. Le chat n'était pas loin. Son pelage brillait sous l'éclat de la Lune, comme la première fois que je l'avais vu, boule de poils qui se terrait contre le mur.
Maintenant, il était devenu un adulte. Mais l'étincelle limpide dans ses yeux n'avait pas changé. Je marchai jusqu'à lui et m'assis au milieu de la clairière. Tous deux nous nous mîmes à regarder le ciel. À un moment, immense et cambré, un dragon traversa le ciel étoilé. Son cri, profond, transperça la nuit et se répercuta partout dans la voûte céleste. Je suivis des yeux sa silhouette fantasque jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière la Lune.
Ici, tout était captivant. Chaque bruit était un murmure magique dans le noir.
– C'est ici que tu voulais que je vienne ? demandai-je au chat.
Je fus certain qu'il avait compris. Ses grands yeux s'étaient relevés et avaient un instant croisé les miens.
– Depuis tout ce temps ?
Et je songeais que cela faisait maintenant plus d'un an que je m'occupais de lui.
– Mais c'est quoi ici ? demandai-je.
L'éclat de ses pupilles éveilla une certaine gêne en moi. Il avait raison : ma question était stupide. Cependant elle resta en suspens dans mon esprit, flottant à la surface de mes pensées : « C'était quoi ici ? »
Un peu après le passage du dragon dans le ciel, le vent se leva et la carcasse d'autre chose se profila à l'horizon. Sa silhouette se découpait, auréolée de jets sanglants. Ses réacteurs cracheurs de feu maintenaient en l'air son corps d'acier. Menaçants, ses canons pointaient le sol et scintillaient d'une lueur destructrice.
Le vaisseau traversa le ciel et puis, lui aussi, disparut à son tour de mon champ de vision. « L'oiseau s'était envolé. »
Et aussitôt, je l'avais oublié. Ne restait dans mon esprit qu'un émerveillement diffus. Puis, le martèlement des sabots d'un cheval se mit à monter depuis le couvert végétal. Le bruit grandissait, indistinct dans la nuit, il semblait venir de partout à la fois. Soudain, un cavalier jaillit d'entre les branchages entremêlés et traversa la clairière au grand galop. Sa chevauchée soulevait des volutes de poussières opaques tout autour de lui.
Tout emmitouflé dans une cape sombre, le cavalier était comme une ombre sur son destrier noir. Son visage restait perdu dans les replis de la capuche et je ne pus en voir que les contours aigus du menton. Quelques secondes plus tard déjà le cavalier disparaissait entre les arbres. Lui aussi.
Le martèlement décrut jusqu'à s'éteindre.
Dans les jours qui suivirent, j'allai tous les jours retrouver le chat dans la clairière et, ébahis, nous regardions le ciel. Les livres s'empilaient sur ma table de nuit : je lisais de plus en plus et de plus en plus vite et la clairière chaque nuit se remplissait un peu plus de figures fantasques. Les sons et les formes s'y multipliaient et les histoires se confondaient, se perdaient et puis se mélangeaient dans le plus complet hasard.
Chaque jour je m'enfonçais un peu plus dans cet autre monde.
La guerre avait tourné, le vent des combats se refermait sur le grand démon allemand. Le reste du monde commençait à compter ses morts. Ce fut en 1943 que nous reçûmes la lettre tant attendue de la Royal Air Force. « Tant attendue » dans le sens où l'incertitude avait sans doute été la pire des attentes pour maman. Mais la nouvelle était finalement tombée comme un couperet.
Contrairement à maman, l'annonce de la mort de papa ne m'avait pas détruit. En tous cas pas dans l'immédiat. En réalité, c'était comme si j'avais encaissé la nouvelle au travers d'un voile opaque. J'avais entendu, j'avais compris, j'y avais réfléchi, mais je n'avais pas été triste. En tous cas pas triste comme on pouvait l'entendre. Ailleurs. C'était le mot. J'étais ailleurs.
Mais les choses avaient été insidieuses. Maman et moi avions déménagé de la maison à côté du bois. Bien sûr, au début, j'avais opposé une certaine résistance, mais j'avais fini par plier, comme cela se devait. Nous étions alors partis nous installer plus loin de cette Angleterre pilonnée. À deux, nous nous étions implantés dans une petite baraque de campagne en Irlande.
Pendant un certain temps, sans savoir pourquoi, j'avais cherché après l'éclat roux du chat dans les fourrés et dans les champs. Ça avait duré plusieurs mois, peut-être un peu plus. Ensuite, le temps faisant, mes yeux avaient arrêté de chercher au hasard des herbes. La réalité s'était imposée en me chargeant d'une terrible responsabilité : j'étais officiellement devenu l'homme de la famille. C'était ainsi que, vers mes dix-sept ans, j'avais déjà presque oublié le chat et sa clairière.
* * *
La découverte du journal avait, au final, fait remonter bien plus que de la mélancolie. Un désir farouche m'avait pris, un désir comme seuls les vieillards peuvent en ressentir. Je pense bien que l'on pouvait comparer cela à la dernière marche des éléphants vers le cimetière. Ce moment où l'animal voit le spectre de la mort et décide d'entreprendre son ultime voyage.
C'était donc comme un vieil éléphant que j'étais retourné vers la bonne vieille maison tout près du bosquet. J'avais garé mon ancestrale voiture dans l'allée qui menait au porche et l'automobile s'était arrêtée en pétaradant. La grille qui protégeait la propriété avait été depuis longtemps remplacée par un amas de branches. Je les repoussai d'une main. La maison existait toujours. Même si les cinquante dernières années avaient mangé la peinture, vu disparaître les vitres, l'armature tenait toujours debout.
La façade se dessinait dans la clarté déclinante. Au crépuscule, la nuit tombante conférait son habituelle aura inquiétante aux lieux. La porte d'entrée de la maison se dessinait comme une bouche dans la façade.
Pendant un instant, j'eus la tentation d'entrer de nouveau dans la vieille demeure qui avait vu mon enfance. Je marchai jusqu'à la porte d'entrée. Les lambris, mangés par le temps, béaient d'épines de bois. Vue d'aussi près la maison semblait grimacer et ses yeux vides tournaient dans leurs orbites insondables.
Pourquoi ne l'avait-on pas abattue ?
Après avoir contemplé bêtement la porte durant quelques longues secondes, je m'étais détourné et avais contourné la maison. Avalé par la folle végétation du bosquet, le jardin arrière avait disparu. J'inspirai une longue goulée d'air.
Je m'engageai sous le couvert végétal. Les vieilles sensations m'envahirent, réminiscences de lointains rêves. Comme autrefois je me mis à déambuler au hasard entre les arbres, des heures durant. Par plusieurs fois, j'arrivais à l'orée du bois et devais faire demi-tour. C'était difficile à expliquer, mais pour trouver ce que je cherchais, je savais que je devais me perdre.
Mais comment pouvait-on se perdre dans un si petit bosquet ?
Les heures s'écoulèrent en vaines pérégrinations. Puis, peu à peu, les premières lueurs du matin étaient arrivées. Avec elles, la nuit s'était dissipée. Je baissai les yeux sur ma montre : les aiguilles marquaient sept heures tout rond. Aujourd'hui, le soleil avait été ponctuel. J'avais vagabondé pendant presque dix heures sans que rien ne se passe et la résignation prenait un goût d'oubli dans ma bouche. Je ne m'étais finalement pas perdu.
Vaincu par la fatigue, je m'assis contre un tronc. Mes pensées volaient loin de mon corps. Le chat et la clairière n'avaient pas été que le seul fruit de mon imagination. De cela j'étais persuadé. Comment pouvait-on expliquer ce qui m'était arrivé ici, il y avait des années de cela ? Sans doute le mot « expliquer » était-il mal choisi. Comment pouvais-je revivre ces années d'enfance ? Mon âme juvénile s'était envolée depuis longtemps et, de la même manière que les premières lueurs de la journée avaient défait la pénombre de la nuit, le rêve s'était dissipé.
Ou peut-être suffisait-il que je ferme les yeux et que je laisse aller ma tête contre l'écorce ? Que je m'en… aille, jusqu'à ce que mon âme soit loin de mon corps.
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