Il fait noir. Et froid. Pas seulement ici. Partout. Un univers sans fin de ténèbres glaciales. Et dans cet endroit sans début ni fin, il y a moi. Où suis-je ? Que suis-je ? Rien d’autre qu’un insecte se débattant à la surface de l’eau. Celle d’un océan qui engloutit la lumière et a repoussé les frontières de son empire bien au-delà de l’intelligible. Au milieu de cette étendue sans limite ni remous, je me débats. Mes mouvements sont saccadés, l’onde qu’ils produisent est absorbée immédiatement. Rien ne doit bouger ici. L’inertie est le mot d’ordre, l’immuabilité règne en maître. Je m’agite, en vain. Étincelle de vie dans un désert écorché par le blizzard. Je n’ai pas plus de consistance que le vent. Pas de corps pour ressentir le froid, pourtant il me perfore jusqu’à l’âme. Ne serais-je qu’une âme dématérialisée ? Que fais-je dans cet endroit hostile ? L’obscurité. Le silence. Il me terrifie, ce silence de mort. À croire que plus rien n’existe, comme si le monde s’était effondré sur lui-même. J’ai si froid. Un peu plus à chaque seconde qui passe. Mais passent-elles réellement ? Le temps ne semble pas avoir de prise en ces lieux. Peut-être s’est-il écoulé plusieurs siècles depuis que je suis ici, plongée dans ce néant. Esprit divaguant dans un recoin de nulle part. Est-ce cela, l’enfer ? Être prisonnière éternellement d’un lieu statique, où rien d’autre que moi ne change. L’attente infinie du moindre événement qui viendrait troubler le vide. Une absence de stimuli à vous en rendre fou. Enfin, il y a bien le froid. Il me transperce de part en part, mais j’en viens à être rassurée de sa présence. Au moins, il n’est pas constant. Je suis, sans raison ni fin. Petit à petit, le froid semble se stabiliser. Je crains qu’il ne s’abandonne lui aussi à la fixité. Je n’aurai alors plus rien à quoi me raccrocher. Je sombrerai dans une agonie permanente. Cela ne doit pas arriver ! J’essaie de percevoir une variation de température, même infime. Mais rien. Ça y est. La seule chose qui mouvait encore s’est arrêtée comme une horloge déglinguée. La véritable souffrance commence. De celles qui vous corrodent l’esprit jusqu’à vous faire choir dans la démence. La torture de l’âme : une éternité de rien qui m’enveloppe et me dévore avidement. Plus de mouvement, plus de changement, plus de sens. Suis-je une roche, malencontreusement douée de conscience, d’une solidité telle qu’il me faille attendre des millénaires pour sentir l’œuvre de l’érosion ? Et quel crime justifie cette absurde condamnation ? Quelle insulte ai-je pu proférer – et à l’égard de qui ou de quoi – pour qu’on me supplicie de la sorte ? Mon âme est-elle si noire qu’elle ne mérite même pas d’être incarnée ? À l’intérieur je hurle. Trop de silence, trop de noir, trop de rien ! Faites que ça s’arrête ! Que ça s’arrête… J’endure ces tourments infernaux pendant des vies entières. Ils me dissolvent, me disloquent, m’annihilent. La gueule intangible du monstre me broie jusqu’à la conscience. Soudain, quelque chose change. La trame infinie du silence est écartelée par un bruit jailli des tréfonds des ténèbres. Un bruit ! Un stimulus, enfin ! Mais il a déjà disparu, à peine ai-je eu le temps de l’entendre. A-t-il vraiment existé d’ailleurs ? Ou n’était-ce qu’un leurre ? Un subterfuge destiné à ranimer mon esprit avant de le laisser sombrer à nouveau, ravivant mes souffrances ? Un bruit, comme le roulement du rocher de Sisyphe vers le bas de la montagne, signalant mon retour au point de départ de ce cycle cruel. Non, ça ne peut pas être ça, pitié ! Le vide reprend possession des lieux… De nouveau un son. J’en suis certaine cette fois ! Silence. J’écoute attentivement, pour ne pas rater une nouvelle perturbation de cet environnement atrocement figé. Oui, il existe bel et bien : le voici encore ! Je le perçois distinctement : un sifflement. Il naît dans le lointain, enfle doucement puis s’éteint. Un temps. Je m’accroche à l’espoir de l’entendre à nouveau, plus rien n’a d’importance. J’oublie l’enfer dans lequel je suis, seul compte ce son, ce mouvement dans l’inerte. J’ai besoin de lui ! Et de nouveau ce souffle aigu, faible, qui lutte pour exister. Aussi discret soit-il, il est. Je concentre toute mon attention sur lui : il est chaque fois plus ample, plus puissant, comme s’il se nourrissait de mes espoirs. Qu’est-ce donc que ce son qui vient, grandit puis s’en va ? Il pulse. Il me sauve de cette torture. Il me fait oublier le froid, le noir, le silence. De plus en plus fort. À un rythme régulier. Je sais ce que c’est : le bruissement de l’air. Désormais l’air vient combler le vide. Mais d’où vient-il, et où va-t-il ? Cela ne ressemble pas au vent qui vient s’écraser contre la voile d’un bateau. Pas plus qu’à une bourrasque s’engouffrant dans une vallée. Ni aux tourbillons tempétueux précédant l’orage. C’est plutôt… le bruit strident de l’air qui se fraye un passage vers mes poumons ! Je respire ! Un pur esprit ne respire pas, c’est donc bien que j’ai un corps. Je suis un être de chair et de sang, et pas un ersatz de conscience dérivant inlassablement sur les flots du Styx. Un simple être humain, plongé dans les méandres tortueux de son cerveau malmené. Mais pour l’instant mon corps ne répond pas à l’appel, je ne le sens même pas. Pourtant je l’imagine. Je le vois, étendu quelque part, les yeux clos. Mentalement je le regarde. Je me regarde. J’essaie de me rappeler ce qu’on ressent quand on est vivant. Cet air qui rentre dans ma bouche, je dois le sentir. Il fait certainement frémir ma poitrine à chaque inspiration. Mon ventre doit se contracter pour expirer. Je tente de percevoir le soulèvement de mes côtes. Je suis le trajet de l’air. Il se glisse dans mes poumons, je le sais. Je ne saurais dire combien de temps s’écoule, je me concentre sur cette idée de l’air venant écraser mes cellules. Je le visualise, je cherche cette sensation. Et tout à coup je la trouve ! Je perçois le mouvement de l’air qui rampe vers mes bronches ! Que c’est agréable de ressentir ! Enfin la preuve tangible que je ne suis pas en train de cauchemarder ou de délirer. Je suis réelle. Je sens l’air. Lentement, par étapes, je retrouve la perception de mon corps. D’abord mes poumons, sur lesquels vient s’appuyer la colonne d’air qui me sort de cet état second. Ils se compriment et se relâchent faiblement, mais ils sont bien là. Puis la chair qui les entoure. Je sens ce poids, cette chaleur qui les protège. Bientôt, les battements de mon cœur tout proche rajoutent leurs basses fréquences à l’étrange musique de ma respiration. Après avoir suivi l’air, me voilà à suivre le sang. Le premier était glacé, le deuxième est divinement chaud. Il est éjecté si doucement que je me demande s’il peut aller jusqu’au bout de son circuit. Il pulse dans mes artères. Il transmet sa chaleur à ma chair, la préserve de l’horrible froid. Je le sens dans mon cou, tout près de ma trachée. Il palpite. Il travaille à me maintenir en vie. Il descend vers le reste de mon corps. Petit à petit, centimètre par centimètre, je recouvre la conscience de mon corps dans le sillage du sang. Mes bras jusqu’aux poignets, mes jambes jusqu’aux chevilles. Peu ou prou de sensation en dessous de ces limites. Le froid m’a engourdi les extrémités et cela, ma conscience n’y peut rien. La perception m’est revenue mais pas la capacité à se mouvoir. Pas encore. L’univers apocalyptique dans lequel j’étais se dissipe pour de bon, comme un mauvais rêve qui vous échappe dès que le réveil sonne. Je reviens à la réalité. Mais quelle est-elle ? L’impression d’être une âme errant dans les tréfonds de l’enfer s’est estompée, pour autant le froid et l’obscurité n’ont pas disparu. Je ne sais toujours pas qui je suis ni où. Mon cerveau s’extirpe de son engourdissement et travaille à toute allure à rétablir ses connexions. Que puis-je faire d’autre qu’attendre ? Pour un peu, je sentirais les rouages grincer dans ma tête. Une machinerie lourde, sourde, kafkaïenne. Une brume épaisse m’empêtre les idées. Tandis qu’elle s’évapore lentement, je tente de bouger un bras. Je n’obtiens qu’un léger tressaillement, néanmoins cela suffit à me contenter. Et puis, j’attends. Des images me reviennent par flash. Des lieux, des visages. Lequel est le mien ? Les souvenirs m’effleurent à peine et disparaissent aussitôt, aussi insaisissables que la fumée qui sort d’une cigarette. Cigarette... Je revois ma main tenant une longue cigarette mentholée, mon autre main cherchant le briquet dans ma poche. Autre image, autre lieu : j’expire la fumée pendant qu’un homme me parle. Nous sommes dans un bureau. Costume cravate, air sérieux, un café à la main. Un collègue ? Le pot d’échappement d’une vieille voiture crache son lot de particules nocives. Les gens conduisent n’importe comment ici. Toujours ce voile de fumée qui nous cache les étoiles. Ne voit-on jamais le ciel à Paris ? Paris ! Une bonne chose de faite : je sais où je suis. Du moins, je sais où je vis normalement. La ville lumière. Oui, je connais la capitale par cœur, j’y habite depuis des années. Mais quel est mon nom ? Et à quoi puis-je bien ressembler ? Le type en costume cravate s’adresse à moi. Le cendrier, la fumée qui sort de ma bouche, sa chemise bleu pâle.
- Mademoiselle Renhardt, n’oubliez pas que vous…
Renhardt ! Le voilà mon nom ! Et mon prénom ? Je tique. Voyons, c’est là, quelque part ! Renhardt… Je le répète dans ma tête, cherchant les sonorités qui lui sont associées. C’est… ça commence par un… J. Oui, j’en suis certaine : un J. Ou un G peut-être. Joëlle ? Ghislaine ? Gwenaëlle ? Non, non, je dois procéder par ordre. Le deuxième son doit être une voyelle. « Ja », « Je », « Ji », « Jo », « Ju »… cette syllabe remue quelque chose dans ma tête. Ju… lie ? Non ce n’est pas ça. Ju… stine ? Judith ! Judith Renhardt ! Aussitôt apparaît dans mon esprit l’image d’une femme mince, cheveux châtains et yeux noisette, la trentaine. Voilà donc pour mon apparence physique. Quoi d’autre ? Une fois le fil de mes souvenirs retrouvé, je déroule la pelote de plus en plus aisément. Je vois mon appartement. Mon bureau. Mes collègues et amis. L’homme au costume cravate est mon patron. Graduellement tout me revient. Je me réapproprie ma vie. Maintenant que j’ai répondu au fatidique « qui suis-je ? », je m’attaque à sa suite logique : qu’est-ce que je fais ici ? Et d’abord où est-ce, « ici » ? Je tente à nouveau de bouger, espérant découvrir à tâtons le monde qui m’entoure. J’arrive à déplacer mon bras de quelques ridicules millimètres. Je soupire : je ne suis pas près de danser la gigue. J’essaie de me remémorer ce qui s’est passé il y a… quelques heures ? J’ignore combien de temps s’est écoulé. Bien sûr, ce ne sont pas des siècles comme je le croyais. Pas une éternité. Puisque je suis en vie, ça doit se compter en heures, en jours peut-être. Pas plus, sinon je sentirais la fatigue, la faiblesse musculaire. Or je ne sens rien de tout cela. En fait je ne sens rien du tout. Mon esprit s’agite en tout sens pour reconstituer mon histoire tandis que mon corps reste paralysé de froid. Que s’est-il passé ? Les ténèbres fondent et me laissent apercevoir les circonstances qui m’ont conduite ici. Je me revois, femme d’affaires pressée. Habillée chic, parlant anglais couramment. Judith Renhardt est un requin des affaires. Ce midi, je devais déjeuner avec des clients tokyoïtes pour fêter la signature d’un gros contrat. Pour l’occasion, je les emmenai dans un grand restaurant parisien spécialisé en cuisine asiatique. Ils n’étaient pas le genre d’étrangers à vouloir goûter à la cuisine française, alors on a choisi de faire honneur à la leur. Décor élégant, plats raffinés, prix exorbitants : tout ce qu’il fallait pour leur plaire. L’ambiance était savamment légère, les tractations étaient finies. L’apéritif terminé, nous commandâmes. Ils s’extasièrent en découvrant qu’on servait ici le mets le plus délicat, le plus goûteux pour un palais asiatique : le sashimi de fugu. Des tranches extrêmement fines de poisson servies avec… Eh merde. Je sais ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui m’a pris d’approuver bêtement leur choix sans réfléchir ?! Je le savais pourtant ! Le fugu est un poisson à la chair succulente, certes, mais il produit une toxine mortelle. La glande qui la contient est censée être enlevée lors de la préparation. Lorsque ce n’est pas le cas, les conséquences sont désastreuses. À quel point ? Je me souviens d’avoir quitté le restaurant en début d’après-midi, après de longues minutes d’adieux révérencieux typiquement asiatiques. Ayant quelques heures de libre, je suis allée faire les courses. Je sortais tout juste de ma voiture quand c’est arrivé. Subitement j’ai eu du mal à respirer, comme si on me comprimait la poitrine dans un étau. L’instant d’après mes muscles se sont contractés jusqu’à la tétanie. Je n’ai même pas eu le temps de réaliser ce qui m’arrivait. Je me suis effondrée au sol, et en un rien de temps j’ai perdu conscience. Le poison avait fait son effet. Dès lors, qu’est-ce qui a pu se passer ? Je suppose que quelqu’un m’a trouvée, a hurlé. Des gens sont accourus. Ils ont appelé les secours. Ceux-ci ont dû me conduire au plus vite à l’hôpital. Là-bas, rentabilisant leurs interminables années d’études, ils ont trouvé la cause de cet incident. Ils m’ont alors injecté tout un tas de produits en vue de me remettre sur pieds, et maintenant ils attendent que je sorte de ma léthargie. Bon. Après cette brillante reconstitution du cours des événements, il est temps d’agir. Il faut qu’on me diminue la dose de médicaments, ils m’embrouillent les idées. Et qu’on m’apporte une couverture supplémentaire aussi, j’ai tellement froid… Voyons, il doit y avoir quelque part une sonnette pour appeler l’infirmière ? On ne laisse pas un patient comme moi, dans un état presque comateux, sans surveillance ! En toute logique, ils ont dû laisser l’appareil à portée de ma main, pour que je puisse appeler si je reprenais conscience. Probablement sur la table de chevet. À ma droite ou à ma gauche ? Épineuse question... Allons-y pour la droite, on verra bien ce que ça donnera. Je rassemble toutes mes forces et tente de bouger le bras droit. Celui-ci pèse des tonnes. J’arrive à le déplacer légèrement, mais impossible de le soulever. Je m’arrête, reprends mon souffle. Ce petit mouvement m’a déjà demandé beaucoup d’efforts. Peu importe, je suis particulièrement tenace. Les minutes s’écoulent. Je réessaie. En mobilisant mon courage et ma volonté, je réussis à décaler mon bras de quelques centimètres. Ma maigre respiration se fait saccadée. Une pause. Inutile de se presser, j’ai tout mon temps. Nouvelle tentative. Cette fois j’ai plus de facilité à me mouvoir, mon bras semble moins lourd et mes muscles moins faibles. Je grappille plusieurs centimètres, et profite de ma période de repos pour tenter de bouger les doigts. Atteindre la sonnette est une chose, appuyer sur le bouton en est une autre. Autant que je sois prête pour les deux. Petit à petit j’arrive à plier et déplier mes doigts. Ma poigne reste déplorable, heureusement je n’ai pas prévu de faire un bras de fer avec qui que ce soit prochainement. Ma respiration est revenue à un rythme normal, je me lance dans un quatrième essai. Mon bras se décale docilement. Je dois presque être au bord du lit, je n’ai… c’est quoi, ça ? Ma main vient de heurter quelque chose. C’est lisse, solide. Et ça borde le lit. Allons bon ! Je pensais que les lits d’hôpital étaient dotés de petites barrières comme sur les lits d’enfants, mais en réalité il s’agit d’un rebord plein. À moins que je ne sois dans un lit spécialement conçu pour les patients ayant des convulsions, ou ce genre de choses. Je soupire. Peut-être que, sous l’effet du poison ou du traitement, je me suis subitement agitée en tous sens, et ils auront craint que je tombe du lit. Peu importe, je n’ai qu’à prendre appui sur le dessus de ce rebord pour tenter de me relever, il ne doit pas s’élever de plus d’une quinzaine de centimètres. Le temps de réfléchir à tout ça, j’ai déjà repris des forces. Cependant l’effort n’est pas le même : il me faut maintenant prendre appui sur mon coude pour soulever ma main. Courage ! Péniblement, mon bras servant de levier, mes doigts escaladent la paroi. Les dix premiers centimètres sont rapidement atteints, mais je sens mes forces s’amoindrir à une vitesse inquiétante. Mon coude s’enfonce peu à peu dans le matelas. Je dois en être à une vingtaine de centimètres… Toujours cet obstacle froid, lisse, sans aspérités. Il est grand temps de faire une pause. Je plaque ma main contre le rebord, en équilibre. Je dois m’être arrêtée juste en dessous de l’arête. Pas d’entêtement inutile : il vaut mieux me reposer un peu, histoire d’être capable d’attraper la sonnette. Je patiente une ou deux minutes, avant de me remettre à la tâche. Je gagne encore quelques centimètres, quand ma main atteint enfin le haut de la cloison. Sauf qu’elle ne s’arrête pas, cette cloison. Elle fait juste un angle droit, et se prolonge tout autour de moi. Je ne suis pas dans un lit d’hôpital. Je suis dans un cercueil. Je hurle de toute la force de mes chétifs poumons. Un cri minable et ridicule s’en échappe, résonnant dans cette prison exiguë. Je ne peux même pas bouger, épuisée par mes récents efforts. Mes pieds et poings restent désespérément immobiles alors que je voudrais frapper, cogner, ébranler, fissurer l’horrible caisson qui m’apporte en offrande à la mort. Ils m’ont crue morte ! Ces crétins m’ont enterrée vivante ! C’est impossible ! Je devais être dans le coma et comme personne ne s’en est rendu compte, ils ont signé le certificat de décès et hop, direct dans la tombe ! Mon cri se transforme en appel à l’aide, je supplie qu’on vienne me chercher ! Mais nul ne me répond, le silence reprend ses droits aussitôt que ma bouche se ferme. Je vais mourir ici… Je vais agoniser pendant des heures, crever d’asphyxie, tout ça parce qu’un foutu médecin a été incapable de trouver mon pouls ou d’entendre ma respiration ! Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?! Je ne veux pas mourir ! Sortez-moi de là ! Par pitié, sortez-moi de là !
Le silence reprit possession des lieux, le froid put étendre son territoire. Quant à l’obscurité, elle avait établi ses frontières depuis bien longtemps, et celles-ci s’avéraient immuables.
Lorsque le Dr Limmé entra dans la chambre froide, le corps était déjà allongé sur la table d’autopsie, les instruments sagement rangés à côté. Le nouvel interne faisait du bon boulot. Il alluma le magnétophone et se mit au travail.
- 14 mars 2009, 14 h 26. Autopsie de…
Il jeta un œil à son dossier.
- Mlle Renhardt Judith, née le 28 juin 1975, décédée le 13 mars 2009 à 15 h 47. Décès sur la voie publique. Pas de témoin direct de la scène, mais compte tenu du lieu de la mort elle n’a pas dû rester seule longtemps. Elle s’est donc effondrée brusquement, ce qui pourrait indiquer un accident vasculaire cérébral. Le corps comporte quelques contusions superficielles, probablement causées par la chute de sa hauteur.
Il saisit le poignet du cadavre pour examiner les bleus de plus près. Le bras pendait mollement.
- Les hématomes sont récents, ils…
Il s’interrompit. Ses yeux fixaient le bras avec stupéfaction. Il secoua le poignet de droite à gauche. Le bras suivit sans broncher. Il en resta interdit. L’interne de service ne s’était-il rendu compte de rien en sortant le cadavre du tiroir ? Ou n’avait-il pas osé le lui dire ? Quoi qu’il en soit, les faits étaient là : le bras était souple. Pas de rigor mortis. Mort depuis presque vingt-quatre heures, le corps aurait déjà dû tomber sous le joug de la rigidité cadavérique. Rien ne pouvait s’y opposer. La seule explication possible… « Elle n’était pas morte. » Le cadavre qu’il avait sous les yeux était encore en vie quelques heures auparavant. Pourtant un médecin l’avait déclarée morte hier. Comment une telle erreur était-elle possible ? Selon la procédure habituelle, un échantillon de sang avait été prélevé et envoyé au laboratoire dès réception du corps. Il appela l’interne et lui demanda de lui apporter les résultats dès que possible. En attendant, il entreprit de déterminer les causes de la « vraie » mort. Un examen rapide lui indiqua qu’il s’agissait d’un arrêt cardiaque. Pour le moins surprenant chez une femme de cet âge… Une demi-heure plus tard, les résultats d’analyse sanguine tombèrent : intoxication à la tétrodotoxine. Sachant cela, Limmé n’eut plus aucun mal à reconstituer la dramatique histoire de Mlle Renhardt. La tétrodotoxine est une substance neurotoxique retrouvée chez une espèce de poisson dénommée fugu. En Asie, les mets à base de fugu sont réputés délicieux, et cette mode a gagné le Tout-Paris depuis quelques années. L’ennui, c’est que pour être comestible il faut qu’on ôte du poisson la glande qui produit cette toxine. Et quand c’est mal fait, une petite quantité subsiste, suffisante pour tuer un homme. Les conséquences sont un blocage de la transmission nerveuse, entraînant une paralysie musculaire généralisée. Donc une grave défaillance respiratoire et cardiaque. Or, dans le cas de Mlle Renhardt, la dose n’avait pas été suffisante pour provoquer la mort, mais la respiration et les battements cardiaques étaient devenus si faibles qu’ils en étaient indétectables. N’importe quel médecin s’y serait trompé. Par conséquent, et suivant la procédure habituelle pour les décès en pleine rue, on l’avait transférée ici. En se réveillant dans cet étrange endroit – le tiroir d’une morgue – elle avait pris peur et l’adrénaline avait achevé son cœur déjà fragilisé. Limmé soupira. Cette pauvre femme avait été victime d’une regrettable erreur médicale. Si l’heure de l’autopsie avait été avancée, on l’aurait retrouvée terrorisée mais bien vivante. Tragique concours de circonstances… Pour le moment, plus question de toucher au corps. Étant donné l’erreur catastrophique concernant l’officialisation du décès, il lui fallait en référer à ses supérieurs. Une nouvelle procédure d’autopsie allait être engagée, cette fois dans le cadre d’une enquête criminelle puisqu’il y avait eu empoisonnement. Fut-il involontaire, le cuisinier qui avait préparé le fugu était coupable d’homicide, et le médecin qui avait certifié le décès allait devoir s’expliquer. Il recouvrit le cadavre d’un drap, le remit dans le tiroir n°16. Cette fois, Mlle Renhardt était définitivement morte.
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