Se hissant péniblement vers le sommet de l’arbre, Hugo pestait intérieurement contre son misérable mètre trente-sept qui, s’il convenait parfaitement à son âge, ne lui permettait malheureusement pas de s’élever vers le faîte sans anicroche. Pour tout dire, il commençait à croire que Maman avait raison quand elle parlait de chute accidentelle, de cheville cassée, de plâtre et de béquilles.
Ce qu’il craignait le plus n’était cependant pas de se briser quelques os : depuis qu’il s’était fracturé la jambe lors d’une mémorable après-midi au ski, toute douleur lui semblait infiniment plus facile à supporter. Non, le vrai handicap aurait été pour lui de fracasser ses lunettes au sol, alors qu’il était passablement myope et que Maman lui avait bien fait comprendre qu’il ne serait pas question d’en racheter tant qu’il ne serait pas capable d’en prendre soin. Bon, il est vrai qu’il en était déjà à sa troisième paire de lunettes en un an, la première ayant mystérieusement disparu à l’école après seulement deux mois de bons et loyaux services, et la deuxième ayant été atrocement mutilée lors d’un tragique accident impliquant le canapé d’une part, et les fesses d’Hugo d’autre part. À sa décharge, il ne se souvenait absolument pas de les avoir posées là et c’eût pu tout aussi bien être l’œuvre de quelqu’un d’autre…
Enfin, pour l’instant Maman et Papa dormaient paisiblement, il n’y aurait donc personne pour lui asséner le sempiternel : « Et qu’est-ce que je t’avais dit ? » si son entreprise échouait.
Il avait déjà escaladé cet érable un nombre incalculable de fois, mais jamais en pleine nuit et après une journée pluvieuse. L’écorce froide et glissante ne venait cependant pas à bout de sa détermination sans faille. Se tenant en équilibre précaire, il remit correctement ses lunettes qui glissaient lentement vers le bout de son nez, avant de reprendre son ascension. Hugo se trouvait à quatre bons mètres du sol quand il atteignit enfin sa branche, celle sur laquelle il pouvait s’asseoir à califourchon, le dos confortablement calé contre le tronc, et regarder à loisir le ciel étoilé qui apparaissait à travers un trou du feuillage.
Il venait souvent se reposer ici la journée, quand ses parents l’y autorisaient, car l’endroit était pour lui une bulle de calme et d’émerveillement dans ce monde trop agité. L’été, il s’y rendait même tous les soirs pour assister au coucher du soleil et admirer les couleurs paisibles et enchanteresses qui se déversaient à flot autour de lui. Pour l’heure, il avait bravé le couvre-feu pour sortir en douce de la maison, ce qui lui vaudrait certainement une punition mémorable si cela revenait aux oreilles de ses parents. Mais le panorama qu’il avait sous les yeux en valait la peine : un ciel d’un noir d’encre parsemé de l’éclat de mille étoiles chatoyantes, semblant autant de galets luminescents illuminant çà et là les tréfonds obscurs d’un lac qui n’aurait rien compris aux lois de la gravité. C’était d’une beauté à couper le souffle. L’univers s’étalait devant lui, sombre et fascinant, semblant dissimuler autant de merveilles que d’horreurs…
Il se sentait soudain ridiculement petit, et commençait à réévaluer à la baisse son statut d’humain quand son regard fut attiré vers des considérations plus prosaïques. De fait, le voisin d’en face venait d’allumer la lumière de sa chambre à l’étage, à la hauteur d’Hugo. Il ne connaissait de l’homme que son exotique nom, Lars Keissel, Papa lui ayant formellement interdit de s’approcher de « cet ivrogne de flic pourri jusqu’à la moelle ». La défiance qu’il avait lue dans le regard de son père l’avait convaincu que cette interdiction-là n’était pas de celles que l’on peut outrepasser. Par conséquent, soumis à l’attrait pour l’interdit intrinsèque à sa condition d’enfant de dix ans, il éprouvait en ce moment une évidente curiosité envers cet étrange M. Keissel qu’il pouvait observer à loisir, dissimulé dans les ténèbres. Il s’avança autant qu’il le put sur la branche et écarta les feuilles d’une main pour pouvoir voir sans être vu, se demandant ce qui pouvait rendre cet homme si infréquentable.
Hormis sa démarche légèrement mal assurée, qu’Hugo était trop jeune pour identifier comme l’effet d’une ingestion conséquente d’alcool, il avait l’air normal. Il marchait rapidement en direction de la table de nuit, cherchant quelque chose. Avec cet angle de vue, Hugo ne vit pas l’objet qu’il y trouva, bien qu’il tendît le cou de toute la force de ses petites vertèbres. Tandis que Lars extirpait sa trouvaille du tiroir, une femme entra dans la pièce avec une brutalité surprenante pour quelqu’un d’apparence si fragile. Le double vitrage, quoique passablement efficace, ne put qu’assourdir vaguement les vociférations intempestives de cette furie dont la colère semblait plus intarissable que le tonneau des Danaïdes.
Un instant, l’enfant sourit à l’idée que cela ressemblait drôlement à ces pièces de théâtre qu’on lui faisait lire à l’école, celles où les maris sont volages et les femmes hystériques.
Mais ceci ne dura qu’une fraction de seconde, car alors même que l’amusement se peignait sur son visage, sa bouche se déforma en une grimace d’effroi tandis que ses pupilles se dilataient au maximum. Keissel avait soudainement fait volte-face, et Hugo l’avait vu tirer à bout portant sur sa femme bien avant de réaliser que l’objet provenant du tiroir était un revolver. Le front de Mme Keissel explosa sous le choc, projetant une gerbe d’éclats sanguinolents et poisseux, et elle ne put plus opposer la moindre résistance à la gravité qui l’attira à elle.
L’enfant sentit son cœur s’arrêter comme une vieille horloge aux engrenages trop éprouvés, avant de se mettre à lui marteler sauvagement les côtes comme pour s’extraire de sa cage. Le corps s’effondra sur le sol moquetté, produisant un bruit mat qu’Hugo perçut avec mille fois plus de précision que la détonation qui l’avait provoqué, et la vue du cercle bien net qui forait ce visage figé dans une mimique de stupéfaction lui causa un violent haut-le-cœur. Son corps entier tremblait et suait, incapable d’encaisser le choc de cette vision d’horreur, tandis que ses yeux restaient obstinément fixés sur ce corps qui étalait ses contorsions inhumaines avec une obscénité insoutenable. Le cadavre poussa le vice jusqu’à avoir un dernier soubresaut rieur devant l’absurdité de la scène, applaudissant le retournement de situation inopiné et l’ignominie du personnage principal. Puis il s’immobilisa définitivement, la tête tournée vers la fenêtre, les yeux regardant absurdement dans la direction du seul témoin comme pour s’assurer qu’il ait bien profité du spectacle, pendant qu’une matière immonde, faite de sang, de débris d’os et de cerveau, s’en écoulait lascivement vers le sol.
Hugo aurait voulu hurler, laisser sa terreur exploser et se répandre dans l’air en une vibration puissante, mais aucun cri n’arrivait à se frayer un chemin à travers sa gorge nouée.
Pendant que l’enfant restait figé par la peur, l’effrayant voisin contourna le corps sans vie, se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit. Comme un loup en chasse, il tendit alors l’oreille et scruta les ténèbres, semblant même renifler le vent pour dénicher sa proie. Hugo, maintenant, ne tentait plus d’émettre le moindre son, son sang s’était gelé dans ses veines et une sueur froide lui dégoulinait le long de la colonne vertébrale. Les yeux grands ouverts, il regardait Keissel en priant pour que l’obscurité soit suffisante pour le dissimuler. L’homme ne le voyait pas, ne le verrait pas, il ne pouvait pas le voir ! C’était tout bonnement impossible ! Il se trouvait dans une pièce éclairée et ici la nuit était aussi noire qu’elle pouvait l’être, sans compter la quantité non négligeable de feuilles d’érable qui s’interposait entre eux deux, il ne devait pas voir grand-chose ! Ses yeux pouvaient certainement discerner les quelques voitures garées le long du trottoir, et probablement la forme générale de l’arbre, mais ils n’avaient pas eu le temps de s’habituer à la baisse de luminosité, alors distinguer une silhouette humaine engoncée entre les branches…
Toutes ces belles assertions vacillèrent sur leurs fondements lorsque Keissel fixa son regard droit sur Hugo qui cessa de respirer, craignant d’être trahi par un souffle trop bruyant ou par l’odeur de la peur qu’il devait rejeter massivement à chaque expiration. Une lutte silencieuse s’était instaurée entre l’assassin et l’unique témoin du meurtre, le prédateur encore taché de sang et sa frêle proie, et ce n’était pas le moment de faiblir. L’enfant réalisa que l’adrénaline devait suinter par tous les pores de sa peau et se déverser à flot dans l’air ambiant pour aller titiller les narines de l’homme, car celui-ci ne détournait pas son regard inquisiteur. Pourtant il devait bien s’être écoulé une minute, ou deux, voire trois depuis qu’il retenait sa respiration ! Il commençait sérieusement à étouffer, le manque d’oxygène lui contractait le ventre et son corps entier réclamait qu’on cesse ces enfantillages ! Il tint encore quelques secondes, avant de céder et d’aspirer la plus profonde et la plus exquise goulée d’air de sa vie...
À sa grande surprise, rien ne changea dans l’attitude du voisin.
Tandis que ses poumons le brûlaient pour lui faire payer la douloureuse privation, il commença à envisager que le sanglant M. Keissel n’ait pas l’ouïe surdéveloppée de Clark Kent. Sa terreur redescendit donc du paroxysme qu’elle avait atteint pour aller se stabiliser à un niveau permettant à son cœur de tenir le coup. Disons que, sur une échelle de zéro à dix, elle devait être passée de dix à neuf trois quarts, ce qui reste un bon score pour une terreur digne de ce nom.
À la fenêtre en face, le tout récent veuf se détendit graduellement et il apparut évident que cette situation affreusement fâcheuse allait bientôt prendre fin, au grand soulagement de l’ensemble des nerfs d’Hugo qui menaçaient de se rompre sous la tension.
C’est alors qu’il se produisit un événement des plus déplorables, un de ceux qui vous font croire que le hasard est d’humeur facétieuse aujourd’hui, et que non seulement il vous a choisi expressément pour jouer le rôle principal de la pièce mais qu’en plus une mort brutale et impromptue le distrairait au plus haut point.
Car enfin, si le conducteur de cette voiture n’avait pas eu l’idée saugrenue de tourner dans cette petite rue à ce moment précis, la représentation aurait pu s’arrêter là, sans perte ni fracas. Mais voilà, il se trouve que le conducteur de cette voiture a eu l’idée saugrenue de tourner dans cette petite rue à ce moment précis, et la suite se déroula bien trop vite pour qu’Hugo ne prenne conscience de l’importance de cette entrée en scène.
Hugo et Keissel tournèrent la tête de concert en entendant le vrombissement d’un moteur, par réflexe, le bruit étant comparable à une déflagration dans le silence de mort qui les enveloppait. Hugo fut aveuglé par les phares de la voiture et détourna violemment la tête, fait en apparence insignifiant qui pourtant aggrava extraordinairement sa situation. Le voisin, alias le nerveux de la gâchette, se trouvait dans l’angle mort des phares et n’en fut donc pas gêné le moins du monde. Il se trouvait par conséquent en pleine possession de ses moyens lorsqu’un éclat parfaitement distinct lui parvint de l’arbre d’en face, là où la lumière s’était trouvée réfléchie par les verres de lunettes pendant un bref instant. L’enfant rouvrit les yeux pour découvrir ceux de Keissel s’embrasant d’une lueur démente, celle de l’homme dévoré par une fureur incontrôlable, dont l’esprit instable vient de sombrer dans des abysses aussi noirs et visqueux que les flaques de goudron fondu sur les routes en juillet.
Il vit un rictus haineux s’étirer sur le visage du meurtrier, et ne réalisa ni qu’il levait son arme vers lui et faisait feu, ni que lui-même avait perdu l’équilibre suite à l’éblouissement et tombait à la renverse.
Une fraction de seconde, il crut que tout cela n’était qu’un mauvais rêve, qu’il allait se réveiller et oublier la vision atroce de Mme Keissel le fixant de ses yeux vides alors que le trou dans son crâne vomissait un flot visqueux de sang et de cervelle, oublier Lars Keissel et sa manie de tirer sur les gens, oublier le brasier infernal qu’il avait vu dans ses yeux et qui semblait signer son arrêt de mort. Il aurait voulu être dans sa chambre, enveloppé confortablement dans sa couette, avec Papa et Maman endormis paisiblement dans la chambre d’à côté bien que parés à assurer sa sécurité en cas d’attaque surprise d’un voisin psychopathe qui, effectivement, n’était définitivement pas fréquentable.
Ce n’était toutefois pas un cauchemar et la réalité lui revint avec une dureté épouvantable lorsqu’il s’écrasa sur le sol, quatre mètres plus bas, écrasant son propre bras gauche tandis que sa tête rencontrait avec un enthousiasme outrageux le trottoir goudronné.
Il ignorait si le bruit qui lui martelait le cerveau était celui du coup de feu ou de son atterrissage, toujours était-il que ce son risquait fort de lui fissurer le crâne s’il continuait à le frapper ainsi entre les deux oreilles. Combien il aimerait rester là pendant quelques minutes, le temps de se remettre du choc, peut-être même quelques heures, qui sait… Mais une idée vaporeuse lui chuchotait de se lever, vite. Il ne se souvenait déjà plus de comment il était arrivé ici, et n’avait aucune autre envie que de s’endormir. Pourtant cette petite voix insaisissable lui intimait de se dépêcher, quelque chose d’important était en train de se dérouler et il fallait qu’il se relève. Allons, qu’est-ce qui était à ce point urgent ? Cela pouvait certainement attendre. La voix se faisait insistante, enflait, ne pouvait-elle donc le laisser tranquille ? Elle était maintenant bien distincte, de plus en plus forte, vociférant ses ordres sur un ton alarmant. Au milieu de ce brouhaha, un mot, un seul mot explosa en un magnifique spectacle son et lumière qui éclaira les pensées enténébrées du petit Hugo : « … Keissel… »
Les événements de ces dernières minutes lui revinrent soudainement en mémoire et jamais il ne se serait cru capable de se remettre sur pied aussi vite. Il leva les yeux vers la fenêtre pour découvrir que Lars Keissel n’y était plus, ce qui n’avait rien de rassurant. Encore étourdi, jurant contre la lenteur qu’il avait mise à revenir à lui, il pivota sur ses talons avec la ferme intention de courir se réfugier à la maison, avec Papa et Maman. Il se trouva alors nez à nez avec une masse sombre, singulièrement haute et compacte, découvrant par là même deux éléments primordiaux de sa situation : premièrement il n’avait plus ses lunettes, perdues et probablement cassées dans sa chute, et deuxièmement il était tombé du mauvais côté de la haie. Les choses se compliquaient singulièrement.
Heureusement, tout ceci s’était déroulé en un laps de temps réduit qu’Hugo était bien en mal d’évaluer suite à son coup à la tête. Le voisin d’en face, charmante appellation pour un type qui vient d’assassiner sa femme et de tenter de tuer un petit être en incapacité totale de se défendre, n’avait pas encore atteint sa porte d’entrée quand Hugo réalisa qu’il était grand temps de courir. Il s’enfuit à toutes jambes, ses chaussures effleurant à peine le sol, employant chaque centimètre cube d’air à forcer un peu plus sur ses muscles. Il n'était plus guidé que par l’instinct, à moins que ce ne fût par la peur ? Il ne voyait ni les portails qui défilaient sur sa gauche, ni les voitures dormant paisiblement sur sa droite. Rien d’autre que le trottoir qui s’étalait sous lui et semblait s’étirer à l’infini. Il courait comme tous les Oliver Twist du monde : avec l’agilité et la vélocité dont seul un enfant poursuivi par un adulte vindicatif est capable.
De sorte que quand Keissel déboula dans l’allée qui menait à son portail, l’encombrant témoin avait déjà mis une certaine distance entre eux. Il s’élança à sa poursuite, sautant par-dessus ledit portail, l’arme à la main et son sang bouillant de colère. Ce petit morveux allait payer cher son indiscrétion, il lui apprendrait à se mêler de ce qui ne le regarde pas ! S’il croyait s’en sortir comme ça… Le gosse se servirait de ce qu’il avait vu pour le faire jeter en prison, à moins que ses parents ne viennent réclamer de l’argent en échange de leur silence. En voilà encore qui cherchaient à le contrôler, le plier à leur volonté ! À peine se débarrasse-t-on d’un de ces foutus emmerdeurs qu’il en surgit de nouveaux ! Mais Lars Keissel n’était plus homme à se soumettre, il ne laisserait pas ce gamin se jouer de lui aussi facilement ! Pourquoi fallait-il donc que tout le monde s’en prenne à lui ce soir ?! Ils n’avaient pas d’autres victimes à tyranniser ? À croire que non, puisque c’était sur lui que ça tombait, c’était toujours sur lui ! En premier, sa femme, cette furie qui cherchait à tout prix à diriger sa vie à sa place, l’empêchant de boire son whisky tranquillement, débitant ses éternelles conneries sur l’alcool qui tuait leur couple… Tu parles, c’était elle qui tuait leur couple ! Si seulement elle lui avait fichu la paix, il n’en serait jamais arrivé là ! Mais il avait fallu qu’elle l’ouvre encore, l’engueulant comme un gosse, et ç’avait été le grain de sable qui avait fait dérailler sa belle machinerie interne. Il le reconnaissait : il s’était un peu emballé, cependant ne l’avait-elle pas cherché ? Bien sûr que si, avec ses provocations incessantes, ce mépris qu’elle lui affichait en permanence et qui tendait vers le dégoût certains jours. Elle n’avait eu que ce qu’elle méritait ! Et tout aurait pu s’arrêter là, il se serait débarrassé du corps, point final. Sauf que le sale mioche d’en face s’en était mêlé, et Lars se retrouvait une fois de plus en mauvaise posture. Cette fois, c’en était trop ! Il allait se débarrasser du gamin comme il s’était débarrassé de sa femme, cette mégère qui lui pourrissait la vie depuis tant d’années ! Il se vengerait de tous ces tourmenteurs qui s’étaient acharnés sur lui, jour après jour, année après année. Oh, tu peux courir, petit, je finirai par te rattraper et on verra bien qui dominera l’autre…
À ce stade de son aventure, quelques neurones procéduriers du cerveau d’Hugo eurent la distrayante idée de faire un point sur la situation : il était donc en train de courir droit devant lui, dans cette petite rue sans réverbères étouffée par une nuit noire et oppressante, avec pour seul objectif d’échapper au psychopathe qui le talonnait, revolver en main, animé d’une rage folle, mesurant dans les un mètre quatre-vingt-cinq et pesant au bas mot cinquante kilos de plus que lui.
Bien. Ceci étant posé, Hugo évita soigneusement d’estimer ses chances de survie.
Au lieu de quoi il se concentra sur sa course folle, ayant une conscience aiguë du vent qui lui glaçait les joues et de la peur qui lui glaçait le sang. Il réalisa tout à coup que courir en ligne droite n’était peut-être pas la meilleure idée qu’il ait eu quand une balle vint éclater au sol à quelques centimètres de ses pieds. Il tourna la tête et sentit la terreur exploser dans son ventre en voyant le visage de Keissel, masque hideux reflétant une haine et une frénésie qui semblaient grandir à chaque seconde jusqu’à engloutir l’univers entier.
L’enfant entendit la détonation envahir la rue et se répercuter vers lui à l’infini, comme le gong final d’un match de boxe dont le vaincu ne se relèverait pas. Il sentait le dénouement proche et inéluctable de sa fuite effrénée, et commençait à craindre que ses jambes s’effondrent sous le poids cumulé de son corps et de cette couche de plomb qui alourdissait peu à peu ses entrailles. Il bifurqua entre deux voitures et se réfugia contre le flanc de l’une d’elle, hors de portée de tir. L’autre traversa également entre les deux véhicules les plus proches pour se trouver du même côté que sa proie, qui repartit vers le trottoir et gagna quelques mètres avant de réitérer la manœuvre. Ils avançaient maintenant en zigzaguant autour de la longue file de véhicules, observant leur progression mutuelle à travers les vitres et pare-brises, jetant des coups d’œil anxieux vers les rétroviseurs pour y détecter le moindre mouvement.
Cet étrange ballet nocturne avait quelque chose d’envoûtant, seul élément poétique d’une traque meurtrière. En plein jour, en étant suffisamment loin pour ne distinguer ni la mimique inhumaine de Lars ni celle terrifiée d’Hugo, on aurait pu croire à une touchante partie de cache-cache entre un père et son fils, symbole d’une complicité attendrissante.
Preuve que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent.
L’assassin avait renoncé à faire feu à tout bout de champ. Il espérait que nul n’aurait été réveillé par les trois précédentes détonations dont deux écorchant notablement le silence de la nuit, la première ayant été vaguement étouffée par le double vitrage et absorbée partiellement par la moquette. Il avait réussi à réduire l’écart entre lui et le gosse suite à un certain nombre de manœuvres plus ou moins calculées. En d’autres termes, à ce petit jeu de course-poursuite avec obstacles, il avait eu plus de chance qu’Hugo.
Celui-ci était actuellement dissimulé entre deux pare-chocs et réfléchissait à toute vitesse. Ses nerfs supportaient de moins en moins la tension ambiante et il était avéré que ses capacités physiques n’égalaient pas celles de son aîné. Il ne lui restait donc plus que sa tête pour survivre, et pour cela elle devait rester intacte, un impact de balle ayant des effets fâcheux sur le potentiel intellectuel de la victime. Accroupi dans le noir, se persuadant qu’il tremblait de froid et non de peur, il tentait de réfléchir calmement aux possibilités qui s’offraient à lui. Il arriva rapidement à la conclusion suivante : la seule voie ne conduisant pas directement à sa mort consistait à poursuivre sa course, la rue débouchant sur une petite route perpendiculaire avec en arrière-plan, l’orée d’un bois où il pourrait se cacher. Le nœud du problème étant qu’avant d’atteindre le refuge sylvestre, Keissel avait plus que le temps de le tuer.
Pour le moment, celui-ci était occupé à le traquer et se dirigeait dangereusement vers lui. Il savait que le fuyard était tout proche, il n’entendait plus le son de ses pas sur le sol et il n’y avait plus que deux voitures les séparant. Ne voyant pas d’autre issue, Hugo prit une grande inspiration, banda ses muscles et se prépara à courir à nouveau, se rappelant que dans les films le gentil se sort de toutes les situations périlleuses par une simple pirouette dont l’audace surprend le méchant.
À cet instant, le même hasard qui avait frappé précédemment décida de remettre son grain de sel dans l’histoire : une voix au loin lança un « Mme Keissel ? » qui transperça le silence de part en part, le laissant pour mort lorsqu’elle répéta avec plus d’appréhension cet appel incongru.
Lars se retourna brusquement et regarda dans la même direction qu’Hugo, tous deux figés par cette intervention ô combien inattendue. À l’extrémité de la rue, celle d’où ils provenaient, un homme avait ouvert le portail de la charmante maison des Keissel et se tenait devant la porte laissée ouverte par le propriétaire lors de sa sortie précipitée. Les deux fugitifs comprirent simultanément que quelqu’un avait reconnu les détonations comme provenant d’une arme et, supposant que l’ivrogne de flic avait déraillé, avait décidé de jouer les héros en allant voir de lui-même. Découvrant la porte d’entrée ouverte, il en avait déduit que la source de danger avait pris la fuite et qu’il devait se trouver, quelque part dans ce décor cossu, une Mme Keissel terrorisée et assurément blessée à qui il fallait porter secours.
Il est étrange de constater que ce fait déclencha chez les deux protagonistes principaux de cette affaire la même réaction, à savoir un regain d’effarement. Notons tout de même que la raison en était tout à fait différente : l’homme prit peur car cette intervention signifiait qu’un piège à loup venait de lui enserrer la jambe, il ne pouvait plus désormais se contenter d’éliminer le gosse et planquer les deux corps. Un autre témoin était venu s’embourber dans cette regrettable suite de coïncidences et il n’était plus possible d’étouffer la vérité en la bâillonnant et la jetant au fond d’un lac, lestée par quelque rocher.
Instantanément sa colère, qu’on aurait pu croire à son paroxysme, creva le plafond pour atteindre un niveau jusqu’ici considéré comme surhumain. Il tremblait de rage et aurait voulu hurler sa haine des plus forts qui le prenaient toujours comme souffre-douleur, ces êtres abjects qui passaient leur temps à contrarier ses plans uniquement pour le plaisir sadique de le voir échouer encore et encore, et se traîner misérablement à leurs pieds pendant qu’ils riaient de leur toute-puissance sur les faibles dans son genre. Une fois de plus il était leur jouet, soumis à leur volonté, n’ayant pas d’identité propre, leur servant juste à exercer leur contrôle et se vanter des pirouettes qu’il faisait pour eux. Cependant il en restait un contre qui il pouvait se révolter, un qu’il pouvait réduire au silence pour ne plus entendre ces moqueries humiliantes qui le suivaient en permanence, pour sauver le peu d’amour-propre qui lui restait après toutes ces années de brimades ! Et il se trouvait à quelques mètres de lui, tout près, recroquevillé dans l’espoir vain d’échapper à la balle fatidique qu’il lui logerait dans le crâne, rendant ainsi justice à tous les malheureux, victimes de l’intarissable cruauté des forts !
Il pivota sur lui-même, scruta les ténèbres, se coucha par terre pour apercevoir les pieds du gamin qui devait forcément être de l’autre côté. Rien. Il devait se planquer derrière un pneu pour ne pas être repéré. Lars retourna sur le trottoir et découvrit qu’il avait commis une erreur d’une ampleur pour l’instant impossible à déterminer. Car devant lui, au loin…
Hugo courait. C’était presque un pléonasme ce soir. Alors que l’intervention inopinée d’une personne extérieure aurait dû le réjouir, il avait été envahi d’un sentiment oscillant entre la peur et la consternation. Sans ses lunettes, myope comme il était, il avait été incapable de reconnaître la silhouette dans la nuit. Pourtant, il savait de qui il s’agissait, il aurait reconnu cette voix entre mille.
Pourquoi, parmi tous les gens du quartier, avait-il fallu que ce soit Papa qui sorte de chez lui ?! N’y avait-il donc aucun autre voisin soucieux de l’état de santé de Mme Keissel ? Papa avait le chic pour se mettre dans des situations impossibles, à se demander si c’était du courage ou simplement de la folie... En le voyant, seul et désarmé, il avait eu l’impression que même lui était moins vulnérable que ce brave inconscient. Celui-ci avait néanmoins dû alerter la police avant d’aller constater de visu que M. Keissel avait effectivement perdu les pédales, donc la cavalerie allait peut-être débarquer à temps. Hugo aurait voulu l’appeler à l’aide, si seulement Papa avait pu le protéger, mettre un terme à ce cauchemar ! Mais cela n’aurait conduit qu’à diriger la fureur d’un psychopathe armé vers Papa, et ce n’était résolument pas ce qu’il voulait. Il avait songé aussi à lui crier de s’enfuir, sachant que lui-même ne pouvait momentanément pas suivre ce judicieux conseil, ce qui aurait malheureusement produit le même effet que l’idée précédente : Papa aurait accouru et son espérance de vie en aurait été considérablement écourtée. Par conséquent, Hugo avait fait la seule chose qui lui sembla pertinente compte tenu des circonstances : profitant de l’inattention de son poursuivant, il partit dans l’autre sens, le plus furtivement possible, s’en tenant à son maigre plan de gagner la forêt.
Lars serra les mâchoires à s’en briser les dents, révolté à l’idée de s’être fait berner aussi grossièrement. Évidemment, il aurait dû se retourner immédiatement vers le morveux au lieu de rester les yeux fixés dans la direction opposée ! Et voilà qu’il avait repris de l’avance, c’est qu’à cet âge-là on sait courir comme un dératé quand c’est nécessaire ! Il s’élança à ses trousses avec la détermination d’un loup affamé pourchassant un mouton égaré. L’enfant était trop loin pour qu’il prenne le risque de faire feu à nouveau, et la nuit ne lui permettait de toute façon pas de viser correctement. Il fallait qu’il rattrape ce satané gamin !
Hugo n’était plus qu’à quelques mètres de la forêt. Enfin, « forêt » était un bien grand mot. Plus il s’approchait, plus il se demandait s’il allait pouvoir se dissimuler efficacement au milieu de ces arbres épars. Avait-il le choix ? Non. C’est pourquoi il courait et se persuadait que les bois s’épaissiraient après la lisière et constitueraient un refuge correct.
Il ne se retournait pas, préférant ignorer à quelle distance se trouvait l’homme qui tenait tant à le tuer. Par chance, la route devant lui était peu fréquentée et aucune voiture n’avait apparemment envie de ralentir sa progression, histoire de voir si le petit Hugo esquivait bien les balles de revolver. Il traversa d’une traite, espérant qu’un conducteur charitable pointerait le bout de son pare-choc pour faire perdre du temps à Keissel. Rien de tel ne se produisit, le hasard étant trop occupé à suivre avidement cette poursuite haletante pour lui donner un petit coup de pouce.
Il atteignit les bois et fut immensément soulagé de ne pas être en automne, auquel cas les feuilles mortes auraient jonché le sol et révélé sa présence à chaque pas. L’enfant s’enfonça entre les arbres, soulevant bien les pieds pour ne pas tomber bêtement comme le font les adolescentes poursuivies par un détraqué armé d’une tronçonneuse dans les films d’horreur bas de gamme. Bien que ce ne soit que du cinéma, on n’est jamais trop prudent. Il privilégia la trajectoire brisée plutôt que la ligne droite, espérant semer son adversaire dans cette obscurité froide et inquiétante. Sa petite taille lui évitait d’avoir à se battre contre les branches basses et lui permettait de se faufiler sans mal, hormis quelques broussailles qui lui écorchaient régulièrement les jambes.
Hugo entendait derrière lui les pas précipités de Keissel, armé d’un humble revolver et non d’une tronçonneuse rutilante, c’était toujours ça de pris. Il envisagea d’escalader un arbre pour sortir du champ visuel de son assaillant, et se ravisa dans l’instant grâce à une petite voix qui lui souffla : « D’accord, et tu fais quoi une fois qu’il t’a vu ? ». Effectivement, ça réduisait notoirement ses chances de s’échapper, à moins qu’il ne se mette à sauter de branche en branche tel Tarzan. Épuisé par ses nombreuses fuites à toutes jambes de la soirée, il progressa encore sur quelques mètres et s’appuya enfin contre le tronc d’un arbre particulièrement touffu, espérant être ainsi à l’abri des regards. Il respirait bruyamment et craignait que cela ne le trahisse, cependant ses poumons brûlants ne lui laissaient pas le choix.
C’est seulement à ce moment-là, une fois la terreur en partie retombée grâce à l’éloignement présumé du meurtrier, qu’il réalisa à quel point sa gorge était sèche, son cœur embarqué dans une danse endiablée et ses jambes singulièrement endolories. Elles ne lui faisaient toutefois pas aussi mal que ce jour où il s’était fracturé le tibia en classe de neige, et qui restait pour lui le barreau le plus haut sur l’échelle de la douleur. En deçà, tout lui paraissait supportable. Il reprenait peu à peu sa respiration et la bloquait régulièrement pour écouter le silence environnant, priant pour ne pas y entendre la démarche lourde de Keissel.
Le temps s’écoula, sans qu’Hugo sache s’il s’agissait de secondes ou de siècles. Il restait affaissé contre l’arbre, éreinté, se demandant comment il avait pu en arriver là. L’instant merveilleux où il avait pu admirer innocemment le firmament étoilé lui paraissait tellement loin… Entretemps, sa réalité s’était effondrée pour laisser place à un monde noir et effrayant, où les uns assassinent et les autres s’enfuient, où les cadavres convulsent pour vous saluer, où l’angoisse de la mort vous saisit les tripes en permanence. Qu’avait-il fait pour mériter ça ? D’accord, il était sorti sans l’autorisation de ses parents, avec même leur interdiction formelle. Ils disaient que c’était dangereux. Il aurait mieux fait de les écouter. Oh oui, le monde était bel et bien dangereux, bien plus qu’il ne l’avait imaginé. Il fallait croire qu’il regorgeait d’hommes et de femmes ridiculement près de la folie, parés à s’y laisser choir au moindre petit élément déclencheur. Il n’avait pas voulu être un élément déclencheur, c’était tout sauf un choix. Et au vu des conséquences qu’il avait engendrées, Hugo aurait volontiers écouté ses parents s’il avait pu revenir en arrière. Il serait resté bien sagement dans son lit, aurait lu quelques pages du roman qui traînait sur sa table de nuit (le tome trois d’Harry Potter, son préféré) et se serait endormi sans demander son reste. Il n’aurait pas vu le meurtre de Mme Keissel, ne l’aurait pas plus entendu, et se serait réveillé le lendemain matin dans un monde tout ce qu’il y a de plus calme et bienveillant. Et la vie aurait continué son cours en douceur. Au lieu de cela, il se trouvait immergé dans une brutalité éhontée, dont il risquait de surcroît de ne ressortir que les pieds devant…
Au bout d’un certain temps, Hugo perçut distinctement un bruit dans la nuit, qui n’avait rien à voir avec ce qu’il cherchait à entendre : c’était le son strident d’une sirène de voiture de police. Son cœur bondit de joie et tout son corps aurait fait de même s’il n’avait pas été aussi exténué. Papa avait donc bien prévenu les autorités ! Il y avait enfin quelqu’un pour lui venir en aide ! On allait le sortir de là !
C’est alors qu’un petit détail lui cogna la tête suffisamment fort pour l’abasourdir : personne ne savait que le jeune Hugo n’était pas dans son lit. Papa avait dû aller directement chez les Keissel, pourquoi aurait-il mis les pieds dans la chambre de son adorable fils, endormi à l’heure qu’il était ? Hugo sentit le sol vaciller sous lui. C’était bien ça, nul ne viendrait le chercher puisqu’on le croyait sagement enroulé dans ses draps. Plus que toutes ses récentes émotions, c’est cette impression d’abandon qui le fit pleurer. Jusqu’ici, il avait été en permanence soumis à un stress intense, de sorte que son instinct de survie ne lui permettait pas de se laisser aller. Maintenant qu’il était seul et quelque peu éloigné de la source du stress, ses nerfs se relâchaient et plus rien ne contenait ses émotions. Il sentait les larmes couler le long de ses joues et un grand vide l’envahir, il était bien trop petit pour être confronté à une telle situation.
Et Papa et Maman l’avaient oublié.
Il ne lui restait plus qu’à se débrouiller tout seul, mais il ne s’en sentait pas la force. Il lui fallait sortir de cette forêt et atteindre l’autre bout de la rue, où il serait en sécurité pour de bon, vivant. Autant dire que c’était impossible. Il ignorait déjà comment il avait pu s’en tirer aussi longtemps face au terrifiant M. Keissel, alors réussir à lui échapper définitivement était un rêve hors de portée. Ceci dit, que pouvait-il tenter d’autre ? « Rien » fut la seule réponse qui lui vint. Résigné, il se mit face au tronc et passa lentement la tête sur le côté pour vérifier que la voie était libre.
Son oreille gauche se déchiqueta instantanément dans un éclair de douleur qui lui tira un hurlement épouvantable. Comme un animal affolé, il partit en courant dans la direction opposée à celle qu’il avait envisagée, s’enfonçant dans les bois sombres, la main plaquée contre ses chairs arrachées. Une fois de plus l’instinct de survie sauvait sa peau, tandis que son cerveau tournait à une vitesse ahurissante pour analyser ce qui venait de se passer. Du coin de l’œil, il avait vu Keissel à seulement quelques mètres de lui, revolver levé dans sa direction, et si l’obscurité n’avait pas été aussi forte Hugo savait qu’il aurait pu voir ses lèvres retroussées dévoilant ses canines comme le fait un loup avant d’attaquer. Il s’enfuyait, jouant pleinement son rôle de petite créature apeurée par un adversaire bien trop fort pour elle. Il n’entendait plus que les pas derrière lui qui se rapprochaient, martèlements sourds annonciateurs d’une mort prochaine à laquelle il n’échapperait plus désormais. Il était pourtant hors de question d’arrêter sa course, il continuerait à fuir aussi longtemps qu’il le pourrait, jusqu’à en mourir d’épuisement, peu importait du moment qu’il compliquait la tâche de son futur assassin. Hugo savait maintenant qu’il allait mourir, et même si toutes les plaintes du monde ne pouvaient rien y changer, il sanglotait violemment et des cris lui échappaient parfois lorsqu’une branche lui fouettait le visage ou qu’une ronce lui lacérait les chevilles.
Il le rattrapait. Irrémédiablement, il gagnait du terrain sur le gosse qui s’était mis à pleurer. Inutile d’essayer de faire pitié, il était trop tard maintenant, il allait payer son arrogance ! Après tout, lui n’avait rien fait de mal, il s’était juste défendu contre cette horrible prétentieuse qui croyait pouvoir l’écraser à sa guise ! Et ce sale petit morveux voudrait le faire passer pour un criminel, hein ? Ah ça, ça lui plairait qu’on envoie le pauvre Lars en prison, qu’on le fasse obéir par la force, qu’on le traite comme un sale clébard docile ! S’il n’avait pas eu cet air méprisant, Lars l’aurait peut-être laissé en vie. L’ennui, c’est qu’il était comme eux : il voulait s’amuser aux dépens d’un souffre-douleur, s’en prendre encore au même ! Il avait déjà dû passer sa courte vie à martyriser des gens comme Lars, des gens fragiles sur lesquels le monde entier se passe les nerfs ! À cause de lui, Lars allait devoir expliquer son geste, se justifier devant une cour qui ne comprendrait pas un traître mot de ce qu’il dirait, et qui le condamnerait comme un vulgaire meurtrier ! Et le gosse s’était débrouillé pour qu’il y ait un autre témoin, pour que quelqu’un d’autre sache... Quelqu’un qui essaierait de le contrôler, qui userait de son pouvoir sur lui pour le faire souffrir. N’allait-on jamais lui ficher la paix ? Était-ce donc si dérangeant de laisser le malheureux Lars mener sa vie comme il le voulait ?! Ce sale petit morveux orgueilleux méritait pis que pendre, pour un peu il aurait dû se réjouir de la mort brève que Keissel lui promettait ! Il savait que c’était fini, et plutôt que d’affronter les conséquences de ses actes, il déguerpissait comme un lâche ! Il n’avait que le sort qu’il méritait…
Il n’avait plus la force de courir, pourtant ses jambes avançaient, portées par l’adrénaline. Elles continuaient seules, l’esprit du garçon ayant sombré dans une effroyable tourmente. Hugo s’était effondré depuis longtemps, il n’y avait guère plus que son corps pour continuer ce combat d’ores et déjà perdu.
Cependant, tout a une fin, et lorsque le garçon trébucha et s’écroula au sol, plus rien ne tenta de le relever. Étalé sur la terre meuble, hagard, il roula sur lui-même pour se retrouver face à un Keissel qui semblait possédé par quelque démon échappé des enfers. Du moins c’est ainsi qu’il l’imaginait, car en réalité il ne vit ni le sourire carnassier ni les yeux ouvrant sur un monstrueux abîme de détestation. La seule chose qu’il distingua dans l’obscurité fut le revolver braqué sur lui. Et puis, il y eut le coup de feu.
La balle traversa la peau sans problème et se creusa un chemin bien net dans la chair pour aller se ficher dans le cœur, sectionnant au passage quelques liaisons nerveuses et quelques vaisseaux dont il n’aurait plus besoin maintenant. Ses yeux se fixèrent sur son torse où grossissait une vilaine tache de sang.
Son cerveau n’arrivait déjà plus à analyser la situation, il ne comprenait pas ce qu’était cette marque brunâtre qu’il voyait et ne sentit pas le revolver lui glisser des mains. Pas plus qu’il ne sentit son propre corps heurter le sol. À dire vrai, il était mort avant. Son regard vide dirigé vers le gamin, s’il avait vécu quelques secondes de plus il aurait compris le fin mot de l’histoire. Il aurait vu l’air terrorisé mais bien vivant du gosse, les yeux braqués sur quelque chose derrière lui. Quelques secondes encore et il aurait vu le flic accourir en rangeant son revolver dans son étui et attraper l’enfant par les épaules, le secouer doucement en prononçant quelques mots qu’il n’entendait pas, puis le prendre dans ses bras et l’emporter avec lui, loin d’ici, quelque part où les enfants n’assistent pas à la mort des adultes.
Quant au pauvre Lars Keissel, il pouvait se réjouir : plus personne ne s’en prendrait à lui.
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