C'était les mots ultimes. Des mots pour exsuder la douleur insensée qui l'avait submergée ces derniers jours. Des mots pour dire le cataclysme qui avait détruit sa vie, pour le noyer dans ces lignes tortueuses, noires de taches délavées. Des mots pour clôturer la vague de haine dans laquelle elle s'asphyxiait ; des mots de mort : Je le tuerai ! D'un geste brusque, Marie traça un double trait sous la sentence qu'elle venait d'énoncer, faisant fléchir le cahier sous la pression. Elle émit un rire grinçant comme une porte rouillée.
— On m'a dit d'écrire, alors j'écris. Écrire est une thérapie, m'a-t-on seriné jusqu'à en vomir.
Nerveuse, les mains tremblantes, elle tourna les pages. La veille, elle avait écrit que ce jour-là, ce vingt-deux mars, Mathias et Johan étaient partis se promener au parc, et qu'en chemin ils avaient rencontré la mort déguisée en bolide dément.
— J'ai dit que je le tuerai, ce chauffard, gronda-t-elle entre ses lèvres, c'est pour ça que vous m'avez gorgée de saloperies de drogues, pour m'abrutir. Mais je ne les prends plus...
La jeune femme se dirigea vers le placard. Dissimulé derrière une robe d'été se trouvait un fusil. Sa main effleura, hésitante, l'arme acquise sur un journal de petites annonces.
— En suis-je capable ? murmura-t-elle avant de se laisser choir sur le fauteuil.
Depuis qu'elle avait fui le monde, elle parlait à voix haute pour écouter frémir le silence et tromper la solitude, ses uniques convives. Terrée dans sa tanière, elle n'avait plus adressé la parole à âme qui vive depuis le jour où elle avait franchi le seuil de ce nouveau domicile, écarté du bourg, et petit, juste une pièce en plus du séjour-cuisine. Surtout, ne pas chercher la chambre du petit, le bureau de l'époux. Elle écrivait sur un cahier d'écolier devenu fou au fil des pages. Les premières tremblaient d'émotion. Elle y contait comment, un jour de soleil tendre, elle avait rencontré Mathias en chemin, celui qu'elle nommait « sentier des mûres », tant il était envahi de ces ronces qui paraissent troquer leur droit de vivre contre des fruits gorgés de jus si l'on sait leur donner le temps. La paume de sa main en était pleine lorsqu'elle l'entendit rire. Ses lèvres, maculées de rouge carmin. Elle prit quelques secondes avant de tendre sa vendange :
— Vous en voulez ? — Ah ! Merci !
Il riait, d'un rire en sourdine, léger comme un matin d'été. Il en saisit deux ou trois, mais elle avait insisté :
— Prenez tout !
Le cahier racontait qu'elle se donnait aussi ; il avouait qu'elle était assoiffée d'amour et que ce visage tanné, aux lèvres pleines, surmonté d'un béret maltraité, l'avait conquise. Il affirmait qu'elle se tenait au milieu du chemin et qu'elle n'en bougeait pas. L'homme avait plaisanté du barbouillage, un rouge à lèvres osé, avait-il dit. Elle s'était assise sur une pierre du talus et il avait rejoint la jeune fille aux boucles noires, très courtes, échappées d'un chapeau de paille, et qui encadraient un visage rieur à la peau mate et aux yeux malicieux.
— Vous êtes en vacances ? avait-il questionné. — Oh non ! Je suis d'ici, c'est mon pays ! Je suis institutrice, avait-elle répondu.
Ses yeux brillaient en disant cela car elle aimait ces roches, cette terre, cette végétation malingre et robuste, prête à tout endurer pour survivre et s'offrir. Elle était d'ici, de cette Provence qui tutoyait les sommets et déroulait au sud des vagues de lavande. Alors, lorsque le désespoir l'avait sommée de quitter leur maison, de cesser d'enseigner, c'est plus haut dans la montagne qu'elle était partie, tout au bord d'un village aux maisons entassées les unes près des autres, gros matou tapis à flanc de falaise pour se protéger du vent, du froid, de la neige.
Le cahier aux lignes noires révélait que le temps avait poursuivi son chemin vers le soir, et que c'est ensemble qu'ils descendirent au village, qu'ils dînèrent, et que leurs corps s'apprirent en tâtonnant. Ils basculèrent en amour ce jour-là ; dans ce gouffre inconnu dont on ne s'arrache que meurtri, éclaboussé, le cœur imprimé de souvenirs et le corps marqué à jamais par la mémoire de l'autre.
Ensuite, le cahier ondulait. Les pages, aux lettres diluées dans l'eau amère des larmes, se succédaient, quelques-unes déchirées, des zébrures en tous sens. Il enchaînait cinq années d'un amour tendre et passionné, cachait dans les hachures la naissance d'un enfant, Johan, ses babillages, des monceaux de tendresse à ne savoir qu'en faire puisque les lignes débordaient de la page, poursuivaient sur la table en griffures au couteau dans lesquelles on devinait un nom, répété mille fois. Elle s'adressait parfois à haute voix au réceptacle muet. Il arrivait que le cahier réponde en pages frémissantes sous le souffle du vent. Car elle écrivait collée à la fenêtre, emmitouflée dans un châle, de crainte d'étouffer, la gorge serrée par le collier de la réclusion. Ce matin, il avait englouti dans ses pages noircies le visage de l'homme recroquevillé sur le banc des accusés, marmonnant des pardons, des excuses, blême sous les rafales qui fondaient sur lui, flots de haine vomis par une jeune femme anéantie « vous avez tué mon petit, vous entendez ? vous avez tué mon amour, je vous tuerai... » Le cahier torturé avouait les hurlements d'une louve grimaçante, défigurée de larmes, les imprécations réduisant au silence magistrats et public, les mots répétés, ressassés, remâchés dans des filets de bave, bras tendus vers l'homme qui semblait disparaître, mains collées aux oreilles, sourd-muet de honte et de remords sous les mots hachés morte moi aussi, alcool, conduire, boire, voiture, effacés, sacrifiés… et à nouveau je vous tuerai, je vous tuerai ! Il avait fallu que l'avocat s'interpose, qu'on la fasse sortir, qu'un médecin intervienne. Cela aussi, le cahier chargé de noir le dégorgeait comme un vase trop plein.
******
La nuit avait tout pris. Au dehors, quelques étoiles trouaient par endroits cette cape immense qui dévorait l'espace. Sur la table, le cahier ouvert attendait. Elle se releva, se pencha quelques secondes, tourna la page.
Vers onze heures, sans trop savoir pourquoi, elle avait modifié son trajet pour s'en aller quérir la baguette quotidienne. Elle avait emprunté le chemin pierreux qui passait au-dessus du village et que bordaient seulement quelques maisons. En chemin, j'ai rencontré un bambino, écrit-elle. Reculant de quelques pas, elle toisa l'adversaire de papier d'un regard de rebelle, rétif à l'apaisement. « Non ! dit-elle à voix haute, je ne te dirai rien de plus. » Elle ne lui dirait pas que ce mot de bambino prenait la place d'un autre qu'elle ne pouvait plus prononcer. Elle n'écrirait pas qu'elle l'avait aperçu, un peu après les cloches de midi, attendant au portail d'une maison ; elle ne dirait pas qu'elle lui avait dit bonjour, son premier bonjour à voix haute, forgé d'une autre matière que les hochements de tête dont elle gratifiait les commerçants qui devaient la croire muette. Le lendemain, elle reprit le même itinéraire. À la même heure.
— Tu attends ta maman ?
Elle sentait sa propre voix comme venue de loin, d'un ailleurs oublié. Ce n'était pas la voix lourde de colère, ni celle, sourde de tristesse et qui colle au palais comme une pâte rêche, c'était sa voix d'avant, nette et chaleureuse.
— Non. Je mange mon sandwich, répondit le petit. — Mais tu ne rentres pas chez toi ? Tu as oublié tes clés ?
L'enfant ne répondit pas. Il devait avoir cinq ans, se dit-elle, un peu plus que… Non ! s'insurgea-t-elle, n'y pense pas, n'y pense pas ! Elle poursuivit quelques instants cet échange de phrases, avec ou sans réponse. Elle le regardait, étonnée de la situation. Un petit cartable d'écolier était posé à ses côtés, sur une grosse pierre au bord de la grille. Assis sur le trottoir, son blouson refermé jusqu'au cou, il engloutissait avec appétit un morceau de pain garni de jambon. Il avait les yeux couleur de feuille tendre, un vert léger, veiné de gris, des yeux qui vous regardaient d'un air sérieux, interrogatif, l'air de dire « que voulez-vous ? » La jeune femme ne savait pas ce qu'elle voulait, alors elle poursuivit son chemin. Ce jour-là, à peine si le soleil osait s'aventurer dans la forêt lointaine de monts enneigés, ou même par-dessus les croupes dures et sombres des montagnes dominant le village. En un retour violent et soudain, le froid était venu roder dans le vallon. Le vent sentait la neige. Une écharpe de brume flottait dans le jardin, et la jeune femme, enveloppée dans un ample manteau, osait à peine croire au retour des feuilles et des fleurs, tant les plantes, muettes sous le choc, semblaient paralysées dans l'attente fébrile du printemps. Pourtant, c'était prévu : un jour prochain le fringant cavalier dévalerait des sommets à la vitesse d'un torrent, les bourgeons craqueraient, les fleurs s'ouvriraient au soleil, l'eau ruissellerait à tout va, la vie surgirait, folle d'odeurs et de couleurs. Tout en bas, la lavande inonderait la vallée d'un bleu mauve, et elle savait que malgré tout, malgré tout, elle descendrait pour s'enivrer de leur parfum, et qu'elle reviendrait les bras chargés de brassées de fleurs.
Elle était arrivée l'hiver dernier et avait traversé les saisons en aveugle, sourde à la beauté de cette nature que pourtant elle adorait. Fenêtres et portes claquemurées sur une infatigable douleur, elle avait oublié le monde. Une étrange émotion l'envahit. Peut-être que d'avoir légué son fardeau au cahier avait chassé pour un temps la souffrance ? Peut-être que la sève qui partait à l'assaut des plantes, impérieuse, irrésistible, jaillissait, elle aussi, dans son corps ? Marie jeta un regard curieux sur le sentier qui grimpait vers le col. Un bataillon de pins et de hêtres l'escortait de part et d'autre et le sol était jonché de feuilles mortes et d'aiguilles.
— Un jour, je monterai là-haut, sourit-elle.
L'après-midi ne retrouva pas le rythme immuable des jours précédents. Une étrange fébrilité s'était emparée de l'enseignante qui aimait tant les enfants. Un peu avant dix-sept heures, n'y tenant plus, elle prit la direction de l'école. Le gamin quittait le portail. Il s'en fut rapidement, discret et silencieux, après une légère caresse sur la tête de la part du professeur : « À demain, Guillaume », entendit la jeune femme. Il se glissa parmi les autres enfants, collés comme des bonbons à des jupes ou pantalons, avant de disparaître, avalé par le brouillard.
Elle suivit Guillaume. De loin, ménageant une certaine distance. Elle le retrouva devant chez lui, toujours assis sur le trottoir, son petit cartable sur la pierre. Elle avait acheté deux croissants et s'assit à ses côtés.
— Tu en veux un ? demanda-t-elle en souriant.
L'enfant hésita.
— J'habite un peu plus haut, la dernière maison avant la forêt, précisa-t-elle.
Puis, pour le rassurer, elle poursuivit son bavardage :
— Le matin ou le soir, je vais faire quelques courses. Par exemple, ce matin, j'ai acheté une baguette, et ce soir, les croissants, c'est pour goûter. Je pensais que peut-être tu serais là, alors j'en ai pris deux. Tu en veux un ?
Guillaume tendit la main, murmura un « merci... » Il grelottait. Sous sa casquette informe, un visage mince, pâle de froid. Deux bras fins comme des baguettes serraient les pans d'un simple blouson de toile.
— Tu n'es pas assez couvert, murmura la jeune femme.
L'enfant la regarda, surpris.
— Je m'appelle Marie, dit-elle.
Elle resta auprès de lui jusqu'à la tombée de la nuit, lorsque deux ronds brillants annoncèrent l'arrivée d'une voiture.
Les jours changèrent de sens, de couleur. Marie se levait tôt ; elle guettait le départ de la voiture avant d'apparaître depuis le haut du chemin et de crier « hou ! hou ! » Guillaume prit l'habitude de l'attendre, il marchait lentement, regard tourné vers l'arrière. Elle allait le chercher à midi, puis le soir. Elle apprit que ses parents étaient morts dans un accident quelques mois auparavant, que c'était sa tante qui le gardait, qu'elle craignait qu'il ne fasse des bêtises, et qu'elle rentrait tard le soir.
Chez elle, le cahier délaissé semblait guetter son retour. Elle ne lui accordait que l'ombre d'un regard, mâchonnant parfois quelques phrases indistinctes, comme ce jour où, énervée, elle lui avait crié : « J'en ai fini avec toi ! » avant de le jeter au sol d'un geste brusque. Elle l'avait repris, lissé de la main, rangé dans un tiroir. Un jour, le bambino ne sortit pas de la maison. Les jours suivants non plus. Marie, qui dès lors le guetta à la sortie de l'école, finit par s'enquérir auprès de l'enseignante :
— C'est un petit voisin, mentit la jeune femme, je bavarde un peu avec lui chaque jour. Comme je ne le voyais plus, je m'inquiétais.
Elle apprit qu'il était malade, hésita, puis décida de lui rendre visite.
La porte s'ouvrit sur un bloc d'indifférence : la tante de Guillaume était une grande blonde, massive et austère. Dressée sur le perron, son visage fermé troubla Marie. Elle dut se contraindre pour simplement ouvrir la bouche, voulut dire bonjour mais n'en eut pas le temps :
— Si c'est pour Guillaume, il est malade.
Le ton était rogue, le visage contrarié.
— C'est grave ? est-ce que je peux le voir ? s'inquiéta Marie.
Agacée, la femme renâcla :
— Mais qui êtes-vous, madame ? — Je bavardais un peu avec lui chaque soir, je n'habite pas très loin alors je… — Inutile, il va partir. Je ne peux pas m'en occuper, je travaille loin.
Le départ de Guillaume ébranla Marie. Brusquement, des repères s'effaçaient et, peu à peu, le sens des journées s'évanouit dans une lassitude mélancolique. Un soir de silence pesant, elle ouvrit le tiroir, bouscula le cahier, hésita, puis, les mains crispées, elle referma le tout, devinant qu'il lui fallait réagir. Durant quelques jours elle se consacra à son jardin, dorlotant des massifs de plantes odorantes, semant des fleurs, taillant la haie… Mais un matin, dès l'aube, le soleil l'appela. L'air sentait le frais de la nuit, un parfum d'herbe fraîche. La veille, on avait fait les foins derrière la maison. Sans réfléchir, Marie tira de l'armoire un sac à dos ratatiné d'ennui, y enfourna quelques fruits secs, ferma la porte et prit le chemin du col pour enfin découvrir ce que cachait l'autre versant.
Elle souriait. Elle retrouva ce goût intense de la vie qu'elle avait oublié. Elle se souvint qu'elle était enthousiaste, affectueuse et espiègle.
Alors, un jour, elle souhaita s'acquitter du passé. Elle retrouva le conducteur qui avait fauché sa vie, celui qu'elle nommait l'assassin, et la rencontre la bouleversa. L'homme était prostré. « Je suis venue pour pardonner... » dit Marie. Elle retourna voir ses parents. Le sourire qui illumina leurs visages déclencha un sanglot qu'elle étouffa d'un rire apaisé.
******
Fenêtre ouverte sur la nuit, Marie dormait. Des coups rapides et répétés traversèrent son sommeil. Un petit garçon tapait sur la porte, elle se précipita. Guillaume était transi de froid. Tremblant de tous ses membres, regard terrorisé, il était le Petit Poucet perdu dans un monde effrayant et incompréhensible. Marie, en le soignant, éperdue de chagrin, découvrit les contusions, les blessures, les ronds obscènes des brûlures de cigarettes, le dos griffé par elle ne savait quoi, un corps malingre sur lequel les côtes dessinaient en relief d'épouvantables cerceaux…
— C'est fini, chuchota-t-elle à l'enfant, c'est fini.
Elle l'avait couché dans son lit et attendait le jour. Les cloches de l'église sonnaient sept heures lorsque la tante apparut au portail, l'ouvrit d'une secousse et frappa à la porte. Un seul coup avant d'ouvrir violemment :
— Où est-il ? ordonna-t-elle.
La femme s'avançait dans la pièce, visage tendu, corps penché en avant, alarmant Marie qui s'écria, la voix étranglée :
— Sortez ! Guillaume n'est pas là, sortez d'ici !
La tante ricana, agressive :
— Où voulez-vous qu'il soit ? Poussez-vous !
Des mains s'avançaient vers Marie. Elle crut voir les armes du supplice. Paniquée à l'idée du petit livré à cette femme, sans réfléchir, elle fit deux pas, ouvrit le placard, sortit le fusil, l'arma :
— Sortez ! ordonna-t-elle, sortez ou je tire.
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C'était le jour où Marie devait aller chercher Guillaume. Tout était prêt dans la petite maison pour l'accueillir. Les derniers mois avaient été surchargés d'angoisse, de tracas juridiques, d'obstacles, de frayeur et de bonheur aussi. La jeune femme en était épuisée.
Elle consulta sa montre. « C'est l'heure», dit-elle en se levant. En cherchant son foulard dans le tiroir de la commode, elle tomba sur le cahier.
— Quels étaient mes derniers mots ? murmura-t-elle en le feuilletant.
En chemin, j'ai rencontré un bambino. Marie sourit. D'une main ferme, elle écrivit : Il s'appelle Guillaume, c'est mon fils. Elle ajouta : Je ne vous oublierai jamais.
Un jour elle dirait à Guillaume qu'il avait un frère endormi pour toujours à l'ombre d'un cyprès. Plus tard. Elle devait tout d'abord l'amener à goûter la vie. Son regard revint vers le cahier. Elle tourna la page.
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