Je te cherche du regard et je te vois.
Tu m’attends, appuyé à la portière de la voiture, en compagnie du chauffeur de taxi. Tu me demandes si ça va, si j’ai bien dormi, et j’acquiesce de la tête avec sur les lèvres un petit sourire forcé.
Quand deux heures plus tôt je me réveille au creux d’un vieux lit en bois, malgré un soleil qui s’infiltre largement au travers des persiennes, j’ai un instant d’aberration et il me faut un moment pour me reconnecter à la réalité présente. À mes côtés, ton lit est défait, vide. Je reste encore quelques secondes à fixer les motifs du papier peint délavé, sans réelle envie de me bouger, pourtant il le faut bien, alors je pose les pieds sur le plancher, je regarde, accrochées aux murs, les photographies d’un temps nostalgique, d’un passé révolu. Sur la table de nuit, je trouve ton petit mot couvert d’une large écriture exubérante me précisant l’heure et le lieu où je dois te rejoindre. Je ne t’avais ni entendu te coucher, ni même entendu te lever.
Je monte à tes côtés dans le taxi.
J’ai besoin d’avaler un café, alors tu m’entraînes jusqu’à une terrasse d’où je peux observer les allées et venues des bateaux ballottés par de violents remous. Nous sommes aux confins de l’Europe. C’est la première fois que je viens à Istanbul. J’ai envie de prolonger ce moment agréable en reprenant un deuxième breuvage, toi tu as l’air de trouver que ça suffit comme ça, tu ne veux pas perdre un seul instant pour redécouvrir les sept collines. Ici, tu es chez toi, un chez toi que tu n’as plus revu depuis l’adolescence, depuis la mort de ta grand-mère. Tu es persuadé qu’après ce pèlerinage, tu sauras peut-être enfin qui tu es vraiment, ce que tu vaux, ce que tu veux. Moi de mon côté, je me dis que j’entendrai peut-être enfin ta vraie voix en prenant le risque de découvrir que l’homme que j’aime n’existe pas, qu’il n’est qu’une illusion, un mirage auquel je m’accroche, tant j’ai peur de me perdre. Tout cela je n’ose encore te l’avouer car il me faut l’admettre, c’est bon de se retrouver là, tous les deux, marchant l’un à côté de l’autre dans les ruelles d’un temps que tu croyais avoir effacé de ta mémoire, et non plus l’un derrière l’autre comme nous le faisions depuis trop longtemps. Depuis plus d’un an, nous vivions toi et moi un perpétuel conflit. Dans notre ranch en région parisienne, tu te faisais silence de plus en plus longtemps alors que je criais de plus en plus souvent, et quand je voulais te parler, tu me fuyais en fermant les yeux. Tu disparaissais pour de longues randonnées à cheval ; tannées par le grand air tes rides se creusaient imperceptiblement d’un sillon blanc, plus tes mains devenaient calleuses par les soins donnés aux chevaux et plus ma solitude devenait grande.
Je n’ai pas le courage de te quitter, tes rares étreintes sans tendresse me retiennent encore. Est-ce que je t’aime ? Toi, tu ne me supportes plus vraiment. La seule raison pour laquelle tu m’avais demandé d’être auprès de toi pour ce périple en Turquie était que tu avais peur et que tu souffrais. Ton vieux père au sourire édenté s’était éteint quelques semaines plus tôt, presque dans un éclat de rire. Il était loin ce temps où, plein d’espérance, il avait quitté son pays, sa misère, pour chercher bonne fortune en France en t’entraînant à sa suite. Il avait souhaité être enseveli dans sa terre d’accueil au plus près de cette maison qu’il avait bâtie de ses mains. Tu m’avais toujours gardée à distance des tiens et je n’avais rien fait pour me rapprocher d’eux. La raison pour laquelle j’avais accepté de te suivre dans ton pays d’origine était que j’étais photographe, je ne me lassais pas de te regarder, de te filmer. Je t’ai admiré au cinéma dans tant de rôles que je ne sais plus qui tu es vraiment. Tu m’affirmes que tous ces personnages imaginaires ont laissé des lambeaux de vie en toi. Je me suis dit qu’avec ce retour aux sources de toi-même, j’allais peut-être enfin connaître ton vrai visage. Il y avait aussi, dans l’acceptation de te suivre, le fol espoir que je caressais inlassablement au fond de moi depuis de longs mois, celui de pouvoir enfin guérir de toi, te mettre à distance hors de ma frontière, avec cette idée de pouvoir t’abandonner à notre retour sur Paris, de disparaître et de te laisser seul face à un toi-même, perdu ou retrouvé, va savoir. Mais dès notre arrivée à Istanbul, je ne te lâche pas d’une semelle. Avec mon anglais quasi inexistant et mon sens catastrophique de l’orientation, c’est moi qui aurais pu me sentir abandonnée si je t’avais perdu de vue au détour d’une rue.
À Paris, le jour de notre départ pour Istanbul, tu es distant, fermé comme une huître. Tu ne te préoccupes ni de mes besoins, ni de mes attentes. C’est tellement humiliant que durant un instant, je veux te faire le coup de la disparition. Pour cela, il m’aurait suffi de prendre la direction des toilettes et de bifurquer vers un autre envol. Je me délecte quelques minutes de cette possibilité, je me fais tout un film en t’imaginant troublé, énervé, furieux, et peut-être même inquiet de mon absence, mais quand l’hôtesse fait son annonce pour l’embarquement, je te suis, docile, avec toujours au creux de l’estomac cette peur de me perdre. Dans l’avion, tu passes un grand moment le nez collé au hublot à regarder les nuages. Je t’observe, attendrie. Depuis la mort de ton père, ton visage raconte tes insomnies, tes yeux bleus sont perpétuellement gonflés de larmes, ta petite barbe des trois jours passés accentue ta vulnérabilité, ton regard humide et fiévreux s’émerveille de tout. Tu as bougé dans ton siège pour tourner la tête vers moi. Intrigué par mon regard posé sur toi, tu me demandes ce qui se passe, et puis sans attendre une quelconque réponse, tu fermes les yeux.
Nous avions atterri dans l’après-midi sous un soleil de plomb. Je guette la moindre de tes réactions, et devant le tapis roulant des bagages, je te sens nerveux, surexcité. Il n’y a personne qui nous attend, pour la bonne raison que personne ne semble être au courant de notre arrivée. Tu sembles savoir exactement où tu vas et quand nous nous engouffrons dans le taxi, tu t’adresses au chauffeur dans une langue que je ne t’avais jamais entendue parler auparavant et ça me fait un choc. Ton corps robuste, ton visage soucieux retrouvent toute leur sensualité et tu plaisantes avec le chauffeur en lui tapant sur les épaules comme si vous vous connaissiez depuis toujours. J’ai pensé « bienvenue chez toi mon ange », et comme si tu avais entendu, tu te tournes vers moi en souriant, tu me dis que tu es heureux d’être ici. Je ne comprends rien de ce que tu racontes au chauffeur qui, hilare, préfère hurler pour se faire comprendre plutôt que d’éteindre la radio. Je te fais remarquer qu’il roule comme un fou, sans prendre garde à ce qui l’entoure, qu’il est dangereux, qu’il va nous tuer et comme tu sembles t’en moquer royalement, je me suis mise à te poser une foule de questions auxquelles tu ne daignes pas me répondre, trop heureux de retrouver ta petite musique intérieure, celle qui ne t’avait jamais quitté, celle qui était inscrite depuis toujours dans tes gènes. De manière inattendue, tu as posé ta main sur ma cuisse tout en poursuivant ton bavardage incessant avec le chauffeur. Ce geste veut dire : « On est pas bien là tous les deux ? On verra plus tard pour les questions. Pourquoi t’inquiéter ? Avec moi tu ne crains rien ». J’ai pensé que ce taxi nous menait à l’hôtel - ou au cimetière - mais il n’en est rien. Il s’arrête sur les chapeaux de roues devant une jolie maison entourée d’une luxuriante végétation et c’est avec un certain soulagement, le cœur au bord des lèvres, que je m’extirpe de ce corbillard ambulant. Tandis que tes adieux avec le chauffeur s’éternisent, j’ai posé mon sac en haut des marches et je me suis précipitée vers la terrasse d’où d’un seul regard je peux survoler des centaines de toits, toits de tuiles, toits palmés d’ombres, toits que le soleil inonde, les toits de Byzance. C’est à cet instant précis, qu’une sensation troublante de déjà vu m’a envahie, une sensation diffuse, très présente mais insaisissable comme lorsqu’on cherche à dire un mot qui reste sur le bout de notre langue, l’étrange sensation qu’il y a quelqu’un où quelque chose en moi qui se souvient où qui sait, un « ça » qui cogne pour dire, pour avertir. C’est tellement douloureux que je me secoue et ce « ça » a disparu en me laissant le pressentiment d’un gâchis imminent avec du vide plein le cœur, alors je me suis arrachée de la balustrade pour te rejoindre sous la véranda où il y avait un serin qui s’ébrouait du fond de sa cage dorée, et un perroquet qui se dandinait d’une patte sur l’autre, attaché à son perchoir. Tu lui faisais face et tu l’imitais. C’était encore l’un de tes nombreux talents, que celui d’imiter le cri des bêtes, les bruits du monde. Bon public, j’apprécie une fois de plus, et pour me laver de mon malaise, pour gommer cette sale impression qui m’avait envahie sur la terrasse, je te demande d’imiter l’éléphant en colère, celui qui fait fuir les démons, l’imitation que je préfère.
Assis dans un grand fauteuil rouge, la tête renversée, les yeux fermés comme à ton habitude, tu me racontes ta famille, et ceci pour la première fois, alors que je tiens entre mes mains quelques vieux clichés en noir et blanc que tu avais préalablement sortis de ton sac de voyage et que je découvre. Tu me parles de tes parents, et j’ai l’impression que tu parles des miens, tu me confies qu’ils se disputaient sans cesse, et que lorsque par hasard ils ne se disputaient pas tu t’inquiétais, tu pensais qu’ils étaient malades, qu’il y avait un drame caché.
Quand il y a une dizaine d’années j’avais fait ta connaissance, je ne pouvais imaginer tes origines tant tu étais imprégné par la culture française. Ton parlé était sans accent, ton phrasé impeccable, seul ton nom me renvoyait à un ailleurs, mais il m’avait fallu pénétrer ton intimité pour oser te poser la question de tes origines. Tu avais l’air si inquiétant dans ta façon de mettre des limites entre toi et moi, c’est peut-être pour cela que je t’ai appelé Mon Ange, pour faire barrière à ton obscurité. Il y a quelques semaines, sur un plateau de télévision où tu faisais la promotion de ton dernier film, une journaliste s’interroge sur le mystère qui entoure ton existence et elle te trouve diablement inquiétant, justement. Un autre chroniqueur affirme qu’il s’en fout de ta vie privée, de savoir avec qui tu couches, il apprécie ton talent et ça lui suffit. Tu avais le trac, tu étais ému, et j’ai cru un instant que tu allais craquer devant tant d’éloges – ton père venait de mourir -. Ton charisme est tel, que tu crèves l’écran, tu es bouleversé, bouleversant, et c’est à cet instant précis que j’ai décidé d’accepter, malgré la tension entre nous, ta proposition de te suivre à Istanbul.
J’ai reposé sur la table les photos du passé, je t’observe dans cet autre fauteuil rouge à mes côtés, la lumière est bonne, je prends mon appareil, je te cadre en pensant à cette souffrance qui se dégage de toi, à ce tourment que tu portes comme un fardeau. Et si en fin de compte ce fardeau n’était que ta colère, ta rage, ta fureur, tes batailles qui te brassent et me brassent tout à la fois ? En proie à ta différence, tu vacilles entre tes deux cultures et toi-même. Tu te révoltes intérieurement, impuissant, faisant tout pour être des leurs, mais de qui au juste ? Quelle est cette culpabilité qui t’étreint ? Et s’il n’y avait aucun camp à choisir ? Et si la seule trahison n’était que celle que tu t’infliges en voulant une fois pour toutes être un homme malheureux ? Tu t’étires, tu te secoues, tu prends ta guitare. De tes doigts hésitants jaillissent des sons orientaux, tu chantes ta douleur, tu es ma tristesse, on est ensemble, je suis bien.
L’œil collé à mon objectif, je te mitraille dans ces rues qui montent, ces rues qui descendent, ces rues débordantes d’une énergie hallucinante avec toutes ces constructions en bois, ces constructions fascinantes dont on ne termine jamais le dernier étage pour éventuellement en construire un autre, ces églises, ces dômes, ces mosquées, ces demeures d’un temps passé rénovées de toutes leurs splendeurs, ces minarets d’où s’élève l’appel à la prière, tous ces gens qui crient, qui t’interpellent comme s’ils te reconnaissaient. Il y a des musiques, des disputes qui fusent par des fenêtres ouvertes, des klaxons, et des chiens errants attirés par l’odeur de la viande. Aux échoppes, tu te gaves de nourriture trop grasse, trop sucrée, en te suçant les doigts avec une jouissance dérangeante. Écœurée, nauséeuse, je me cramponne à ma bouteille d’eau minérale. Les heures s’étirent, les jours défilent, tu te frottes aux uns et aux autres, tu te frottes aux lieux, aux choses, mais tu restes encore à l’extérieur de l’essentiel. Nous suivons notre guide qui est aussi un religieux, tu t’extasies sur tout, tu te souviens, tu te racontes, je photographie, je filme, j’attends le moment fatidique, l’émotion suprême où tu vas passer de l’autre côté des choses, de l’autre côté du temps, de l’autre côté du vent. Ta voix s’envole, tes gestes s’élargissent, tremblant tu tombes dans les bras de tous ces hommes qui veulent te serrer sur leur cœur. Tous te disent que tu es leur frère, tous te parlent d’un parent exilé en France, en Allemagne, en Angleterre. Je garde mes distances, j’attends le cliché, l’unique, le seul qui vaille le coup, le seul qui donnera du sens au voyage.
De derrière la porte, tu m’interpelles pour la énième fois, tu demandes quelque chose que tu ne trouves pas, ça m’agace et je fais semblant de ne pas t’entendre. L’eau de la douche coule sur mon visage, sur mes épaules depuis de longues minutes et je pleure. Pourquoi ce chagrin ? J’ai le cœur affreusement vide. J’ai l’impression d’être au bout de mes ressources intellectuelles, matérielles, physiques, et j’ai une grande incertitude sur ma destinée immédiate. À chaque pas que tu fais, tu as peur d’oublier, alors je fixe des images pour l’éternité, à chaque pas que je fais, j’ai peur de me perdre, de te perdre, alors tu bourres mes poches de petites pierres blanches en te moquant de moi, en me rassurant. Tu as besoin que l’on t’admire, j’ai besoin de gestes extérieurs pour être rassurée, pour comprendre où je suis, où j’en suis. Je recherche l’agitation, les explications, les analyses, tu recherches les silences, les sensations, la concentration immobile, la paix, et j’ai trop souvent envie de te chercher des noises, de te transformer en champ de bataille. Il y a bien quelque chose en moi qui cherche ces situations limites, c’est une évidence, mais pourquoi ? Soudain tu es là devant moi, tu t’étonnes de cette douche qui n’en finit pas, tu me demandes si je n’ai pas vu ton chapeau noir, je fais non de la tête, j’ouvre les yeux et je surprends ton regard trouble fixé sur ma nudité. Tu vois mon corps mais vois-tu seulement ma détresse ? À cet instant, je te hais et je fais le vœu de te rendre coup pour coup. À l’intérieur, je suis pleine de reproches, de gémissements, de lassitude qui remontent de je ne sais quel abîme et j’aimerais sortir de ma nuit, passer à autre chose, retrouver la joie, une joie simple, celle d’être là, d’exister tout simplement. Maintenant tu te regardes dans le miroir en étirant la peau de ton visage vers les tempes, en ouvrant très grand tes yeux bleus, tes yeux de loup, comme si tu voulais t’avaler tout cru. Je t’ai demandé de me passer la serviette, tu t’en saisis, tu m’enroules, et tu poses un baiser sonore sur ma gorge humide. Je te repousse en disant « Arrête », tu as râlé comme le ferait un gosse privé de sa friandise, et tu sors en réclamant à grands cris ton chapeau noir. J’ai pensé que tu pourrais le chercher en faisant moins de bruit tout en pétrissant jusqu’à la douleur mon ventre vide.
Tu es tout vêtu de blanc. Le guide nous entraîne jusqu’à la tombe de ta grand-mère. Ton regard s’embue et tu te souviens de tes derniers instants passés auprès d’elle. Tu racontes qu’elle avait embrassé le bout de ses doigts avant de les poser sur ton front, avant de te serrer sur son cœur, comme pour te transmettre dans une seule étreinte tout ce qu’elle se devait de te transmettre d’amour et d’espérance. Nous quittons le grand jardin de la tranquillité pour nous mêler de nouveau à la foule bariolée des athées, des musulmans, des chrétiens, vigilants à ne pas nous faire écraser par tout ce qui est capable de rouler. Le chauffeur de taxi de notre arrivée est devenu notre chauffeur permanent et nous accompagne partout. Depuis, j’ai appris qu’il se prénomme Ragup et il éclate de rire à chaque fois que je lui fais comprendre qu’il doit être prudent en criant « Attention Ragup , attention Ragup… »
Nous nous sommes installés, toi et moi, au bord de l’eau avec des pâtisseries et des boissons. Il y a des bateaux retenus par des bouts comme des chiens retenus en laisse qui attendraient un maître, d’autres glissent doucement, mais qui par le seul fait de leurs allures différentes, se rattrapent, se dépassent et semble se livrer à quelques mystérieuses poursuites sur le Bosphore. Je ne me lasse pas de ce paysage changeant, vu sous tous les angles, sous tous les éclairages. Tu te lèves, tu parles avec des enfants, tu marches en leur compagnie sur les larges roches plates, tu t’y allonges les mains croisées sur ton estomac et ça les fait rire. Je n’ai pas encore osé te parler de cette proposition de contrat qui m’éloignerait de la France, qui m’éloignerait de toi pour un long moment. Je n’ai pas vraiment l’âme d’une « globe-trotter », mais c’est peut-être le bon plan, le bon moment de dépasser mes démons, de m’intégrer dans une équipe, et de ne plus me la jouer en solo même si mes dernières expos et mon dernier bouquin ont été bien accueillis par le public et les critiques. Beaucoup d’amis m’envient cette apparente liberté, cette vie sans plan de carrière, mais ils ne se rendent pas compte à quel point mon aventure personnelle me semble déterminée, piégeante. J’ai l’impression d’avancer dans un immense labyrinthe depuis des siècles et de me retrouver de cycle en cycle toujours aux mêmes carrefours devant les éternels mêmes choix, les mêmes décisions à prendre. J’ai pourtant depuis longtemps en réserve un autre projet plus radical. Tout semble programmé pour que je ne devienne jamais mère, mais je pourrais encore porter un enfant. Je n’ose t’en parler car depuis le début de notre relation tu as été très clair sur le fait que tu ne souhaitais pas de descendance. Cet enfant, avec qui je pourrais bien le faire ? Autour de moi aucun de tes congénères ne m’inspire assez d’admiration pour une telle création. Il est possible aussi que pour retrouver la sérénité, il me faille renoncer à tout, renoncer à vouloir quelque chose, renoncer à avoir une quelconque préférence, renoncer à cette femme qui me hante, celle que je voudrais devenir ou redevenir, renoncer à vouloir naviguer à contre-courant, renoncer à ma révolte, à mon éternel refus de voir les choses simplement. Je ne vois pas où je vais mais c’est peut-être ma rage qui me rend aveugle, qui me vole ma lucidité, qui me pousse à me cogner contre tout, contre moi, contre toi.
La ruelle pleine de soleil se termine en cul-de-sac silencieux. C’est comme si nous étions passés d’un monde à un autre sans même en identifier la frontière. Nous faisons encore quelques pas tout en regardant les pauvres bâtisses délabrées de ce quartier délaissé. C’est d’un bizarre, on a l’impression qu’aucun homme n’existe derrière ces murs en torchis recouverts de vieilles affiches, pourtant un vieillard est sorti d’une improbable épicerie pour s’asseoir dans un fauteuil de plastique blanc installé près d’un distributeur de coca-cola. En plein milieu de l’impasse, trois chiens efflanqués se sont allongés l’un à côté de l’autre en ligne parfaite, au travers du passage, sachant par expérience que rien, ni personne ne viendrait troubler leur béatitude. Avant même que je réalise, tu t’es couché auprès d’eux en position fœtale. L’un des chiens à légèrement tourné la tête vers toi avec l’air de dire « Bienvenue mon frère ». C’était la photo, la seule, l’unique, celle que j’espérais depuis notre arrivée. Je te mitraille une fois de plus, quand soudain tu lèves un bras dans ma direction en me faisant signe d’approcher. Je confie l’appareil à Ragup qui, amusé, propose de nous prendre en photo. Tu prends ma main pour me forcer à m’allonger auprès de toi, tu m’enlaces très fort, tu dis je t’aime, je pleure, je dis que je veux un enfant, tu réponds «Chuuuut », tout en m’embrassant les yeux et je n’ose bouger tant je crains le geste inconsidéré, celui qui provoquerait un abracadabra qui romprait le charme.
Nous sommes repartis en taxi, réconciliés l’un envers l’autre, réconciliés avec nous-mêmes à la grande satisfaction de Ragup, heureux d’être le témoin privilégié de cette bascule entre nous. Je me suis installée à l’arrière du véhicule avec mon matériel et bizarrement pour la première fois tu t’installes à l’avant. Il est tard, tu veux m’offrir à dîner dans le restaurant le plus chic, le plus réputé d’Istanbul. Je discute sur le fait que nous ne pouvons nous y rendre dans notre accoutrement de baroudeur. Tu ne veux rien entendre, tu veux rester dans l’énergie de l’imprévu et je finis par être d’accord. Je regarde par la vitre ouverte les rues qui montent, les rues qui descendent, la folie d’une humanité grouillante qui s’agite pour survivre mais il y a toujours au fond de moi cette toute petite vibration douloureuse qui cogne, ce « ça » qui sait, qui veut dire, qui me susurre ton prénom, qui veut m’avertir de la catastrophe, et j’ai pensé « Quelle catastrophe ? »
Il y a eu un énorme souffle, des cris de terreur, des klaxons, des lamentations, une main qui presse doucement la mienne. Je veux dire quelque chose mais aucun son ne franchit mes lèvres. Je me sens volatile, je m’accroche à une voix inconnue qui me demande en anglais d’ouvrir les yeux, je ne souffre pas, je sens juste mon urine brûlante couler entre mes jambes inertes, je n’ai même pas mal, je n’ai même pas peur mais soudain je comprends ce « ça » qui cogne en moi, qui sait, qui veut dire, je me redresse comme une somnambule au milieu d’un cataclysme pour m’approcher de ton corps inerte coincé dans le tas de ferraille du taxi. Il y a Ragup qui pleure, qui gémit, qui, le visage en sang, semble demander pardon au nom de tous les siens en tentant de me prendre dans ses bras, en tentant de me faire barrage sans y parvenir. Je hurle « Mon Ange, Mon Ange », en serrant ta main inerte, en embrassant tes lèvres chaudes, mais tes yeux restent clos et d’un seul coup je n’entends plus Ragup, je n’entends plus mon cri, je n’entends plus la fureur du monde, je n’entends plus que le bruissement envoûtant, mélodieux, d’un immense feuillage oscillant dans le vent, le bruissement léger de ton âme qui s’envole, qui m’abandonne une fois de plus dans ce labyrinthe terrifiant, sans aucun caillou blanc dans mes poches.
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