J’ai tourné la clé de contact et le moteur s’est arrêté.
Au bout de la pelouse fraîchement tondue, les fenêtres de la maison étaient anormalement closes, et le vélo rouge de mon fils ne faisait pas tache contre le mur. Tout semblait figé comme si le temps s’était arrêté. Une sale impression. J’aurai dû rapidement descendre de la voiture, mais quelque chose en moi refusait de bouger. Depuis le matin, mon estomac me faisait souffrir et cela ne présageait rien qui vaille. Par la portière ouverte, j’ai craché l’acidité qui me brûlait la gorge et je me suis enfin extirpé de mon siège.
Je n’ai eu qu’à pousser la porte d’entrée, elle n’était pas fermée à clé, et un trait de lumière s’est allongé sur le carrelage. Dans l’air flottait une odeur de propre et chaque chose avait, comme par magie, retrouvé sa place. Normal, nous étions lundi, le jour de la femme de ménage. Je suis resté là, immobile, me persuadant que tout allait bien. Pourtant mon instinct me soufflait de profiter encore une seconde de toute cette propreté avant que quelque chose de dégueulasse ne me saute en pleine gueule, que c’était ma dernière seconde de tranquillité, ma dernière seconde d’illusion. Ma chemise Kenzo, celle que Babette m’avait offerte pour mon anniversaire me collait à la peau en dégageant une odeur aigre. J’ai accroché au porte-manteau la veste que je tenais entre mes mains moites. J’ai crié :
- Il y a quelqu’un ?
Il n’y a pas eu de réponse. La maison était pleine de vide, pas de ce vide temporaire, non, mais celui qui vous parle d’abandon. J’ai grimpé l’escalier quatre à quatre jusqu’aux chambres et j’ai compris qu’elle s’était fait la malle. Assommé, je me suis assis sur le lit. J’ai pensé, voilà, elle est partie, il fallait bien que ça arrive. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi, frappé d’aberration, mais quand j’ai quitté la chambre, mon cœur avait repris son rythme habituel et j’avais presque froid. Ma vessie était au bord d’éclater. Je me suis arrêté aux toilettes pour pisser un bon coup. Au début rien ne venait et puis ça a fini par couler à flots en me faisant un bien fou. J’ai refermé la braguette et je me suis mis à siffloter. Vous aussi, vous avez peut-être déjà ressenti ça. Tout va de travers, vous touchez le fond, et curieusement, vous vous sentez bien, incroyablement bien. J’ai descendu l’escalier en regardant mes pieds, en pensant qu’il fallait que je me rachète une nouvelle paire de pompes noires. Et puis, à la moitié des marches, la rage est montée. J’ai hurlé :
- La salope ! Elle s’est barrée, la salope !
Elle avait osé, osé emmener Jérôme. Ma première femme aussi était partie en emmenant les filles. Cette fois-ci, ça ne se passerait pas comme ça. Qu’est-ce qu’elles avaient toutes dans le ventre ?
Elle s’était planquée chez ses parents. Quand ils me l’ont passée au téléphone, j’ai crié qu’elle devait impérativement rentrer à la maison avec Jérôme. Elle a raccroché sans rien dire. Mes mains se sont alors emparées d’une statuette. J’avais envie de la balancer, de tout casser, mais je me devais de sauver les apparences, ne rien faire qui puisse conforter ses propos accusateurs. Car forcément, il faudrait bien qu’elle m’accuse d’un tas de saloperies pour justifier cette rupture, pour me prendre mon fils. Jérôme avait dix ans. Il n’avait plus besoin d’être dans les jupes de sa mère. Elle faisait de lui une poule mouillée. La première et dernière fois que je l’avais emmené à la chasse - ça avait fait toute une histoire avec Babette pour qu’elle le laisse partir avec moi - il avait vomi son petit-déjeuner et fait pipi sur lui. Il n’avait pas supporté de voir le couteau s’enfoncer dans le ventre de la biche. Quand les intestins chauds et odorants s’étaient répandus, il s’était presque évanoui, comme une fille. Honteux, il m’avait supplié de ne rien raconter à sa mère, mais depuis, il la collait, trouvant toujours un prétexte pour ne pas m’accompagner, comme si je lui fichais la trouille.
Les jours passaient, interminables. Du mardi au dimanche, la maison prenait des allures de capharnaüm et le lundi, la femme de ménage faisait un nouveau prodige. Le réfrigérateur était désespérément vide. À vrai dire, je buvais plus que je ne mangeais. À l’agence, j’étais cerné par la gent féminine et il suffisait que j’apparaisse pour que le bourdonnement de la ruche cesse. J’avais une tête de déterré au teint jaunâtre avec sous les yeux des poches de crocodiles. Quand je me regardais par hasard dans une glace, mon regard belliqueux me donnait la chair de poule. Si les jours me semblaient interminables, les nuits étaient pires. Je me réveillais en sursaut, submergé par des bouffées d’angoisse, toujours en érection. Des pensées folles, obscènes, délirantes, s’entrechoquaient sous mon crâne douloureux. Fou de douleur, fou de rage, j’inventais mille stratagèmes pour la ramener à la raison. Il ne s’agit pas de raison mais d’amour - elle m’avait rétorqué l’autre jour au téléphone - et je ne t’aime plus Jean-Jacques.
Sa voix, ses rires, résonnaient, cognaient dans ma mémoire. Quand je ne pouvais plus trouver le sommeil, obsédé par le souvenir de sa peau, de ses seins, de son joli petit cul, je descendais dans le salon pour me branler devant un film porno. Façon à moi de la trahir. J’ai demandé à la femme de ménage de venir aussi le jeudi. J’ai foutu une tonne de linge sale dans des sacs à poubelle que j’ai balancés sur la banquette arrière pour les déposer dans un pressing. Dans un autre sac, j’ai jeté une vingtaine de paquets vides de Marlboro qui traînaient au pied du siège du passager, vidé le cendrier qui dégueulait. Le téléphone a sonné et j’ai foncé comme un dératé vers la maison. Ce n’était pas elle. C’était ma mère qui se lamentait une fois de plus en pleurant. Elle m’a balancé :
- Qu’est-ce que tu peux bien leur faire, aux femmes, Jean-Jacques, pour qu’elles te quittent ?
Ça m’a fait l’effet d’un coup de poing en plein cœur. Pour elle, tout était toujours de ma faute. Excédé, j’ai répondu qu’une femelle satisfaite ça n’existait pas, et je lui ai méchamment raccroché au nez.
En m’abandonnant, elle avait dû également quitter son poste à l’agence. Je lui ai fait savoir que je lui couperai les vivres, ce à quoi elle avait répondu qu’elle me ferait vendre la baraque. Et elle osait parler d’un divorce à l’amiable. Tu parles ! Quant à Jérôme, elle pourrait très bien - ce sont ses dires - m’empêcher de le voir, en racontant au juge des trucs sur mon compte. J’ai demandé :
- Quels trucs ?!
Les violences, les armes accrochées au râtelier de la salle à manger, les films pornos, qu’elle m’a répondu. Ce à quoi j’ai rétorqué que c’était normal pour les armes, que j’étais chasseur, quant aux films pornos, effectivement c’était vrai. Un soir, alors que je la croyais endormie, elle m’avait surpris en train de visionner une cassette en compagnie du môme. J’ai eu beau lui expliquer que c’était formateur pour lui et qu’il n’y avait rien de pervers là-dedans, ça l’a rendue hystérique, et c’est vrai que j’ai dû la bousculer un peu, pour la calmer.
J’étais dans une merde noire. Je ne pouvais pas la laisser foutre ma vie en l’air. Je connaissais tout le monde ici, et tout le monde me connaissait. Après une mésaventure pareille, je n’aurais plus qu’à vendre mon portefeuille, changer de ville. Pourquoi, je l’aurais laissée faire une chose pareille, sans réagir ? Je devais l’empêcher de me traîner dans la boue. Je devais la convaincre de rentrer à la maison. Dans ce dessein, je l’ai espionnée, pistée dans les rues de la ville, pour un jour, surgir devant elle comme un malfrat. Je lui ai dit :
- Monte dans la voiture, il faut qu’on parle !
Dieu, qu’elle était belle dans sa petite robe d’été. Ses cheveux blonds ondoyaient dans le soleil et lui faisaient une auréole presque surnaturelle. Sous l’effet de la peur, le bleu de ses yeux a viré au marine. Elle a tenté de fuir. Plus rapide, je l’ai agrippée par le bras et j’ai resserré l’étau en criant :
- Monte, je te dis. Fais pas d’histoire !
Elle s’est débattue. Je ne lui connaissais pas une telle combativité. Par le passé, il ne fallait jamais faire de bruit, ne pas crier, pour ne pas faire peur à Jérôme, ne pas alarmer sa famille, ne pas faire jaser les voisins. Mais là, les yeux pleins de larmes, elle se défendait en criant, la garce. Plus elle me résistait, plus j’avais envie d’arracher ses vêtements, envie de la frapper. J’étais capable de tout pour sentir de nouveau son corps chaud et palpitant sous mes doigts, capable de tout pour répandre mon foutre. Alors que j’étais à deux doigts de gagner la partie, un grand type costaud à l’air tranquille s’est interposé.
- C’est pas bien mon petit monsieur, pas bien du tout de brutaliser une femme.
De surprise, j’ai lâché prise, et elle s’est enfuie. Le type me faisait face, inébranlable. Je ne faisais pas le poids pour ramener ma gueule. J’ai contourné la Mercédès, grimpé à l’intérieur. Ce con, il était toujours là à m’observer, en équilibre sur le bord du trottoir, comme pour bien s’assurer que j’allais filer dans l’autre sens sans demander mon reste, poussant l’ironie jusqu’à me faire un petit salut de la main. Jamais je ne me suis senti aussi humilié. Cent mètres plus loin, je me suis arrêté. J’ai hurlé en frappant le volant :
- Tu vas me le payer. Tu vas me le payer, petite salope !
Je n’étais plus que pulsions, pulsions de haine, pulsions de mort. J’ai attrapé la bouteille de Whisky, avalé une lampée avant de redémarrer en faisant craquer la boîte de vitesses. Ce jour-là, le pied collé au planché, j’ai roulé, roulé, sans but, pour atteindre les portes de l’enfer.
Elle n’était plus jamais seule. Je la voyais toujours de loin, accompagnée de sa sœur ou escortée de ses copines, toutes valorisées dans leur nouveau rôle de chiennes de garde. Depuis une bonne année, ces nanas envahissaient mon territoire. Le mélange de leurs parfums me fichait la nausée. J’appréhendais cette bande de harpies. Ça fumait en buvant du thé, ça rigolait. Je n’ai jamais compris comment elles faisaient pour parler autant ces femelles. Je ne supportais pas leurs conciliabules, cette façon qu’elles avaient de se taire, ou de parler d’autre chose en éclatant de rire quand j’apparaissais. Moi, tout ce bordel dans la maison, ça me bouffait le moral. Quant à Babette, ses nouvelles fréquentations l’influençaient dans un sens qui ne me convenait plus du tout. Elle changeait, faisait de la résistance. Le jour où je suis tombé sur le cul, c’est quand je me suis jeté sur elle avec un désir incroyable - toujours, quand je reviens de la chasse - elle s’est rebellée en me disant que je commettais un viol. Un viol parce que je voulais baiser ma femme ? Ce refus m’avait obsédé toute la nuit, et les jours suivants. Se pouvait-il qu’elle ait eu un amant ? Rien que d’y penser, ça me rendait dingue. Je l’imaginais dans les bras d’un superman et les scènes que je me projetais étaient intolérables. C’est à ce moment-là, je crois, que mon estomac a commencé à me faire souffrir.
J’étais là, assis derrière le volant, arrêté au beau milieu d’un chemin de terre, et je pleurais comme un abruti. Ce divorce me prenait tellement la tête que j’en avais complètement oublié cette histoire d’examens médicaux. Je n’avais pas ouvert mon courrier personnel depuis des semaines. Dans le tas, il y avait une lettre du toubib. J’ai compris le problème quand, dans le même temps, j’ai entendu sa voix sur le répondeur. Il me demandait de venir le voir en consultation. J’étais passé à son cabinet et le mot avait été lâché : Cancer.
Pour mon entourage, je m’étais ressaisi. Il faut vous dire que mon apparence était redevenue presque acceptable. J’affichais une certaine nonchalance, voire une certaine résignation. À la vérité, j’avais tout simplement changé de stratégie. Mes efforts s’en étaient trouvés ainsi récompensés. De nouveau, elle acceptait de me prendre au téléphone. Nos conversations étaient raisonnables et avant de raccrocher, je lui disais :
- Je t’embrasse Bébé.
Devant tant de bonne volonté et de sagesse retrouvée, elle avait accepté que Jérôme vienne passer les week-ends à la maison. Tout se déroulait donc avec intelligence, dans le meilleur des mondes, si ce n’est qu’elle refusait toujours un quelconque tête-à-tête et n’avait jamais remis les pieds dans la maison. Je prenais donc le môme chez ses grands-parents et je le ramenais sans jamais faire d’histoire, toujours à heure dite, respectueux, à la virgule près, de nos accords.
Ce dimanche de juillet où j’ai décidé d’aller jusqu’au bout du bout, il faisait particulièrement beau et chaud. Jérôme était dans la maison depuis le vendredi soir. Il s’amusait bien. À chaque fois qu’il venait, il obtenait de nouveaux jeux vidéo et ses bandes dessinées préférées. Ses cris de plaisir me rassuraient. Il ne m’en voulait pas, il m’aimait. J’étais un bon père. Qui oserait dire le contraire en le voyant si content ? La veille, en milieu d’après-midi, je l’avais convaincu d’appeler sa mère, pour qu’elle accepte mon invitation. Pourquoi ne viendrait-elle pas le rechercher demain dimanche ? Nous pourrions, pour l’occasion, nous retrouver tous les trois sur la pelouse et nous partagerions, comme autrefois, un bon barbecue. Pour toute réponse, il y avait eu, au bout du fil, un silence, un malaise, et une pieuvre s’était à nouveau emparée de mon estomac. J’ai fait signe à Jérôme pour qu’il insiste encore un peu auprès de sa mère. Ce qu’il a fait avec beaucoup de conviction, et elle a fini par céder. Le môme a crié un énorme :
- YES !
Suivi d’un :
- Merci, merci maman !
Tout était parfait. Les salades multicolores brillaient dans les coupes en verre et la première tournée de côtes d’agneau grillait gentiment en dégageant un fumet irrésistible. Pour l’occasion, le meilleur de mes vins patientait dans une carafe de décantation. Sur la table, une nappe blanche, du cristal, de la porcelaine, et les couverts en argent qui me venaient de ma grand-mère. Dans un vase, j’avais mis ses roses préférées, des roses jaunes: Des Sunny Romantica. Ce goût des roses, je le tenais de ma mère. Quand j’étais môme, je la suivais dans les allées des jardins, écoutant avec bonheur ses anecdotes et ses conseils sur les rosiers. Jusqu’au jour où mon père m’avait entraîné avec lui sur ses territoires de chasse. Par la force des choses, j’ai dû oublier les roses. C’est quand je me suis investi dans cette maison avec Babette que cette passion des roses avait ressurgi. Depuis, je possédais une collection rare, de toute beauté.
Le petit voisin - un ado dégingandé qui bossait pour moi dans le jardin - m’épiait par-dessus la haie. J’ai pensé - Oui mon gars, tu vas pouvoir baver sur ma femme, une fois de plus - J’ai levé un pouce en sa direction tout en lui faisant un grand sourire. Il m’a répondu par un petit signe de tête qui se voulait complice, puis il a disparu.
Dans l’attente de mon tête-à-tête avec Babette, mon cœur cognait à faire mal. Je fumais cigarette sur cigarette et j’en étais à mon troisième verre. Je me suis levé de mon siège pour arracher une mauvaise herbe de la pelouse quand le bruit d’un moteur m’a fait lever la tête. J’ai piqué une suée. Sa sœur et son neveu l’accompagnaient. Ma colère était telle qu’elle devait se lire sur mon visage. J’ai pensé - contrôle toi, vieux. - Le trio s’est avancé sans enthousiasme, et puis elle s’est expliquée, un peu gênée :
– Je me suis dit que ça ferait plaisir à Jérôme d’avoir la compagnie de David.
Rien ne se passait comme je l’avais fantasmé. Qu’est-ce que je croyais ? Une femelle, ça ne manque pas de ressources, c’est plein d’intuition. Je la regardais bouger dans son ensemble pantalon, trop chaud pour la saison, trop couvrant, comme si elle avait voulu se protéger de mes regards concupiscents. La belle-sœur observait, avec étonnement, mon déballage de raffinement pour ce barbecue. Elle avait eu un sourire en coin, ça, je peux vous le jurer, un de ces sourires qui se moque. Une giclée d’acide m’est remontée de l’estomac et j’ai dû me détourner pour cracher ma frustration dans mon mouchoir. Quant à Babette, ses sourires étaient crispés. Elle grignotait du bout des dents. À plusieurs reprises, je l’avais surprise à regarder sa montre. De son côté, la belle-sœur ne me quittait plus des yeux, ne s’éloignait jamais de sa sœur, ne me laissant ainsi aucune opportunité d’emmener Babette sur un terrain plus personnel. J’étais sous surveillance. J’ai pensé - Putain de chienne ! - Plus aucune astuce de ma part ne pouvait prolonger ce déjeuner raté. Alors, j’ai abandonné la partie, et en désespoir de cause, j’ai dit à Babette :
- La femme de ménage t’a préparé un carton. Tu m’accompagnes ?
Ce à quoi, elle a répondu :
- Non. Je verrai ça plus tard, tout en jetant des regards pleins de sous-entendus à sa sœur, qui de son côté piétinait d’impatience en criant : « David, Jérôme, on s’en va, on s’en va mes chéris ! »
J’ai encore insisté auprès de Babette, lui affirmant que c’était important pour moi de ne plus avoir ses fringues au milieu de la maison. J’ai dit tout cela sur un ton enjoué, en m’éloignant lentement sur la pelouse, en espérant très fort qu’elle me suivrait, qu’elle m’accorderait sa confiance, qu’elle rentrerait à nouveau dans notre maison. Jérôme s’est alors précipité sur moi avec un :
– Au revoir papa, c’était super !
J’ai posé mes lèvres froides sur sa joue chaude et rouge et il s’est éloigné en courant vers la voiture de sa mère. Babette m’avait suivi. Elle était juste derrière moi. C’était inespéré. Je me suis écarté sur le seuil de la maison pour la laisser entrer. La sueur perlait au-dessus de sa lèvre gonflée de sensualité et la maison s’est pour un instant réjouie de l’odeur appuyée de son parfum « Les jardins de Bagatelle ». Elle s’est avancée timidement comme l’aurait fait une inconnue. Elle s’est arrêtée au milieu de la salle principale en faisant un tour gracieux sur elle-même, pour se donner contenance. Elle avait peur. Je ne supportais pas quand elle avait peur de moi. J’aurais voulu la sentir confiante au creux de mes bras. J’aurais voulu la bercer et l’entendre me dire qu’elle n’aimait que moi, que j’étais le seul homme de sa vie, qu’elle ne pourrait jamais accepter le sexe d’un autre. Au lieu de cela, elle se tenait devant moi, inquiète, lointaine, inaccessible. À tout jamais inaccessible. Elle était ici, mais déjà dans un ailleurs où je n’aurai plus jamais de place. C’était l’évidence même, et tous mes espoirs s’évanouissaient comme une bulle de savon. Quel cinglé j’avais été d’y croire, d’y croire malgré tout. Son visage devenait flou. J’ai détourné la tête pour ne pas lui montrer que je pleurais comme un con.
À quoi ça tient le destin ? Ça tient à une petite vibration, à un mot, à une respiration, à un silence. Ça tient à une petite seconde, cette fameuse petite seconde du choix, du libre arbitre. Mon choix à moi était fait. J’ai dit, en lui montrant l’escalier :
- Tu montes ?
J’ai bien senti qu’elle ne voulait pas monter, elle était dans sa petite seconde à elle où elle pouvait encore jouer son joker, mais j’avais également compris, qu’en entrant dans la maison, elle avait retrouvé ses vieux réflexes de soumission. En ce lieu, enfin, je la retrouvais, je la reconnaissais. J’ai répété :
– Tu montes, Bébé ?
Elle a vacillé et ses talons ont de nouveau claqué sur le carrelage que la femme de ménage avait nettoyé à l’huile de lin. Elle est passée devant moi à me frôler et ça m’a titillé au bas du ventre. Lentement, elle a pris l’escalier en se cramponnant à la rampe. Elle semblait si lasse tout à coup. À quoi pensait-elle en cet instant précis ? Elle aurait pu revenir sur ses pas, se précipiter vers la lumière. Au lieu de cela, elle a grimpé toutes les marches jusqu’au palier du premier étage. Mes yeux se sont posés sur ses jolies fesses rebondies. Elle m’a glissé un regard en coin, puis elle est entrée dans notre chambre. Des yeux, elle a cherché le carton. Ne le voyant pas, elle a fait volte-face avec dans le regard une lueur d’incompréhension. Mais il était trop tard. Entre les mains, je tenais mon fusil, le fusil que j’avais planqué sous le lit. Son regard était celui d’un animal tétanisé par l’effroi. Je vous jure que si elle avait crié - Non, ne fais pas ça - je n’aurais pas tiré. Elle n’a rien dit. Elle devait comprendre que c’était la seule issue à notre histoire, que je ne pourrai plus me battre sans elle, que je ne pouvais pas envisager un seul instant de la laisser vivre sans moi. Notre lien ne pouvait être qu’éternel. Il n’y avait plus d’avenir pour moi et par voie de conséquence, il n’y en avait plus pour elle. Tout en elle acceptait la mort, je vous jure que c’est vrai. J’ai levé lentement le fusil à la hauteur de sa tête. Dans un suprême réflexe, son bras s’est levé, sa bouche s’est ouverte, mais aucun son n’est monté de sa gorge.
Quand on abat un animal de si grande beauté, de si grande noblesse, on doit le faire vite, et de manière précise. C’est le devoir d’un bon chasseur, disait mon père.
Il y a eu comme une grande déchirure dans mon crâne. Le coup était parti et son corps avait été projeté comme un pantin contre le grand miroir mural. Elle n’avait plus de visage et sa main avait été sectionnée. Elle n’existait plus. Tout ce sang, toute cette cervelle, j’avais beau être habitué, j’ai vomi. Et puis, il y a eu tout ce bordel dans l’escalier. Jérôme criait :
- Il a tué maman, il a tué maman !
Il a surgi dans la chambre. Son expression était horrible à voir, insoutenable. Bouche grande ouverte, il hurlait, hurlait à m’exploser la tête. J’ai levé mon fusil vers lui pour en finir avec toute cette souffrance. Alors que j’allais appuyer sur la gâchette, la belle-sœur a bondi dans la pièce, l’a soulevé de terre pour l’emporter hors de ma vue. Dans l’escalier, le fracas de leur fuite, puis le silence qui retombe. J’ai regardé encore une fois le carnage. C’est alors que le merle s’est mis à siffler de manière intempestive. Il y a eu un flottement comme si je me dédoublais. C’était bizarre comme sensation. Et puis, il y avait cette odeur âcre, écœurante, une odeur que je connaissais bien, une odeur de sang qui s’accrochait à mes basques depuis que j’avais suivi mon père dans les grands bois. J’ai quitté notre chambre dévastée pour entrer dans celle d’à-côté. J’avais fait le plus dur. Je n’avais plus peur, je n’avais plus mal. J’étais seulement fatigué, si fatigué tout à coup. Il fallait que je dorme, que je tombe dans un sommeil profond, un sommeil que rien, ni personne, ne viendrait déranger.
Je me suis assis sur le bord du lit. Sur la table de nuit, dans une coupe, il y avait des cailloux blancs que j’avais rapportés du Brésil, et sur le parquet, des taches de soleil qui dansaient.
J’ai tourné l’arme contre moi, et j’ai tiré.
FIN
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