Des sueurs gelées.
Voila ce que j’ai ressenti lorsqu’on m’apprit la nouvelle suivante : Miri, la personne en charge des déplacements sur le Moyen-Orient étant souffrante, j’allais devoir la remplacer pour un voyage professionnel de deux jours en Israël. Non pas que le but de mon déplacement fût d’une importance capitale. En effet, ma mission consistait uniquement à remettre en main propre un cadeau gastronomique à Igal Nissim, notre principal client à l’export. En résumé, je me rendais aux pays des attentats pour donner blocs de foie gras, vins blancs et autres douceurs de nos régions à un illustre inconnu.
Premiers claquements de dents dans l’avion. J’étais intimement convaincue que l’appareil allait être la cible d’une attaque à grands coups de missile d’une contrée amie comme l’Iran ou la Syrie. À moins qu’un groupe de Palestiniens en survêtement prennent en otage les passagers de l’avion. Mauvaise idée que d’avoir regardé ce documentaire sur les Jeux olympiques de Munich à la télévision l’autre jour… Je fus surprise d’arriver entière.
« Positivons, me dis-je C’est déjà une bonne chose de faite ! »
Dans l’aéroport Ben Gourion, l’air conditionné tournait à plein régime, ce qui me permit de supporter dans la dignité les deux heures d’attente pour passer la douane. De nombreuses familles françaises étaient venues passer leurs vacances en Terre Sainte en ce début du mois de juillet 2005. J’eus donc tout loisir de consulter mon lexique « Français - Hébreu » le temps de l’attente. Je mémorisai la phrase suivante : « ani rotsa bira kara » qui signifie « je voudrais une bière fraîche ». Très important. Surtout par quarante degrés à l’ombre. En sortant de l’aéroport, je hélai un taxi. Machinalement, je dévisageai le chauffeur afin d’évaluer son taux de fiabilité. Blond aux yeux bleus, pas de ceinture d’explosifs apparente, un accent très prononcé… Probablement un migrant russe fraîchement arrivé. J’embarquai. La circulation était dense en cette fin de matinée. Et la route pour arriver à Tel Aviv me parut une éternité. Le chauffeur n’avait pas l’air d’être préoccupé par les hordes de voitures et slalomait allègrement d’une file à l’autre, en hurlant sur les conducteurs récalcitrants de le laisser passer.
Trente minutes plus tard, le taxi me déposa dans un crissement de pneu devant le Hilton. La honte. Je déclinai mon identité au réceptionniste de l’hôtel et fis monter mon sac ainsi que l’objet de mon déplacement - le volumineux cadeau gastronomique - dans ma chambre. Je me rendis ensuite au King Salomon, le restaurant de l’hôtel, afin de grignoter quelque chose. On me proposa de m’asseoir en terrasse. Palpitations. Pour moi, se tenir en terrasse d’un café en Israël relevait de l’inconscience totale. C’est forte de cette idée que je prétextai un léger mal de gorge pour me terrer au fond du restaurant. Le serveur francophone et peu crédule me fit un clin d’œil.
- Il ne faut pas avoir peur ! - Mais je n’ai pas peur, mentis-je, un peu vexée d’avoir été percée à jour.
Je lui envoyai mon plus beau sourire afin de me faire pardonner ma paranoïa. Bingo. Il entama la discussion. J’appris qu’il s’appelait Gil. La trentaine. Son physique était plus qu’agréable. Après quelques minutes de conversation, il me dit qu’il terminait son service vingt minutes plus tard et que si ça me tentait, il pouvait m’emmener visiter son beau pays.
Mon rendez-vous professionnel - si je puis dire - n’étant que le lendemain matin, j’acceptai volontiers. Je l’attendis au bar, en sirotant un café… plus exactement un café turc, à vous rendre malade quand on est habitué à l’expresso.
Une demi-heure plus tard, Gil réapparut en tenue de civil, encore plus beau. Il prit un air faussement outré pour me dire que je ne pouvais décemment pas venir en Israël sans aller voir le Kotel.
- C’est quoi le Kotel ? demandai-je. - Bah le mur des lamentations ! - Tu veux dire celui qui est à Jérusalem ? blêmis-je à l’idée de me rendre dans la ville épicentre des tensions mondiales. - Ben oui ! Tu en connais d’autres ?
J’allumai une Marlboro rouge pour toute réponse. Je la fumai en deux bouffées. Relaxe. Complètement détendue. J’allais probablement mourir dans un attentat suicide dans les prochaines heures, mais tout allait bien.
- C’est parti !! hurla Gil par la fenêtre de la voiture en rigolant.
Nous prîmes la route en direction de la Ville Sainte. Une route, théâtre de bon nombre de moments de l’histoire juive que Gil me narra succinctement. Très rassurant. Pendant le trajet, nous fîmes plus ample connaissance. Le soleil dessinait des plaques d’huile sur la route.
- Tu sais je ne suis pas très rassurée à l’idée d’aller à Jérusalem… avouai-je. - Pourquoi ? demanda-t-il le plus naturellement du monde, tout en réglant son rétroviseur. - Tu me demandes pourquoi ? - À cause des risques d’attentat ? - C’est pas une raison suffisante ? - Non t’inquiète ! Le dernier a eu lieu il y a trois jours, donc pas de danger ! Il est très rare que deux attentats adviennent dans un laps de temps aussi court. - C’est vrai ?!!! Mais c’est formidable alors ! ironisai-je.
Il rit. - Mais non ! Je te protégerai ! - Aucune raison de m’inquiéter alors ! dis-je non sans sarcasme.
Sa dernière phrase dissipa momentanément mes inquiétudes, juste le temps de réaliser que malgré sa stature impressionnante, il ne ferait pas le poids face à une ceinture d’explosifs sur patte. Jérusalem se profilait à l’horizon. Ô Jérusalem. En entrant dans la ville, mon taux de stress monta en flèche lorsqu’à un feu rouge, la voiture stationna à côté d’un bus. Je vis ma vie défiler. Le bus explosait et s’enflammait telle une torche. L’horreur. Je dévisageai les passagers du bus. Pour moi, ces gens-là étaient des héros.
« Il faudrait me payer cher » me dis-je en mon for intérieur.
Si j’habitais à Jérusalem, je me mettrais à la marche à pied. Cela serait même non négociable.
À ma grande surprise, l’accès au Mur des Lamentations n’était pas libre. Les conditions d’entrée étaient même drastiques. Fouille des sacs, passage sous un portique électronique… j’avais l’impression de revivre mon départ de Roissy. C’est donc le cœur version allégée que je découvrais un des trésors d’Israël. Dans l’enceinte de ce lieu saint, je me sentais en sécurité. Je glissai même un petit mot dans les stries du mur sur lequel était inscrit mon souhait le plus cher : rentrer en France vivante.
La visite terminée, nous nous sommes baladés main dans la main dans les rues de la ville. Gil avait profité de mes frayeurs pour me draguer un peu. Appliquant le principe selon lequel on n’a qu’une vie et que l’on peut mourir demain - le cas échéant, on pouvait même mourir dans la minute - j’avais décidé d’en profiter et m’étais laissée faire. J’étais tellement sous le charme de Gil, qu’il avait réussi à me traîner en terrasse d’un café sans que je fasse une syncope et que me vienne à l’esprit le pourcentage (ahurissant) d’attentats qui avaient lieu dans ce type d’endroit. Nous nous sommes donc retrouvés assis à déguster un jus d’orange frais. Un vrai jus d’orange, pas comme dans les cafés parisiens où « une orange pressée », c’est vraiment une seule orange pressée. Je me laissai même embrasser comme une adolescente et contribuai ainsi à maintenir la réputation des Françaises à l’étranger.
Nous reprîmes la route pour Tel Aviv vers dix-sept heures. En silence, comme bercés par la quiétude du moment. Pour la première fois depuis mon arrivée en Eretz, je me sentais calme et détendue.
Pour la suite des événements, Gil avait prévu de m’emmener faire un peu de shopping, dans une des gigantesques tours que constitue l’Ezraéli center. À l’entrée du parking du centre commercial, le coffre de la voiture fût fouillé par deux soldats, ce qui eut pour effet de ranimer ma paranoïa. Cela ne m’empêcha pas d’acheter cinq jeans Diesel pour le prix d’un seul aux Galeries Lafayette. Dans chaque magasin, j’entrai suspicieuse façon FBI. Histoire de sonder la présence éventuelle de terroristes en goguette. Mes achats effectués, je prétextai une grosse faim pour m’échapper de cet endroit so chic certes, mais peu rassurant. Mon guide d’un jour me proposa de dîner en bord de mer. Avaler un sandwich pita-kefta lorsqu’on a le trouillomètre à zéro releva de l’exploit, mais je réussis à m’acquitter de cette tâche avec succès. Gil me raccompagna à l’hôtel, m’embrassa une dernière fois et nous nous échangeâmes nos numéros… juste au cas où. Je regagnai ma chambre ravie de cette journée mais complètement épuisée par l’overdose de stress.
Le lendemain matin, rassasiée par un petit déjeuner à la française, j’entrepris de me rendre à mon fameux rendez-vous. Pendant la nuit, mon obsession des attentats ne s’était pas évanouie. Je ne me sentais absolument pas capable de prendre le bus pour me rendre au bureau d’Igal Nissim, l’heureux destinataire du package « foie gras et bouteilles de Loupiac ». J’optai donc pour la solution « taxi ».
Quinze minutes plus tard, je franchissai les tourniquets de Totar Company et demandai à parler à Monsieur Nissim. Comble de l’ironie : il était malade. Son assistante réceptionna le colis, et deux minutes plus tard j’étais ressortie. Si j’avais su, j’aurais fait patienter le taxi. Car ce n’était pas raisonnable de déambuler sur les trottoirs de Tel Aviv, on ne savait jamais ce qu’il pouvait arriver.
Pour me donner du courage, je me rattachai à la pensée suivante : dans quelques heures, je serai chez moi, en France. Je déferai ma valise, dormirai une bonne nuit de sommeil, referai ma valise avec des affaires toutes propres et me rendrai Gare du Nord pour prendre mon Eurostar et rejoindre mon frère, expatrié à Londres pour le boulot.
Le retour en France fût assez rapide. Lorsque l’avion s’immobilisa sur le tarmac de Roissy Charles de Gaulle, je me retins pour ne pas pleurer de joie. Je récupérai mes bagages et rallumai mon portable. J’avais d’ailleurs un adorable sms de Gil.
« Il y avait quand même eu du bon dans ce voyage », songeai-je, rêveuse.
Je n’y répondis pas dans l’immédiat, une banalité aurait lamentablement brisé le charme.
À vingt-deux heures, j’arrivai enfin à la maison. Je tapai sur mon clavier de téléphone les mots suivants « Sweet home enfin j’y suis… » pour les effacer aussitôt. C’était nul. Qu’est-ce que je pourrais lui envoyer d’original ?! L’inspiration me manquait cruellement. En attendant d’avoir le déclic, je me conformai à mon programme : bain chaud, séries télévisées, sommeil réparateur. Puis le lendemain : Gare du Nord, contrôle des bagages et Eurostar de 06H22.
Pendant le trajet, je ne cessai de composer de vagues messages à l’attention de Gil, mais aucun ne me parut assez bien pour mériter l’activation de la touche « envoi ». Il devait se demander pourquoi je ne donnais pas de nouvelles.
À Waterloo Station, je me jetai sur un plan de métro pour repérer l’endroit où je devais me rendre afin de rejoindre mon frère, que ne n’avais pas vu depuis six mois. Il me tardait de le retrouver. Je somnolais dans le tube quand je réalisai qu’on venait de dépasser Russell Square Station. Je descendais à la prochaine. En grimpant les escaliers pour remonter à la surface, je perçus un bruit sourd, et eus l’impression l’espace d’une seconde que le sol tremblait. Mon frère m’attendait un peu plus loin dans un pub du quartier. Même pas le temps de boire une bière pour fêter nos retrouvailles, que la rumeur circulait déjà : une bombe avait explosé à Edgware Road, ainsi qu’une autre à Liverpool Street.
Nous étions le 5 juillet 2005 et Londres était à feu et à sang. La télévision du pub était branchée sur BBC News. Le présentateur annonça un autre attentat à Russel Square Station. Je réalisai que je l’avais échappé belle. J’eus une nausée. Les sensations d’angoisse découvertes en Israël me revinrent d’un coup. L’inspiration aussi. Je dégainai mon portable et envoyai en tremblant à Gil les mots suivants : « Je suis à Londres où tout explose. C’est l’horreur. » Il me répondit : « Tu vois qu’Israël n’est pas si terrifiant finalement. Et comme on dit ici : la vie continue ! »
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