Il y a bien longtemps, vivait dans un paisible royaume, un roi bon et respecté de ses sujets, puisqu’il avait mis fin aux guerres qui faisaient rage depuis plus de cent ans. Il était avant tout un homme passionnément amoureux de son épouse. De leur union, naquit tardivement une petite fille. Ce fruit de leur profond amour fut entouré par toute l’affection qu’il fut possible de donner.
Enfant, elle était déjà fort belle et gracieuse mais en grandissant, sa beauté s’affirma pleinement. Bien faite de corps et de minois attrayant, elle était réputée pour être la plus charmante des filles de toute la contrée. Malheureusement, elle ne le savait que trop bien. La princesse passait des heures entières à s’admirer devant les centaines de miroirs qui longeaient les pièces de ses appartements. Elle se contrefichait éperdument des affaires royales, et passait son temps à de futiles occupations. Mais la jouvencelle était aussi belle que vaniteuse. Elle aimait se moquer des autres jeunes filles, et prenait un malin plaisir à refuser chaque prétendant que ses parents lui présentaient. Tout était alors prétexte à décliner la moindre esquisse de conversation avec eux.
Un jour, le roi ordonna à sa chère enfant de le rejoindre dans les allées ombragées des jardins du château. Quelle ne fut pas sa surprise de voir son père accompagné d’un jeune prince parfaitement inconnu. Espérant que sa fille devînt enfin raisonnable, il tenta une fois encore de jouer les entremetteurs. Ce jeune homme n’était certes pas d’une beauté extraordinaire mais il était gentil, généreux et tomba follement amoureux de la princesse dès le premier regard. Mais à peine eut-il ouvert la bouche qu’excédée, elle le renvoya d’un revers de la main en ajoutant ces quelques mots :
- Mon ami, vous ne pouvez prétendre mener une quelconque discussion avec moi ! Ma beauté, qui dépasse de loin la vôtre, en pâlirait. Maintenant disparaissez, avant que mon teint ne se fane.
Le prince, tristement confus, se retira, muet d’étonnement. Le père, navré, commençait à craindre que sa fille chérie ne crée un jour un incident diplomatique grave.
Dans la soirée, alors qu’elle se coiffait depuis plusieurs longues minutes devant sa psyché, un moucheron passa près d’elle :
- Ignoble et insignifiante petite bête ! Vas-tu déguerpir à la fin ! Tu me déranges et tu risques de me faire renverser mes précieux parfums et mes indispensables onguents.
Alors qu’elle allait bientôt l’écraser d’un mouvement de dégoût, le moucheron prit la parole :
- Princesse, tant de mesquinerie et de suffisance gâchent votre étincelante fraîcheur. Pour toutes les odieuses paroles que vous avez prononcées, je vous condamne à ne plus pouvoir jamais vous regarder dans un miroir.
À peine le moucheron eut-il terminé sa phrase que toutes les glaces du royaume se brisèrent au même instant dans un vacarme assourdissant.
Le petit insecte ajouta avant de disparaître :
- Jamais vous ne pourrez même lever un seul regard sur un autre être humain ou un animal, sans le changer immédiatement en statue de pierre pour l’éternité, tel sera votre châtiment. Sachez qu’il ne reste qu’un seul miroir intact dans tout le palais, cette psyché qui vous a tant de fois renvoyé votre image. N’oubliez pas qu’elle causera un jour votre perte, à moins qu’un homme ne daigne tomber amoureux de votre majesté et vous épouser malgré cette fatale destinée.
Affolée par le terrible fracas, la reine accourut et entra en toute hâte dans la chambre suivie par quelques dévoués sujets.
- Mon ange que…
Elle n’eut point le temps de terminer, que sa fille, qui avait par réflexe levé les yeux sur elle, l’avait irrémédiablement transformée en statue d’albâtre ainsi que les trois valets qui s’étaient pressés d’entrer dans la pièce.
Le roi fut si triste d’avoir perdu à jamais son épouse, qu’il chassa sa fille et la contraignit à vivre dans une gentilhommière abandonnée, à plusieurs lieues d’ici. Elle demeura ainsi seule et délaissée dans sa prison perdue. Ne pouvant désormais plus sortir, une étrange cérémonie avait lieu chaque veille de pleine lune. Des serviteurs et valets se bandaient les yeux et la princesse les guidait en faisant tinter une cloche en cuivre. Ils déposaient les victuailles au pied des escaliers en travertin puis repartaient, à toutes jambes, de peur de croiser son regard.
Autour du « château de la diablesse », puisque c’était ainsi désormais qu’on le nommait, un triste spectacle s’offrait aux yeux des curieux. Des animaux et des hommes, qui s’étaient malencontreusement aventurés dans ces terres, gisaient, pétrifiés dans leur dernier mouvement. Quelques mois suffirent au puissant lierre et aux encombrantes ronces pour recouvrir ces statues plus belles les unes que les autres, si bien qu’on aurait presque pu y voir un merveilleux verger s’il ne s’était pas agi d’un tel malheur. Les premiers temps, elle n’avait pu résister à la curiosité de regarder par les fenêtres. D’abord amusée, elle se lassa bien vite de son étrange pouvoir. Elle commença même à éprouver de la pitié, de la compassion pour ces bêtes et ces hommes qu’elle avait tués par simple distraction.
Un matin, elle découvrit avec stupeur un faon qui geignait aux côtés de sa mère avant de s’échapper, apeuré et solitaire, dans la profonde forêt. Les larmes lui coulèrent le long de ses joues blanches. Mais ce furent de minuscules petites galets gris qui roulèrent sur le sol. Pendant plusieurs jours, elle ne put s’empêcher de pleurer, pensant au malheur que sa détestable suffisance avait causé autour d’elle. Des milliers de sanglots de pierre s’étaient éparpillés sur le sol de marbre sombre.
Ne pouvant réparer ses erreurs passées, elle décida de se punir en se cachant les yeux d’un bandeau, pour vivre dans la cécité la plus complète.
La pauvresse resta ainsi seule pendant plusieurs années. Son père refusait de la revoir puisqu’elle était la cause de la disparition subite de sa tendre bien-aimée. Il l’avait tant chérie cette épouse, qu’il ne put jamais se résigner à demeurer séparé d’elle.
Une nuit de violent orage, on frappa à la porte de la demeure de la princesse. La tempête faisait rage. Les éclairs sillonnaient le ciel et le déchiraient de mille éclats lumineux.
Elle descendit ouvrir mais avertit bien vite son hôte qu’elle ne devait sous aucun prétexte croiser son regard, à moins qu’il ne veuille être figé pour l’éternité.
La personne qui se trouvait sur le perron était un jeune homme qui, gêné, justifia aussitôt sa présence. Il lui raconta que son fougueux étalon, apeuré par la foudre, s’était brusquement cabré, et l’avait fait tomber avant de prendre la fuite au triple galop. Seul dans cette contrée inconnue, il expliqua qu’il avait été guidé par le retentissement d’un beffroi malmené par le vent. Il se présenta comme un gentilhomme d’un village voisin alors qu’il n’était autre que le prince à qui elle avait refusé d’adresser la parole quelques années plus tôt. Il l’avait reconnue sur le champ, mais s’interdit de lui dire, craignant de provoquer une imprévisible réaction.
Elle alla préparer un léger repas, pendant qu’il essuyait l’eau qui avait coulé le long de ses vêtements et de son visage. Ils dînèrent ensemble, autour d’une grande table agrémentée d’une nappe de fines dentelles écrues et d’un chandelier poussiéreux, fréquenté par quelques araignées, surprises de se trouver à nouveau en pleine lumière. Le jeune prince fut fort étonné par l’adresse et la dextérité grâce à laquelle la jeune femme se déplaçait pour servir le souper. Elle agissait aussi prestement que si elle n’avait jamais porté de bandeau. Si peu habituée depuis ces dernières années à recevoir de la compagnie, la princesse harcelait de questions son invité impromptu. Que devenait le royaume de son père ? Comment s’étaient passées les vendanges ? Une guerre avait-elle éclaté depuis ? Ainsi que des dizaines d’autres requêtes, qui jusqu’alors, ne l’avaient jamais intéressée. Pendant qu’elle parlait avidement, le prince remarqua de la douceur dans sa voix et de l’intérêt pour son convive, sensations qu’il n’avait pas ressenties lors de leur première et brève entrevue. Intarissable de curiosité, elle poursuivit en lui demandant de se décrire, et ajouta qu’il avait une voix chaleureuse qui lui était étrangement familière. Il se garda bien de dire la vérité, inquiet de rompre le charme de cette inespérée rencontre. Comme elle avait changé ! Ce n’était plus une princesse prétentieuse et mesquine, mais une femme simple, exquise et attentive.
Tard dans la nuit, la fatigue commençait à tirailler les deux jouvenceaux. Elle le guida dans une chambre, et avant de le quitter pour aller s’étendre à son tour, le salua et se lamenta déjà qu’il dût bientôt partir rejoindre sa famille.
La princesse, radieuse, se coucha avec au fond du cœur, un sentiment bien singulier. Elle ne trouva pas le sommeil, si bien qu’au petit matin, lorsqu’il apparut en haut des escaliers, elle l’attendait avec une impatience non dissimulée :
- Voulez-vous m’accompagner faire un tour avant que vous ne repartiez ? La nature est très belle en cette saison. Ne pouvant plus sortir depuis que je me suis enfermée dans l’obscurité, votre présence me serait fort agréable et fort utile !
Il acquiesça, bien heureux, et lui offrit son bras pour la guider.
Le jeune homme décrivait patiemment les moindres détails des lieux : les couleurs des fleurs et des paysages vallonnés, les formes des petites pierres qui ornaient le chemin qu’ils empruntaient. La princesse, attentive, n’osait prononcer le moindre mot au risque de briser cet instant magique. Après quelques minutes, ils s’assirent sous un chêne séculaire pour converser longuement de la triste solitude et du profond désarroi de la princesse. Discussion saccadée par de vives demandes enfantines, pour qu’il lui décrive les insectes dont elle entendait les déplacements aériens. Elle lui avoua finalement que l’anathème disparaîtrait le jour où un homme la prendrait pour épouse malgré son infortune.
Leur promenade dura des heures entières si bien que la nuit commençait à tomber sur la campagne, qu’ils vagabondaient toujours dans cette généreuse prairie. Lorsque les mots vinrent à manquer et que le silence retentit enfin, il se tourna vers la princesse tremblante, l’enlaça et l’embrassa tendrement. Le jeune homme, éperdument amoureux de la jouvencelle, promit de l’épouser, de la protéger et de la rendre heureuse quoi qu’il advienne.
Et c’est ainsi qu’ils retournèrent ensemble au château du père de la promise. Il demanda la main de la jeune femme au roi qui accepta avec joie, heureux de retrouver une fille certes moins coquette et apprêtée, mais si délicieuse et plaisante.
Le palais, en liesse, se préparait à fêter le mariage des futurs époux et reprenait vie à mesure que l’évènement approchait.
Le monarque désirait des noces extraordinaires dont on se souviendrait des centaines d’années plus tard. On fit venir des princes et des rois de pays lointains dont on ne connaissait pas même le nom. La demeure royale fut parée de ses plus beaux atours : vaisselles en or massif, verres de Crystal et de diamant. Les rideaux de velours laissèrent place aux plus somptueuses soies de Lyon et les draps de lin blanc disparurent au profit de satin flamboyant cousu de fils d’or. La robe de cérémonie fut taillée dans un tissu damassé blanc ivoire, puis saupoudrée de poudre de lune et parsemée de sequins d’étoile.
Plusieurs semaines de préparation s’écoulèrent et alors qu’elle savait que le charme serait bientôt rompu, la princesse, morte d’impatience, ne tenait plus en place. Elle rêvait depuis si longtemps de connaître enfin le doux visage de son amant, qu’elle se faufila, en pleine nuit, dans sa chambre. Il dormait si profondément qu’elle pouvait à loisir l’observer sans qu’il ne s’en aperçoive. Elle dévoila ses yeux coutumiers de l’obscurité. Un mince rayon de lueur céleste éclairait le jeune prince. Tandis qu’elle s’approchait aussi douce qu’une plume, elle reconnut l’homme envers lequel elle avait été si odieuse des années auparavant. Elle comprit soudain d’où provenait ce sentiment de l’avoir toujours connu. Elle sourit de bonheur puisqu’elle le trouvait aujourd’hui si beau ! Comblée, elle se retourna pour rejoindre ses appartements, mais le bruissement de sa toilette l’éveilla et leurs regards se croisèrent malencontreusement. À peine eut-il le temps de lui dire qu’il l’aimait, que son sourire se figea pour les siècles à venir.
Le chagrin emplit le cœur malheureux de la triste fiancée. Sans dire un mot, sans verser la moindre larme, elle se dirigea sereine, vers une des colonnes qui ornait la chambre. Elle appuya sur un relief en plâtre qui saillait du pilier. Une pierre murale se débloqua. À l’intérieur était cachée la psyché restée intacte lors de cette terrible nuit qui avait été fatale à la reine, sa mère. Elle prit le petit miroir entre ses mains frissonnantes, puis s’allongea aux côtés de son prince pour se blottir contre ses bras lisses et glacés. Elle regarda son reflet pour la dernière fois.
Le couple inerte fut découvert aux premiers frémissements de l’aurore. Le roi, foudroyé par la tristesse, perdit l’usage de la parole et demeura dans ce mutisme jusqu’à la fin de ses vieux jours, attendant désespérément leur réveil qui ne vint jamais. Il fit construire un somptueux tombeau sculpté qui se trouve peut-être encore dans ce royaume si aucune guerre ne l’a détruit. On pouvait y lire une inscription gravée dans la roche :
« Deux amants enlacés pour l’éternité, Se trouvent ici-bas, tristement enfermés. Que de ce sommeil, de marbre veiné, Dieu tout-puissant daigne un jour les tirer. Victimes d’impatience et de vile vanité Leur fougueuse jeunesse n’y put résister. »
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