Je n'ai pas peur de la route… c'est ce qu'elle se dit pour s'encourager à reprendre cette histoire, du temps où elle vivait dans les Cévennes. Pour elle la « sombre Cévenne »… Rappeler à sa mémoire vive les scènes qui racontent l'histoire, mises au secret depuis ces années-là – pour se souvenir, non pour déterrer les souffrances, elles sont déjà vécues… pour se souvenir et, peut-être, découvrir dans l'histoire autre chose que la douleur.
Je n'ai pas peur de la route – la chanson – c'est le premier des souvenirs qui remontent d'une mémoire proche de ses entrailles, là où se logent des émotions puissantes qui tiraillent ces lieux-là de l'âme qu'elle voudrait oublier, mais il est trop tard, l'eau a coulé sous les ponts depuis, la vie, et avec elle la mort, sont passées. Ce sont cet air et ces mots d'un refrain réputé qui lui reviennent en tout premier lieu, pour la bonne raison qu'ils sont centraux dans l'histoire vue de son œil à elle : par les paroles, et la musique qui les enrobe, elle a eu conscience du danger.
Cet air et ces mots constituent la bande-son de son souvenir, se relayant dans un leitmotiv lancinant au long de l'histoire, et ont réveillé en elle la première « scène ».
Tombant dans nos osLa mort fit trois ricochetsSignes avant-coureurs
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Ils vivent tous les trois ensemble par intermittence. Elle et ses deux très jeunes adolescents, l'aîné son garçon, et sa fille cadette à trois ans près. Depuis qu'ils ont « basculé la garde » des enfants chez leur père à une heure de ses montagnes à elle, ils vivent tous les trois en pointillés, après avoir toujours passé leur quotidien ensemble.
Le fils est fragile. Elle aussi. Il lui a toujours été compliqué d'être sa mère, il lui a toujours fallu passer un mur d'obstacles pour accéder au sentiment affectif naturel qu'elle porte pourtant en elle, celui d'être sa mère, et que ce soit lui, le premier, qui en ait fait une mère. Ils ont tous deux une histoire commune qui constitue le mur d'obstacles, du moins pour elle. Il vient d'un autre père que sa sœur, il en sait l'existence et l'histoire, mais ne l'a jamais rencontré : il est né après la séparation de son père et sa mère. Elle a enduré une rupture violente, un mois avant l'accouchement. Le fils est fragile car il a une sensibilité d'artiste musicien et d'art graphique. Elle s'exprime même dans sa démarche, son maintien physique, sa gestuelle ; d'une lenteur mesurée et douce, il est un félin silencieux mais redoutable observateur toujours à l'affût. La fille est fragile elle aussi. La séparation de ses parents l'a coupée en deux, dont une part est restée accrochée à la vie qui pétille dans ses yeux, et l'autre part est tirée vers le gouffre de la nostalgie, avec de longs moments solitaires et des déchirures dans ses amitiés.
Dépouillés du mondeOsant le fil du rasoirTous les funambules
Ce jour-là, ils s'occupent tous les trois de la vaisselle, qui la lavant, qui l'essuyant, qui la rangeant. Ils se passent les plats, en quelque sorte. Ils se tendent les couverts. Ils font du propre et rangent les placards. La conversation est de la qualité de celles que connaissent bien les personnes qui ont équeuté les haricots en petit comité, dans l'intimité des fourneaux, ou bien sous la douceur des glycines. On aborde des petits riens de banalité qui souvent en disent plus longs qu'ils ne veulent et glissent vers la confidence…
À un moment, la fille s'enthousiasme pour la dernière vidéo qu'elle a découverte, « celle du tube de ND ». S'adressant à son frère, elle lui demande s'il l'a déjà vue, lui aussi ; ensuite à sa mère, elle conseille vivement « maman, tu devrais aller la voir » car elle est certaine que sa mère adorerait, tout comme elle apprécie déjà la chanson.
Le fils commence par reconnaître « qu'elle est d'enfer », elle est « bien faite » ; mais il y a un « mais… », qu'il marque d'un silence un peu long pour la mère et la fille, coutumières pourtant du mutisme du fils, elles attendent impatiemment la suite, qui arrive chargée de mystère « … mais je ne suis pas sûr, moi, que tu l'apprécierais ; même, je suis certain du contraire ! » La fille a maugréé « ah ! Oui… peut-être… ». Elle, elle s'est dit qu'elle irait vérifier un de ces jours par elle-même. La réplique de son fils l'avait laissée un peu perplexe et en tous cas avait piqué sa curiosité : quel aspect du clip son fils croyait-il qu'elle n'aimerait pas ? Saurait-elle le deviner en se passant la vidéo ? Aurait-elle l'occasion de retourner vérifier auprès de lui ? La conversation a tourné vers un autre sujet, les enfants sont repartis chez leur père et elle a totalement oublié de visionner le film.
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La lampe magiqueÉveille les souvenirsParfois rude épreuve
Cet épisode de confidences d'une soirée autour du thé sous l'abat-jour du salon, elle ne sait toujours pas pourquoi il jalonne son histoire en deuxième souvenir. Elle fait des suppositions ; ce souvenir contient tellement d'événements morbides qu'il aurait résonné en elle comme un avertissement ; il l'aurait indiscutablement menée à ce je n'ai pas peur de la route, le clip, la chanson, cette musique lancinante en lame de fond… La voilà repartie à raconter. La « nouvelle » copine est en face d'elle sur le canapé. Elles en sont aux premiers échanges intimes qui tentent les premiers pas vers une éventuelle amitié. Elles ont bien entendu commencé par les enfants, pour enchaîner ensuite avec l'ex-compagnon, le père de leurs enfants. Et la voilà repartie à raconter sa plus grande frayeur. Elle sait pourtant que l'émotion va se réveiller et que celle-ci est de nature à la submerger. Elle repart à raconter quand même. Comment cette année-là, alors que leur couple – comment dit-on ? – battait de l'aile, ils ont embarqué toute leur famille à bord du Talgo, le merveilleux train de nuit qui relie Paris à Madrid. Un superbe compartiment tapissé de tissus bordeaux les a accueillis, avec lavabos et quatre couchettes confortables. Ils étaient aux anges, les deux enfants encore très jeunes. À Madrid, ils ont loué une voiture et poursuivi leur voyage jusqu'au nord du Portugal. Ce jour-là, ils quittaient une étape pour la suivante quand la chaleur les a poussés vers l'eau. Elle raconte comment son cauchemar a commencé par l'accident de leur fille happée par un rouleau sur le bord de la plage ; sauvée de justesse par un baigneur salutaire. À elle, l'image lui reste encore des deux bras de l'homme plongés au hasard dans le rouleau, en retirant un bras et une jambe de sa fille, puis l'enfant vivante.
La lumière blancheDe la plage se ternitVoile d'ambre gris
Lorsque la copine quitte sa maison, elle reste encore sous le coup des émotions, effectivement en ébullition comme elle s'en doutait en commençant son récit. La plage du Portugal – pourquoi cette confidence faite ce soir à une copine pas si proche pour entendre cette intimité-là ? Pourquoi ce même signal « danger » qui clignote au milieu du vrac des émotions ? Et pourquoi celles-ci persistent-elles, et que faire du rappel de cet épisode douloureux ? C'est alors qu'elle songe au dernier passage de ses enfants chez elle, et à cette conversation terminée en points de suspension. Elle se souvient qu'elle n'a pas donné suite à son intention d'aller visionner le clip vidéo dont il a été question. Elle se dit que voilà une occasion de se distraire de ses remous intérieurs et d'aller vers plus de légèreté : elle part sur la Toile et enclenche le film.
L'air est immobileL'hiver retient son inspirLe froid colle aux os
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La sépia ambrée est la couleur du film pour son clip vidéo. Elle suppose qu'il est authentiquement autobiographique. Mais ce n'est pas son histoire. Son histoire commence pourtant avec ce clip. Le lecteur reconnaîtra peut-être. Donc sépia. Ambrée. Une jeune mère et son fils en tenue d'été arrivent sur les dunes de la plage clairsemée de buissons. Elle, grande et mince et brune aux cheveux longs, robe d'été, pas trente ans. Le gamin en short et t-shirt, tout bronzé, cinq ou six ans peut-être. Ils s'installent près d'un buisson. Le soleil darde et un vent fort balaye la plage. L'ambiance sépia accentue la lumière et le temps passé depuis ce souvenir qui commence d'être réveillé au fil des images. Aucun son hormis cette musique de guitare seule, suivie bientôt de la chanson. Les personnages sont muets. La jeune mère sort une pochette-surprise de son cabas et l'offre à son fils, ravi. Il découvre une pelle et son seau. Il s'éloigne vers la mer et choisit un endroit pour entamer un château de sable gigantesque. Elle s'allonge à l'ombre du buisson et se plonge dans la lecture. Le vent forcit. Le ciel se couvre par intermittence. Elle s'inquiète de son enfant. Elle le rejoint devant le trou qu'il a creusé. Le château de sable s'érige tout autour. Le gamin est au fond du trou. Image en plongée vers le gamin souriant à sa mère, fier de sa construction. Contre-plongée sur la silhouette à contre-jour de la mère, vue dans les yeux éblouis de l'enfant. À ce moment-là, un nuage noir passe devant le soleil. Durant une seconde, la silhouette de la mère devient toute noire, on ne distingue plus son visage. Puis son sourire bienveillant, et elle retourne à son coin de lecture ; lui, à sa construction.
C'est de pas en pasQu'approche de nous la mortInvisible seuil
Elle s'est endormie sur son livre. Le ciel est menaçant. Des éclairs encore épars. Des buissons roulent sur le sable. La marée monte. L'enfant prend peur. Il sort de son trou et tente de rejoindre sa mère en luttant contre la tempête. Il appelle. La voix se perd dans la tourmente. Elle s'est réveillée en sursaut. Elle cherche à rejoindre son fils mais les tourbillons de sable l'aveuglent et ses hurlements se perdent dans le déchaînement du vent. Elle avance quand même vers le trou creusé par son fils. Elle tombe dedans. Elle se noie. L'enfant continue de héler sa mère. Épuisé, il finit par se recroqueviller contre une dune et s'endort. Plus tard, le soleil est revenu. Nulle trace de tempête. Juste l'enfant, seul. Face à la plage déserte redevenue figée de lumière. La plage désormais cercueil. Elle referme le clip vidéo.
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Trouver le passageCette vie sait combinerComme l'eau couler
En quelques secondes, tout bascule. Elle enfile les perles des indices précédant sa décision de visionner le clip. L'étrange réplique de son fils « je ne suis pas sûr, moi, que tu l'apprécierais ; même, je suis certain du contraire ». L'étrange rappel de cette scène où elle avait cru perdre son enfant par noyade. Et cette histoire finale, déroulée par les images muettes du film, sur cette chanson qui dit « je n'ai pas peur de la route… ».
Son instinct de mère est aux abois ! Ses enfants sont ce qu'elle a de plus cher au monde. Naturellement. Lequel est en danger ? Elle n'en doute pas même une seconde : c'est bien celui qui a prononcé la tentative de censure « je ne suis pas sûr, moi, que tu l'apprécierais ; même, je suis certain du contraire ». Elle appelle en alerte chez leur père. Les deux enfants vont bien. Oui, la fille comme le fils. Ils ont l'air d'adolescents qui se portent bien. Rien à signaler.
Deux jours se passent avant qu'elle ne reçoive la nouvelle. Le fils vient de faire une deuxième tentative pour se supprimer. Cette fois c'est à coups de paracétamol. Six milligrammes en une prise : un risque énorme de détruire le foie et que les reins se bloquent. Le fils a d'abord nié la prise des médicaments avant d'avouer, plusieurs heures après. En tous cas trop tard pour qu'une purge de l'estomac soit possible : le produit n'y est déjà plus et se balade dans le sang, préparant l'empoisonnement. Il faut attendre. Il n'y a plus que ça à faire. Ensuite, suivant la dose de produit détectée à son arrivée dans le foie, un antidote pourra être tenté. Il n'y a plus qu'à compter sur les capacités de résistance de son fils. Il faut attendre.
Entre blanc et noirBalance le funambuleLa Vie tient le fil
L'attente. Elle se traduit physiquement. C'est une tranchée ouverte sur le plomb qu'on y a coulé. Elle va de la glotte à l'appendice. On appelle ça : être plombé. Le dentier coincé bien fermé dans l'alliage. Ça vous crée des soucis de cervicales ensuite, et des grincements de dents nocturnes – va plus vous en rester beaucoup pour mordre… à belles dents !… Elle n'a peut-être pas pu transmettre le goût de la vie, pourtant c'est bien elle, là, en grand écart, un pied dans le givre l'autre dans les auréoles de soleil, à tirer le funambule au bout de son fil… Elle crie à la trahison : quoi !? Elle ne l'a pas laissé tomber quand elle était jeune et seule, et lui, là, il la lâche !? Elle pense : petit snob d'enfant gâté et une ribambelle d'autres sucreries. Elle ne retournera pas dans cet hôpital, lutte contre cet impossible écartèlement entre vie et mort qui arrive contre-nature. Retrouver la frénésie inquiétante des urgences. Rester calme, respirer. L'urgentiste. Ses mots disparates, détachés de leur phrase. Le décor autour d'eux dans la brume. « Résistance physique exceptionnelle », « produit assimilé avant d'arriver », « pas encore tiré d'affaire », « lavage d'estomac inutile », « surveillons le foie », « plus qu'à attendre ». Le box de son fils. Tout est blanc : son visage, lit, chemise, draps, électrodes, électrocardiographe. L'air hébété du fils. Le même chez la mère. Des regards essentiels entre eux. D'amour démuni.
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Retourner au lieuDe la poussière givréeColère glacée
Il s'en sortira. Quant à elle, l'attente était trop pénible. Ajoutée à la récidive. Elle se noiera. Elle oubliera toute compassion envers son fils pour le mal-être qui avait dû le pousser à l'acte une nouvelle fois. Elle se noiera dans la terreur vécue durant l'attente. Sa peur a vite dévié vers la colère. Comment ! Elle lui avait tout abandonné ! Elle avait, en ces années terribles de sa naissance, mille fois résisté aux mêmes tentations, pour lui ! Pour qu'il ait droit à sa mère, faute d'avoir droit à son père, qui avait refusé de le connaître. Et lui ! Il la lâchait ! Comme une vieille serpillière ! Jusqu'au restant de ses jours elle serait restée serpillière. Déjà, dans ces deux passages dans le sas glacial et figé de la mort, pendant qu'elle avait la sensation d'avoir un pied dans la vie avec sa fille, un pied dans la mort avec son fils, pour le ramener par le fil du cordon ombilical passé, déjà, pendant qu'elle attendait, elle avait laissé des poignées de ses propres plumes. Elle savait qu'elle ne les reverrait plus. Sa confiance en la vie n'était plus la même. Ne le serait plus. Tout avait basculé. Par exemple, elle n'avait jamais été une de ces mères anxieuses qui se lèvent la nuit pour vérifier si leur enfant dort bien. La première nuit que son fils avait passé chez elle, après cette deuxième tentative pour s'échapper du monde, elle n'arrivait pas à se coucher. Elle veillait, sur le canapé. Elle attendait. Elle avait fini par se surprendre à se lever, se diriger hagarde vers la chambre de son fils, frapper à la porte en le réveillant, pour lui demander « tu dors ? ».
Quelque part entendreCe n'est pourtant pas à toiQue c'est arrivé
Un jour, rendue là, elle s'est trop entendue larmoyer. Les larmes au mieux ennuient. Sauf le voyeur tapi en chacun de nous, mais elle refuse toute compromission avec le voyeur. Sa colère a fini par se diluer, et elle n'a plus entendu que le désarroi de son fils face au monde, qui la laisse elle-même si souvent terrifiée. Elle s'est souvenue de ses propres vertiges adolescents, ses tentations pour rejoindre un vide d'angoisses, fuir le mal-être qui l'empoignait au corps. Ce virage à 45° qu'elle abordait à vélo quotidiennement pour rentrer du lycée. Aucune visibilité. Souvent, la tentation de se déporter sur la gauche en entendant une voiture arriver en face. Elle n'a jamais cédé au vertige qui l'aspirait dans le virage, tant l'anxiété adolescente lui serrait souvent la gorge jusqu'à lui écraser les poumons. Elle était trop curieuse de la vie, de ce qui l'attendait dans son existence. Aussi, elle sentait mille fils invisibles qui la reliaient à ses parents, ses sœurs, la maintenaient dans le giron familial, lui réservant là une existence déjà assurée, et lui offrant de surcroît un parapluie quelles que soient les intempéries.
Une bulle fraîcheCelle de ta jeunesseLe sentier continue
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Ils sont en route au lever du soleil, tous deux à moitié réveillés à l'heure matinale de réintégrer l'internat pour le fils ; de la brume à l'intérieur du véhicule comme à l'extérieur. La mère conduit, le fils est dans son silence habituel – une qualité particulière de silence règne d'ailleurs dans l'habitacle : tissé de confiance sereine, il invite à la confidence. L'eau a coulé sous les ponts depuis la visite de l'horrible Faucheuse dans leur famille. Tout ce temps que la mère a pris pour calmer la grande panique vécue durant sa longue attente, le silence est resté entre eux. Ils n'ont jamais parlé de cette « visite incongrue » – la tentative de suicide était tout au plus évoquée en catimini entre adultes par le sigle TS.
C'est le fils qui profère la première parole. Il dit qu'il aimerait bien revoir le docteur F., son généraliste. Il dit qu'il se rappelle s'être fait souffler dans les bronches copieusement par son médecin au lendemain de sa deuxième TS. « C'est ma seule terreur depuis que je suis devenu père : perdre mon enfant ! » avait vociféré le médecin. « Et toi, tu t'en irais volontairement, ah ! Tu serais tranquille après, toi, plus de soucis pour toi ! As-tu pensé à ta mère ?! Tout le restant de ses jours, tous les jours, à vivre sans toi et à souffrir de devoir accepter ton geste ! » La mère découvre que quelqu'un s'est chargé de faire entendre à son fils la colère éprouvée en son for intérieur. Elle ose ouvrir la bouche avec lui sur « l'événement » et en vient pas à pas à lui poser cette question qui lui brûle les lèvres depuis la première alerte… Et toi ? Qu'est-ce donc qui t'a traversé pour en venir à ce geste ? Qu'est-ce qui t'a poussé ?
Mystère des astresEn l'homme lumière et ombreDansent ou s'endorment
Il répond qu'il ne pouvait plus continuer dans cette vie, qu'il n'y avait pas de place pour lui, qu'il avait trop mal jusque dans son corps qu'il avoue avoir tailladé parfois pour soulager la pression intérieure endurée. Il dit qu'il ne savait plus qu'une chose c'est qu'il voulait que cette pression cesse, il ne voyait pas d'autre solution. Il dit que, bien sûr, il a pensé à elle, à sa sœur, son père, mais qu'il ne voulait pas non plus vivre uniquement pour les autres, comme un fantôme.
Elle se tait. Elle encaisse. Puis elle ose à nouveau « mais tu es vivant, tu ne vis pas uniquement pour les autres, depuis, tout de même ? ». Elle se souvient à cet instant d'un passage de Saint-Exupéry, Terre des hommes :
On veut confondre de tels hommes avec les toréadors ou les joueurs. On vante leur mépris de la mort. Mais je me moque bien du mépris de la mort. S'il ne tire pas ses racines d'une responsabilité acceptée, il n'est que signe de pauvreté ou d'excès de jeunesse. J'ai connu un suicidé jeune. Je ne sais plus quel chagrin d'amour l'avait poussé à se tirer soigneusement une balle dans le cœur. Je ne sais à quelle tentation littéraire il avait cédé en habillant ses mains de gants blancs, mais je me souviens d'avoir ressenti en face de cette triste parade une impression non de noblesse mais de misère.
C'était ça, un excès de jeunesse de misère, qui avait empoigné son fils, mais pas seulement. Une trop longue solitude, un trop long silence aussi. Une chose était sûre : nul ne peut prétendre au mépris de la mort. On ne la siffle pas pour qu'elle accoure et vous débarrasse d'un poids trop lourd. C'est elle qui décide, en concertation avec la vie. Rude négociation parfois. (D'où longue attente, par moments.)
Lever de soleilRougeoyantes confidencesChemin vers l'amour
Le fils répond que non, en effet, depuis il ne vit pas que pour les autres. Un déclic a eu lieu. Il ne sait pas en parler. Mais il se souvient du moment où il était sous l'emprise des médicaments. Il raconte à sa mère. Il dit qu'il n'entendait plus les bruits autour de lui, que des rumeurs très loin. Il ne sentait plus son corps, il baignait dans du blanc partout autour. Il dit comment à un moment, il a senti qu'il avait le choix de partir ou de rester. La question revenait, insistante, dans son esprit. Elle résonnait aussi fort qu'une vibration.
Alors le fils raconte que c'est à ce moment-là qu'il a senti les larmes de sa sœur couler sur son bras. Il a su dans l'instant qu'il avait choisi de rester. Parce qu'il pouvait à nouveau sentir sa peau, les larmes d'un autre être humain. Parce que, chez lui aussi, mille fils invisibles le reliaient à sa sœur, ses parents, à son propre insu jusque-là. Parce qu'il était sorti du trop blanc et du trop noir et revenu à ce monde.
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Voilà. C'est la dernière scène dont elle se souvient, qu'elle puisse raccrocher à leur histoire. Elle aura bientôt terminé la récapitulation des événements qui la composent. Elle a déposé son fils à l'internat. Elle est sur le chemin du retour chez elle, le soleil est maintenant levé, c'est l'aube douce qui l'accompagne, avec les mots de son fils encore éparpillés dans l'habitacle du véhicule, et qui se déposent tranquillement en elle.
Matin froid d'hiverLa nuit le givre a séviSur les joues l'eau tiède
Il a eu le choix et il a choisi la vie. C'est tout ce qu'il y avait à retenir de leur histoire. Surtout, depuis, le mur d'obstacles entre la mère et son fils est rompu : la parole circule en même temps que l'amour. C'est la seule actualité. Le reste – les séquences qui ont composé l'histoire – relève du passé. Elle s'aperçoit qu'elle a abandonné ses dernières douleurs encore trimbalées depuis, au fil de ces séquences… elle n'en retient plus que la vie qui habite désormais son fils, et l'amour qui les relie depuis toujours. Dans sa voiture, elle fredonne. Je n'ai pas peur de la route…
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