Jeudi 17 août.
19 heures.
Voilà, je me décide à l'écrire, ce journal. Il paraît que ça aide... Du moins c'est ce qu'ils disent sur les sites qui « aident à s'épanouir ». Celui que j'ai trouvé s'appelle www.construisezlebonheur.com. Tu parles... Internet, voilà bien un truc qui me laisse sceptique. Enfin, ça aide à passer le temps au boulot. Aujourd'hui, justement, j'ai eu un « accroc » avec Verbaes. Quel con. Il gueule, il s'époumone, il devient mauve... pour rien. J'ai du retard. Oh, pas grand-chose, pas plus que les autres. Mais il me déteste. Je ne sais pas pourquoi, ce mec m'a vraiment dans le nez. Il s'est mis en rage, parce que je lui ai soufflé que j'étais ouvert aux critiques, tant qu'elles viennent de quelqu'un que je considère comme plus intelligent que moi ; ce qui n'est visiblement pas le cas ! Pendant sa diatribe, j'ai vu que Juliette me regardait. Je l'aime bien, Juliette. Elle travaille sur le même plateau que moi, et elle ne me connaît que par internet, justement. Elle discute avec moi, « El Matador ». Si elle savait... Voilà pourquoi je suis dubitatif au sujet du web, j'y ai créé un personnage (que j'admire d'ailleurs) qui est tout mon inverse. Plein de courage, franc, aimable, beau... Parfois, lorsque je discute avec Juliette, je ne sais plus qui je suis. Et ce gros sac de Verbaes qui m'observe. Et la photo d'Aline qui trône majestueusement au milieu de mes bics. Aline n'est pas encore rentrée. Elle est sûrement repassée boire un café avec ses collègues. Je me demande vraiment ce que peuvent se raconter des infirmières après une journée de travail... « Tiens, Machin est mort », « Oh, j'ai vu une de ces plaies purulentes aujourd'hui, un régal ! », « Tu as vu les yeux du nouvel interne ?», etc., etc. J'ai mal à la tête. La lumière de l'écran me brûle les yeux. Je devrais peut-être porter des lunettes... Je vais boire un petit ballon et aller me coucher. Aline n'aura qu'à se faire à bouffer après tout. Time.
Vendredi 18 août.
21 heures.
Voilà, la semaine est finie. Deux jours sans voir la sale gueule de Verbaes. Ni Juliette. Hier, Aline est rentrée tard. J'avais finalement vidé la bouteille et je dormais dans le canapé. Elle est restée très évasive sur sa soirée, « ça a été ». Ce n'est plus comme avant. Quand elle parle, j'ai l'impression qu'elle s'adresse à quelqu'un d'autre. Elle s'écoute. Elle me critique souvent, maintenant. Je devrais faire du sport, arrêter de boire, arrêter de fumer, arrêter de me plaindre, arrêter, arrêter... Si elle pouvait parfois arrêter de l'ouvrir, ça me ferait des vacances ! Je ne devrais pas penser ça. Si elle tombe sur ce journal, je suis mort. Mais quand même... Ce matin, en partant pour cet insipide travail, le chien de madame Morvan m'a encore attaqué. Sale bête ! Je pense que cette vieille salope fait exprès d'ouvrir sa grille pour qu'il puisse me courir après tous les matins. Je vois sa tronche de parchemin derrière les persiennes à chaque fois. Aline me dit d'être gentil avec elle, elle est vieille, on doit la respecter. Je l'emmerde. Je suis arrivé en retard. Comme presque tous les jours. Verbaes m'a attrapé. Pendant qu'il aboyait, je me suis vu en train de lui répondre, avec classe et verve, pour ensuite enfoncer mes doigts autour de son gros cou et l'étrangler doucement... Rose, rouge, mauve, bleu... Plus de Verbaes. Tout le monde m'applaudit. Juliette est pâmée d'admiration. « Construisezlebonheur. » Je n'ai rien répondu. Il m'a même traité de loser, cette fois. Juliette me lançait des regards de pitié. On est loin d’El Matador. Parlons-en, de celui-là ! Je pense que Juliette est en train de tomber dans un truc genre relation amoureuse virtuelle avec ce mec. Et à mon avis c'est réciproque... Mais c'est impossible ! Elle veut rencontrer El Matador... Je ne sais pas quoi faire. Stopper les conversations, c'est hors de question, c'est la seule personne avec qui je peux me lâcher. Lui avouer tout, pas la peine d'y penser. Me maquiller ? N'importe quoi ! Cette journée de travail m'a semblé durer une éternité. Pourtant, je suis arrivé à 9 heures 30 et je suis reparti dès que j'ai vu la voiture du gros porc sortir du parking. À 15 heures. Mon collègue direct, Éric, m'a dit que je risquais gros, que si Verbaes revenait sur ses pas, j'allais me faire virer. On verra lundi. Mais je suis certain que si Jabba était retourné à la boîte, il aurait pris un malin plaisir à me baver mon licenciement au téléphone. Je suis rentré à la maison à 19 heures. En sortant du travail, je me suis rendu à la médiathèque et j'y ai écouté l'album « Olé Coltrane » en entier. J'en ai un exemplaire, mais Aline ne supporte pas. Comme la plupart des choses que j'aime, d'ailleurs. Le jazz, la littérature, le cinéma, tout ça... Elle n'accroche pas. Elle est même hermétique. En revanche, les magazines de santé à la con, la musique électro qui arrache les tympans, la télé-réalité... oui ! Dans ce genre d'opposition, il y en a toujours un qui plie... J'ai bien dit « un », pas « une ». Elle m'a engueulé quand je suis rentré. J'aurais dû prévenir. L'espace d'un instant, ça m'a fait plaisir, j'ai cru qu'elle s'était fait du mauvais sang. Mais ce n'était pas ça. Le vendredi, c'est bowling avec les copines. J'ai failli la mettre en retard. Elle vient de partir. Toute belle, toute propre. J'ai mal à la tête, je vais utiliser ma bonne vieille recette d'hier. J'ai un message... Rédiger le journal en même temps que discuter avec Juliette... « Vous êtes là ? » Elle me vouvoie. C'est la seule personne. Les autres me tutoient, s’ils me parlent. Elle veut me voir. Absolument. Je lui ai envoyé une photo trouvée sur un site gay. Le garçon est joli, musclé. On m'a toujours dit que les femmes aimaient les mecs avec un côté tapette, épilé et tout. Donc, ce mec, c'est moi. Sans calvitie naissante, sans poils sur le torse, les dents blanches et pas brunes, la peau nette. Pas de bide. On a même du mal à imaginer que ce genre de gars puisse faire des déjections. Construisons le bonheur... Je viens de lui promettre un rendez-vous pour mercredi 20 heures. Le message est parti. Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait là ? Elle m'a dit qu'elle se déconnectait pour aller se coucher et rêver de moi. Je l'imagine... Bien, je vais mettre « Olé Coltrane » dans le lecteur, à fond, me torcher la bouteille et me rouler un petit joint. De toute façon, Aline ne rentrera pas de si tôt. Time.
Samedi 19 août.
9 heures.
C'est addictif, ce journal ! J'ai dormi dans le bureau. Pas entendu rentrer Aline. Si elle a vu mon état, elle doit être furax. Je vais fumer une clope et aller prendre la température... Je me demande si Juliette a rêvé de moi. Perso, je n'ai pas rêvé, je me rappelle de Coltrane, du vin et puis, bof...
9 heures 30.
Aline n'est pas là. Pas rentrée de la nuit. J'aurais pu penser qu'elle était déjà repartie, mais la veste que j'ai jetée sur le lit, à sa place, hier, est toujours là. Elle est partie avec un médecin ou un infirmier, sans doute plus beau que moi. Peut-être devrais-je la chercher... peut-être pas. Le mal de tête ne disparaît plus. Le téléphone sonne. Je reviens.
9 heures 40.
Sophie. La copine d'Aline. Elle a déposé Aline devant la maison cette nuit à minuit et demi. Elle l'a vu rentrer. Elle me demande où elle est. Je n'en sais rien. Elle m'a engueulé aussi. Sophie, j'ai jamais pu la blairer. C'est la meilleure copine d'Aline. Elle ressemble à une pute. Quand elle vient à la maison, elle cause tout le temps ; c'est totalement inintéressant, mais Aline l'admire. Sophie, c'est la réussite sociale ! Elle est patronne d'un salon d'esthétique. Huit personnes sous ses ordres. Plus exactement, huit pétasses qui pensent être l'idéal féminin. J'y suis déjà allé dans son salon, pour rechercher Aline. Les harpies me regardaient du coin de l'œil en gloussant, une s'est même risqué à faire de l'humour « si vous voulez, on peut vous faire un soin visage, hihihi ! ». Je l'ai regardée, en pensant « si tu veux, je peux te faire un soin cerveau ». Je n'ai rien dit, évidemment. Bon, « Olé Coltrane », cigarette, et un petit verre. On va attendre Aline.
19 heures.
Cette salope de Sophie est allée signaler la disparition d’Aline au poste de police ! Ils sont venus me chercher et m'ont interrogé tout l'après-midi. Pourquoi je n'ai pas fait la démarche moi-même, pourquoi ne suis-je pas inquiet, est-ce que ça arrive souvent, est-ce la première fois qu'elle découche, qu'est-ce que je faisais hier soir, etc. Les flics avaient déjà un a priori, à mon avis à cause des explications de Sophie. J'ai chaud. J'ai mal à la tête. J'ai envie que tout le monde me foute la paix. Non, pas tout le monde... J'appelle Juliette. Plutôt, El Matador (quel nom stupide, pourquoi ai-je choisi ce pseudo ?). Elle m'attendait. Elle m'a envoyé des photos. En sous-vêtements, puisque moi-même lui avais fait parvenir des images d'un mec en slip. Elle est belle... J'imprime. Je lui donne des conseils diététiques trouvés dans un des magazines de Sophie. Elle est contente. Il faut savoir qu’El Matador est médecin. C'était facile, j'écoutais des bribes d'histoires qu’Aline me racontait et maintenant je restitue. C'est malhonnête. Mais bon. Construisez le bonheur, non ? Je vais sortir ce soir. Me changer les idées. Je vais aller au Piano Bar, il y a sûrement un petit concert. J'aime bien ce genre d'ambiance.
Dimanche 20 août.
12 heures 30.
Je suis rentré tard. Le concert était bien, c'étaient des reprises du répertoire du Duke. J'ai dormi dans le salon. Je ne suis pas encore monté, mais je suppose qu’Aline n'est pas rentrée. Elle a disparu, comme dans les séries télé. C'est bizarre, je ne me sens pas triste. Ni seul. Je me sens plutôt bien, même. Peut-être qu'Aline a fait le bon choix... Mais, merde, elle aurait pu prévenir ! Je me demande ce que fait Juliette actuellement. Est-ce qu'elle pense à moi, enfin, à l'autre moi ? Je ne sais pas. Il faut que je trouve des clopes, je n'en ai plus. Je vais aller chez le Paki.
15 heures 15.
Encore devant ce fichu PC ! J'ai que ça à faire, de toute façon. En allant au magasin tout à l'heure, les gens me regardaient avec pitié, c'est désagréable. D'habitude, on ne me regarde pas. Même le Paki m'a lancé un « ça va, m'siou ? » avec son regard d'épagneul. C'est sûrement cette merdeuse de Sophie qui a fait ma pub. Qu'est-ce qu'il est bien, ce disque ! C'est sorti en 1961, « Olé ». Ça m'obsède tellement que j'en ai parlé au serveur du Piano Bar hier. Il est calé en jazz, le mec. Il m'a dit que ce n'était pas George Lane qui jouait de la flûte sur cet enregistrement, mais Eric Dolphy qui avait pris un faux nom, ou un truc comme ça, je n'en sais plus la raison, j'avais bu. J'ai coupé court à la conversation lorsqu'il m'a dit qu'il préférait le morceau Aisha. Moi pas. Je me demande si Juliette écouterait avec la même oreille que moi... Sûrement. Je lui demanderai ce soir si elle connaît Coltrane. J'ai acheté une bouteille de bourbon. Du Booker's, ça coûte 75 euros. C'est fort. J'ai pris aussi 5 paquets de Camel. Comme ça, je suis tranquille jusque demain au moins. Bon, cher journal (ils disent ça dans les livres, non ?) je vais aller me rincer la glotte...
19 heures.
Je viens d'émerger. Le Booker's m'a « booké ». Sophie est venue, aussi. Elle est chiante au possible. Elle se plaint, geint tout le temps. Elle remet tout sur mon dos. En plus, elle a oublié son sac à main Louis Vuitton sur la table du salon. Ça veut dire que, inévitablement, elle va revenir. Je devrais le revendre, tiens. Le mal de tête est toujours là, mais je sais pourquoi. Booker's-Camel. Association de malfaiteurs ! Juliette vient de se connecter. Je vais lui demander, pour Coltrane. Elle ne connaît pas ! C'est incroyable ! Vierge de toute note jazzy ! Elle voulait que je lui transmette, mais le morceau dure 18 minutes, ça risque d'être hard ! Je lui en ai promis une copie pour mercredi. Juliette m'a parlé d'un de ses collègues dont la femme avait disparu. Le pauvre homme. « Il est si gentil. » Ah ? Je change de sujet, je rentre dans un plan drague des plus ringards, digne des sitcoms amerloques. Et ça marche. Elle est à moi. Maintenant, j'en suis certain.
Lundi 21 août.
18 heures.
Il a fait très chaud aujourd'hui. Je suis arrivé en retard au travail. Tout le monde s'est arrêté lorsque je suis entré sur le plateau. Je me suis demandé d'abord si c'était mon aspect qui inspirait cette sinistre pitié ; je ne me suis plus lavé, ni rasé, ni même changé depuis vendredi. Je ne suis pas beau. Enfin, pire que d'habitude. Éric m'a pris dans ses bras et m'a serré très fort. Il n'a rien dit. Le verrat qui me sert de patron ne m'a pas crié dessus. Il m'a juste observé de la tête aux pieds. Pour la première fois, j'ai entendu le son de la voix de Juliette. « Si vous avez besoin de quelque chose... » Oui, j'ai besoin de quelque chose... J'ai fait n'importe quoi au boulot aujourd'hui. J'ai envoyé la majorité des clients se faire foutre, j'ai mis le CD de Coltrane dans mon PC et je l'ai écouté toute la journée. Juliette n'a rien dit, je ne sais toujours pas si elle apprécie. Personne, je dis bien personne sur le plateau n'a bronché. Bande de trous du cul. Verbaes, lui, est entré en furie dans la salle vers 16 heures. « Qu'est-ce que tu fous ? Tu te crois où ? ». Alors, là, j'ai eu mon instant de gloire jouissive. « Ta gueule ». Oui, j'ai dit « Ta gueule ». Sur un ton calme comme un lac. Il y a eu un silence de mort. L'énorme crapaud me regardait avec des yeux interrogatifs, le steak qui lui sert de langue coincé entre les deux saucisses qui lui servent de lèvres. Je me suis levé, et lui ai juste dit « Tu as un problème, gros ? ». Je sentais tous les regards posés sur moi, et ça faisait un peu le même effet qu'un bain de soleil ; réconfortant, chaud, revigorant, apaisant... La poche de pus a explosé dans les secondes qui ont suivi. J'ai eu droit à un répertoire d'insultes plutôt bien fourni, à huit litres de postillons et un licenciement immédiat. J'ai récupéré mon cd, mes bics, la photo d'Aline. Je suis reparti la tête haute, en claironnant « Bonne fin de journée, Monsieur Verbaes ». Dans le bus, tous les gens m'ont paru sympathiques, je ne sais pas pourquoi. En arrivant au bout de la rue, j'ai vu une voiture de police devant chez moi. J'ai cru tout d'abord qu'il était arrivé quelque chose à Aline et qu'on venait me faire chier avec ça. Ce qui s'était passé était beaucoup plus amusant : la vieille Morvan a retrouvé son sale clébard dans la poubelle, étranglé avec une corde à linge. Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire en passant, ce qui a déclenché la fureur du « vieux fusil ». Je m'en fous. Je reviens à 19 heures, pour planifier mes rendez-vous avec Juliette.
19 heures.
Juliette est connectée, elle va attendre un peu. Plusieurs choses me semblent étranges dans la maison. J'ai l'impression qu'elle a été « visitée ». Il y a un trou rond d'environ 2 centimètres dans le coussin du canapé. Le sac de Sophie a disparu. Je ne sais pas si c'était déjà comme ça au matin, j'avais la tête dans le cul. Le manteau d'Aline est au porte-manteau... Elle est revenue ? J'ai l'impression de ne pas avoir vraiment regardé ces pièces, le hall et le salon, depuis longtemps. Qu'est-ce qui s'est passé ? Quelqu'un essaie de me rendre fou, peut-être. Déjà qu'avec ce mal de tête constant, c'est pas top... Il faut dire que, depuis vendredi, je voyage entre le bureau, le canapé et les toilettes. Je n'ai plus mis les pieds dans ma chambre depuis samedi, où j'y suis passé cinq minutes. La salle de bains, pfff. La cave j'y vais jamais, de toute façon. Le vin se trouve dans la cuisine. Oui, la cuisine, j'y vais. Pourquoi suis-je en train d'écrire tout ça ? Peut-être parce que je n'ai pas l'occasion de le dire... Pour « construire le bonheur », je ne pense pas. C'est marrant, maintenant quand je papote avec Juliette, je peux imaginer sa voix en train de prononcer ses paroles. Le son et l'image. Mais il va falloir que je trouve une solution pour la voir. Pour la sentir. Pour la toucher. Je ne peux plus aller au travail. Je ne peux pas arriver chez elle et lui dire « Salut Juliette, tu te rappelles de moi ? On ne s'est jamais parlé, mais t'as pas envie de baiser un coup ? ». Ça ne le ferait pas. Il fait chaud. J'ai entendu, dans le bus, un type dire que c'était l'été le plus chaud depuis 20 ans ! Je ne me souviens pas de l'été d'il y a 20 ans. Qu'elle est riche, cette musique ! Le sax soprano qui s'approprie la tradition modale hispanique, c'est grandiose. Il y a deux contrebassistes qui jouent en même temps sur ce disque. C'est rare. Juliette s'est déconnectée. Tant pis. Je vais aller me promener.
Mardi 22 août.
11 heures.
Je me sens mal. Je ne sais plus ce que j'ai fait de la nuit, tellement j'ai bu. J'ai dépensé presque tout le liquide qu'il me restait. Pour acheter du liquide aussi. Un échange, en quelque sorte. J'ai la nausée. Je me suis probablement battu dans un bar, j'ai le poing droit éraflé et on m'a piqué ma ceinture. Un gros pochtron, voilà ce que je suis. C'est l'inspecteur qui s'occupe de l'affaire « Aline » qui m'a réveillé. Sophie aurait disparu aussi. Elles sont sûrement ensemble. Putes. Je vais aller voir Juliette à la sortie du travail. Pas pour lui parler, évidemment. Juste la voir.
18 heures.
J'ai aperçu Juliette sortant du travail, belle comme tout. Elle ne m'a même pas regardé. Éric, lui, m'a sauté dessus. « Ouah, mon vieux, tu sais pas ! Verbaes ! Il est mort ! On l'a assassiné ! ». Et j'ai pensé que c'était une bonne chose. Il m'a tenu la jambe, je n'avais pas envie de parler avec lui. Je l'ai trouvé ennuyant au possible. Quand Éric m'a dit que le gros tas avait été étranglé chez lui, je n'ai pas pu m'empêcher de penser « Tiens, comme le chien de la vieille Morvan ! ». Ça fait deux morts autour de moi ! Heureusement deux animaux. Ce journal est en train de se transformer en polar de gare... En rentrant, j'ai repris mon sax qui traînait au-dessus de la garde-robe de ma chambre depuis un bon bout de temps... Depuis qu’Aline en avait interdit l'usage, d'ailleurs. J'ai essayé de suivre John sur « Olé ». Rythme ¾, accord, demi-ton supérieur, ton supérieur et retour, et waaah... J'ai pas trop perdu la main. C'est le souffle qui fait défaut maintenant. Il faudrait que j'arrête de fumer. Et que je trouve un pianiste. J'aurais très bien pu faire carrière... Ce mal de tête... Ça ne passera jamais, je crois. Je vais envoyer un mail à Juliette. Demain, c'est le grand jour. Elle doit rencontrer SON homme. Qu'est-ce que je vais faire ? Et Aline ? Sophie ? Beaucoup de choses arrivent en même temps, il ne se passe d'habitude jamais rien. Juliette, El Matador, Verbaes, le chien. Parlons-en du chien ; la vieille croit que c'est moi qui l'ai foutu à la poubelle ! Imbécile. Elle l'a dit à la police. Depuis qu'elle me connaît, elle me hait. Ça tombe bien, moi aussi. Juliette : « Vous êtes là ? J'ai hâte d'enfin vous rencontrer ». Mais oui, Juliette, je suis là... To her ladyship, pas mal non plus comme morceau. Je préfère Olé quand même.
Mercredi 23 août.
11 heures.
J'ai sorti le grand jeu à Juliette hier. Des trucs à la con, je lui ai lâché une tirade amoureuse que j'avais piquée sur internet. Copier-coller. Je lui ai aussi fait le gars qui connaît Shakespeare, l'étude psy de Juliette Capulet, les amours impossibles, etc. Tout pompé sur le web. Elle n'y a vu que du feu. Tiens, en parlant de Shakespeare, John Coltrane est né à Hamlet ! Il faudra que je raconte ça. Mais à qui ? Ce matin, en me levant, je suis allé faire un tour à la salle de bains. Histoire de me voir. Pas terrible. J'ai maigri, j'ai l'air sale. Je suis sale. J'ai les yeux cernés, pas étonnant avec ce mal de crâne persistant. Olé olé olé olé olé olé olé olé olé. Pourquoi j'écris ça ? Bon, il faut que je trouve une stratégie pour ce soir. Juliette mérite un rendez-vous inoubliable, je lui ai promis... Il y a du bruit dans la rue, une sirène. On a embarqué madame Morvan. Elle a eu un malaise. Je ne suis pas ambulancier, mais je crois que généralement, quand les gens vont bien, on ne recouvre pas leur visage. Aline va être triste, elle l'aimait bien, à mon avis.
16 heures.
Je me suis lavé. Rasé. Habillé avec des vêtements propres. Comme si j'allais aller au rendez-vous. Il faudra que je nettoie la maison aussi. Et que je pense à sortir les poubelles, il y a une odeur au rez-de-chaussée qui fait penser à une décharge. Dans quatre heures, Juliette rencontre son Roméo. Le mal de tête m'empêche de bien réfléchir. Il paraît que ce matin le vieux tromblon d'à côté a reçu de la visite. Elle n'en reçoit jamais, à part l'infirmière sociale. C'est d'ailleurs elle qui a alerté les secours. « Un homme mystérieux est venu, paraît-il », qu'est-ce que les gens sont cons ! Comme les scénarios des séries d'Aline ! J'ai observé le trou dans le canapé. Ça ne ressemble pas à une brûlure. On dirait qu'on a enfoncé un objet pointu et cylindrique. Ce n'est pas moi. Si Aline revient, elle dira que c'est moi. Certainement. Je suis en train de devenir parano. Quelqu'un essaie de me faire perdre la boule. C'est peut-être un complot de Sophie et Aline. Ça y est ! Je suis vraiment parano ! Aline m'a peut-être remplacé ! Comme Miles a remplacé Coltrane par Sonny Rollins. Téléphone. C'était Rigaux, un gars du boulot. Première fois qu'il m'appelle. Éric s'est suicidé. Chez lui. Une balle dans la tête. Je ne savais pas qu'il avait une arme. Ça me fait bizarre. Rigaux m'a dit que c'était arrivé cette nuit. Il s'en passe des choses, la nuit... Toutes les personnes que je croise meurent ou disparaissent. Je suis la MORT. Mort mortmortmortmort. Il ne faut pas penser à ça, ce soir j'avoue tout à Juliette. Mail. Juliette a un empêchement. Merde ! J'étais décidé. Décidé/décédé. Tant pis. Qu'est-ce que je vais faire ce soir ? Rien, comme d'habitude. Attendre qu'Alice rentre. J'ai écrit « Alice ». Pas « Aline ». La femme de Coltrane s'appelait Alice. Est-ce que je vais mourir d'un cancer du foie, comme lui ? Si je continue à picoler comme ça, y a moyen... Je vais écouter Olé. La nuit va donc arriver, je ne parlerai pas à Juliette puisqu'elle a un « empêchement »... Normalement, demain, quelqu'un sera mort. Ou aura disparu. Mais si c'est moi ? On verra bien...
Jeudi 24 août.
9 heures.
J'étais bourré hier. Comme tous les jours depuis presque une semaine. Je crois avoir écouté le disque une demi-douzaine de fois, et après je suis sorti, mais je ne sais pas où ! Il faut que ça cesse. Je dois trouver une réponse. Mais je ne sais pas où chercher. Comme à la télé, je vais chercher des indices dans la maison.
11 heures.
Je deviens fou. J'ai trouvé la chaussure de Sophie sous le canapé. C'est son talon qui a fait le trou, j'ai vérifié. Je pense que je commence à comprendre. Je n'ose pas descendre à la cave, d'où vient cette odeur pestilentielle. Je crois savoir ce que je vais y trouver. Je dois être atteint d'un genre de schizophrénie, un truc style Jekyll/Hyde qui me transforme en serial killer. Il faut que j'aille à la cave. Et si ma ceinture, que j'ai perdue, avait servi à étrangler le gros Verbaes ? Je dois descendre. La cave. Cave.
13 heures
Il n'y a rien dans la cave. Rien de nouveau. L'odeur est là, mais je n'en trouve pas la source... Il faut que je parle à Juliette. Elle pourra sûrement m'aider… Je vais me cigaretter un peu. « Cigaretter. » Qu'est-ce que c'est que ça ? Foufoufoufoufoouuuuuuuuuuuuuuuuuuu. J'ai peur. Il y a sûrement quelqu'un qui est mort. Ou peut-être que moi, je le suis déjà. Il faut déjà que je parte. Des vacances ! Avec Juliette ! L'océan Atlantique. Atlantic. Impulse. Coltrane. J'ai remonté des bouteilles de la cave, je ne sais pas ce que c'est. J'ai mal à la tête. Je vais dormir un peu.
17 heures
Je crois avoir compris. Lorsque je dors et que j'ai bu, je sors. Et je tue. J'ai tué Aline et Sophie. Le chien de Morvan. Je suis certain que j'ai tout fait pour faire crever la vieille aussi. Le gros Verbaes, crac ! J'ai tué Eric. Je téléphone à la police et je dis tout. C'est fait. Le gars ne savait pas quoi dire. J'ai donné toutes les infos. Juliette. Le bling du « chat ». « Il faut qu'on parle. » Je copie dans mon journal. Construisezlebonheur : « Je sais qui vous êtes. El matador, quel nom ridicule. Cela fait longtemps que je vous cherchais. Vous allez souffrir. Je vais vous dénoncer. C'est moi qui les ai tués, et vous allez porter le chapeau. Si vous saviez comme je savoure ce moment ! » Je ne comprends rien ! Il faut que j'aille expliquer à l'inspecteur que c'est Juliette la responsable. Je ne veux pas me retrouver en taule à cause de cette salope ! Comment me connaît-elle ? Comment a-t-elle compris ? Toutes ces questions qui restent sans réponse. Sans réponse. Plus de Juliette. Son nom n'est plus dans ma liste. Donc à chaque fois que j'ai cru tuer, c'était elle. Pourquoi ? On a sonné. C'est la police. Je ne vais pas ouvrir. Ils crient. Des sirènes. Ils cassent la porte. J'ai mal à la tête. John. Johncoltranealinealinejuliette. Un gars entre dans ma pièce. Sauvegarde.
Lundi 28 août
Aline vient de m'apporter mon portable. Je suis content. Le docteur Barnard est d'accord pour que je continue mon journal. Aline l'a lu. Barnard, il est gentil avec moi. Je l'ai entendu parler à Aline de dissociation mentale, de discordance affective et d'activité délirante incohérente. Mais ça va mieux. Leponex, Zyprexa ! On dirait une formule magique. C'est magique. Aline m'a raconté. On m'a retrouvé après mon coup de fil étendu dans mon bureau. Tout sale. Tout saoul. Je suis atteint d'une maladie mentale. C'est le docteur qui l'a dit. C'est pour cela que je suis à l'hôpital. Pas le même que celui d'Aline. Je dois arrêter de boire, de fumer. Mener une vie saine. « Construire le bonheur. » En lisant les pages précédentes, Aline a eu peur. Barnard l'a rassuré. Moi, je ne vais pas les relire. La police a pris la chose très au sérieux, mon coup de fil. Ils ont tout d'abord vérifié si Verbaes et Éric allaient bien ; tout était normal. Ils ont appelé Aline au boulot. Elle est venue tout de suite. Sophie est allée la chercher au travail. Dans la maison, tout était calme. Juste un type complètement saoul qui écoutait du jazz. Aline m'a raconté que je parlais de Juliette. J'ai dit que Juliette avait tué tout le monde. Ils ont vérifié au boulot. Il n'y a pas de Juliette. Après examen de mon ordinateur, il apparaît que Juliette a la même IP que moi. Je suis Juliette. Je me parlais depuis plusieurs semaines. Je me suis fixé rendez-vous. Dingue. Ils disent que je vais aller beaucoup mieux. Je crois aussi. Aline, en plaisantant, a dit qu'elle devrait veiller sur moi comme sur un enfant à mon retour. Plus question de me laisser ! Plus de sorties avec les copines. Je l'aime, Aline. J'ai oublié ma ceinture au Piano Bar, juste au moment où le garçon me jetait dehors. J'essayais de m'étrangler. Il m'a arraché l'objet et m'a foutu à la porte. Je suis tombé sur le trottoir et me suis arraché la main. Sophie n'est jamais venue chez nous, Aline aimerait l'inviter quand je serai rentré. Super. J'ai bousillé le canapé. Aline n'est pas trop contente. J'ai enfoncé l'embouchure de mon sax dans le coussin. Pourquoi ? Quand on est venu me chercher, la vieille Morvan a regardé toute la scène, sans en perdre une miette. Elle a dit à Aline que son chien s'était enfui depuis une semaine. Je crois savoir où il est. Cherche bien, vieille conne. Olé !
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