Couché à ses côtés, je dévorais ses courbes du regard. Ses rondeurs régalaient mes sens. Cette générosité qui invitait jadis les plus pieux à la décadence reposait mollement sur le dos. Les seins tombant lourdement sur les flancs. Deux larges mamelons me fixaient de manière asymétrique. Et moi pourtant si… las ! ?
Allongé dans ce lit trop vaste. La tête enfoncée dans l’oreiller, je n’avais pour ainsi dire que la force de glisser mes mains sur sa peau. Un léger gémissement troubla à peine la troisième suite pour orchestre de J.S. Bach. Cette initiative faisait écho dans mon crâne.
Je connaissais Christine ! Sa nouvelle requête était on ne peut plus claire. Elle me voulait blotti contre elle et réclamait des vagues de douceur. Juste pour ronronner.
Elle souriait et irradiait de bonheur pendant ces instants d’intense vulnérabilité. Ces moments étaient peut-être les seuls où elle se livrait totalement, abaissant ses défenses oubliant sa vie monotone, ses obligations.
Les nuages parfois surgissaient, l’obligeant à énumérer de façon dépitée les quelques écorchures de sa vie. Difficile de soutenir ce curieux monologue ; ennuyeux et inutile de le suivre. Encore plus difficile de ne pas en jouir de cet éphémère pouvoir, et tout aussi ridicule de s’y soustraire.
- À quoi penses-tu ? me demanda Christine. - À une cigarette, mentis-je. - Tu veux boire quelque chose ?
J’appréciais sans conteste ses excès d’attention après la délivrance, même si je les repoussais sans ménagements.
- Oui, je te remercie, je veux bien un verre de jus d’orange bien frais.
Christine se leva et une fois debout se pencha et m’embrassa longuement. Sa bouche avait gardé l’odeur de mon corps. Sa langue jouait habilement avec la mienne. Une fois encore je me laissai faire. Ce côté enfant capricieux m’attirait étrangement. Christine pouvait aussi bien me faire gémir de plaisir que s’amuser à me caresser, puis s’arrêter brutalement tout en me fixant pour ne rien perdre de ma détresse masculine. Et à vrai dire, j’aimais assez cela !
Après le petit-déjeuner je décidai de marcher un peu, respirer la douceur matinale des rues d’Orléans. Je dus donc trouver une excuse pour me délivrer de ma Vénus.
En m’habillant je sentis le regard suppliant de la belle.
- Tu ne veux pas rester un peu, encore ? - Tu ne vas pas travailler, aujourd’hui ? lui demandai-je. - Si, mais je commence plus tard. J’ai une heure devant moi. - Malheureusement je dois y aller, ma douce, j’ai un rendez-vous important, je n’ai pas le choix. Je suis navré, ma chérie. - Mouais… - Arrête ! - Bon bah vas-y ! finit-elle par lancer. - Ti amo… lui glissai-je du patio.
Elle était toujours dans la chambre, et cela me facilitait grandement la tâche.
- Je t’appelle, criai-je juste avant de fermer la porte.
Dans les rues cotonneuses, les gens ne sortaient de leur couche que depuis peu. J’aimais me faufiler entre leurs esprits embrumés, les yeux encore pleins d’images de la veille et le cerveau déjà en ébullition. D’étranges ballets s’improvisaient devant moi. Je m’installai à une terrasse de café, où je pris soin de me mettre à l’abri de la morsure du vent.
- Un cappuccino et un cendrier, s’il vous plaît, patron. - Bien monsieur, me répondit un vieil homme éteint en passant son torchon sur ma table.
La matinée s’annonçait bonne. Mon humeur était au beau fixe. J’aimais ce décalage qui me séparait de la frénésie populaire. Leur rythme soutenu me laissait parfois perplexe. Les voir courir tout en étant indéniablement aspirés par une force sordide, me glaçait le sang. Jamais aucun d’eux ne levait la tête. Ils couraient, ils couraient…
Vision d’horreur !
J’étais seul à la terrasse, les habitués se tordaient sur leurs tabourets, défigurés. Au comptoir dépérissait une femme sans âge. À la couleur de ses cheveux, je lui donnais la bonne quarantaine mais sans le garantir. Fidèle à son poste depuis des années, elle gardait de profonds stigmates de sa religion.
Un air de famille liait le vieil homme et la gorgone. Frère et sœur… impensable. Père et fille… non, tout de même…
Un sourire se dessina sur mes lèvres quand le vieillard m’apporta mon cappuccino.
- Excusez-moi, monsieur, mais auriez-vous reçu le journal ? - Il est sur le comptoir, si vous voulez, me lança-t-il en faisant un signe de la tête. - Ok.
Il prépara plusieurs tables autour de moi, lentement, avec son minuscule mégot éteint. Je le regardai, surpris, puis amusé. Rien aujourd’hui n’aurait pu anéantir ma bonne humeur, surtout pas un vieux squelette aigri.
Je me levai donc et me dirigeai vers le comptoir. Il me fallut dans un premier temps enjamber un énorme berger allemand, allongé aux pieds d’un matelot à la retraite. L’uniforme délavé et la peau écaillée s’accompagnaient d’effluves désagréables. Le maître du colosse ne pouvait s’empêcher de chalouper sur son séant. Manœuvres sûrement dues à son taux d’alcoolémie, mais mon innocence me permettait de croire à un reste d’une vie passée sur les flots. Le mobilier en formica et la vitrine recouverte d’une couche de tabac et de graisse se mariaient sans difficulté avec l’allure des propriétaires. Après un rapide coup d’œil, je localisai l’objet de mon incursion. Je dus jouer des épaules pour y arriver. Le journal se trouvait entre deux pensionnaires qui dialoguaient de façon inintelligible.
En m’excusant, je me saisis du journal et disparus de ce cercle très fermé.
De retour à l’extérieur, le patron, toujours en train d’essuyer ses tables, me souriait.
- Vous voyez, il était bien sur le comptoir ! jappa-t-il. - Oui, répondis-je laconiquement. - De toute manière, c’est toujours les mêmes nouvelles. Je vous le dis, moi ; le monde va de mal en pis. Si ça continue, la Terre tournera bientôt à l’envers, finit-il par lâcher en toussant. - Sans aucun doute, monsieur, sans aucun doute.
Puis soudainement, sans avertir, il replongea dans sa besogne. Délivré de sa présence, je m’allumai une Camel sans filtre et ouvris l’exemplaire de la République du Centre. Le capuccino était encore chaud. Chaque seconde fut mémorisée, je me délectais de ces instants privés, en parfaite condition pour absorber le monde. Jusqu’à ces moindres détails.
La température montait légèrement ainsi que le soleil. Les gens dans la rue se faisaient de plus en plus nombreux. La journée commençait à poindre et les destinées se hâtaient vers des objectifs inconnus. Seul à la terrasse, je sirotais mon troisième capuccino en parcourant les résultats sportifs.
Un délicieux parfum attira mon attention… Une femme passa près de ma table, la quarantaine passée, j’admirais sa démarche énergique et féminine ; presque féline. Je reconnaissais ce parfum mais aucun nom ne me venait. Elle était belle dans son tailleur, distinguée malgré son pas rapide. Je ne pus m’empêcher de la suivre du regard.
- Que les femmes sont belles, marmonnai-je. - Mon Dieu que vous avez raison, me répondit un homme.
Il se tenait devant la porte du bistrot. Une pipe droite à la bouche, un verre de vin rouge tintait contre de nombreuses bagues. Je remarquai aussi certaines manières dissimulées difficilement derrière une pose des moins viriles.
- Quatre vingt et un, cria une voix éraillée. - Le cocu, fit une autre.
Souriant à l’anecdote, je me retournai pour contempler la scène et vis les deux protagonistes à la peau vermeille, accrochés l’un à l’autre, soutenus par le distributeur à cacahuètes. À une table, proche du comptoir, un homme dispensait son érudition à un petit groupe de singes anisés. De temps en temps, l’un d’eux agitait la tête puis retombait inlassablement le nez en premier dans son verre presque vide… les yeux caves.
Je ne pouvais plus quitter du regard cette piteuse assemblée. Il me fallait réagir !
J’écrasai ma cigarette, finis le capuccino et laissai quelques pièces sur la coupelle. Le patron me sourit négligemment et s’engouffra à l’abri de ses vitrines fumées.
En m’éloignant je me promis de ne jamais revenir dans un si sombre lieu. Même de très bonne humeur. Cet étrange microcosme m’avait affecté plus profondément que je ne le croyais. Une légère déprime se dessinait sur les devantures des boutiques. La brise me fit frissonner ainsi que la démarche automatique des passants.
Il me fallait fuir…
Bientôt les trottoirs seraient bondés de silhouettes nerveuses. De centaines de visages fermés, perdus dans des pensées perturbantes, ou dans une somnolence salvatrice. L’engourdissement général s’atténuait à chacun de mes pas. La ville sortait de sa torpeur, et moi, lentement, dans les dernières vapeurs purificatrices de la matinée, pistais le chemin de mon appartement. Ce cocon protecteur, ma gangue chaude et possessive m’attendait impatiemment. Et tel un vampire fuyant les diurnes, je m’esquivai jusqu’à ma retraite.
Glissant un dernier regard sur les toits de la ville. Je vis les tours de la cathédrale. Celles-ci étaient frappées brillamment par le soleil.
Il était plus que temps.
Dans un geste vif et précis, je baissai les stores et m’assis devant mon ordinateur. Un texte apparut sur l’écran.
« Alors, où en étais-je ? »
Une autre porte s’ouvrait devant moi. Quel délice. La magie de ce moment me livrait tout un monde. Les lumières et les voix se bousculaient déjà sous mon crâne. Le monde était devant moi, satisfaisant le moindre de mes caprices. Sensation de toute-puissance que partageaient aussi les noctambules.
« Bonne journée à vous mes créatures… bonne et riche journée ! »
FIN
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