La ville exhale son haleine fétide, un mélange de vase et de fange que j’inhale, qui me prend à la gorge, j’en ai des haut-le-cœur, une irrésistible envie de vomir. Et le sol qui vibre sous mes pieds, un va-et-vient continu, des rames qui crissent au contact du rail, un tonnerre incessant qui gronde, roule et ne laisse aucun répit. Je me bourre les tympans d’ouate et je manque de devenir fou. Comment puis-je supporter de vivre incommodé par les relents de la Seine qui remontent, s’infiltrent partout ? Elle va déborder les égouts. Heureusement que vient la nuit, que les trains s’arrêtent, que le concert mécanique enfin s’estompe, et que la brume vient envahir le sommeil des austères conducteurs. Enfin apaisée mon oreille finit par percevoir le silence, si fragile. Insensiblement une autre musique envahit l’espace. Ce sont des griffures répétées, plus discrètes, plus faibles mais plus stridentes aussi. Des corps qui progressent en claudiquant, des dizaines de petites pattes qui trottent. Je fais partie de leur décor. Ils sont chez eux, ils me tolèrent. Au cœur de ces entrailles, j’ai trouvé un refuge. J’ai bâti un chez-moi. Fait de bric et de broc, des vieux matelas empilés, des chaises dépareillées, tout est à l’avenant. C’est ce côté hétéroclite qui me plaît. Rien n’a été acheté, ce n’est que de la récupération. Pas de caprice d’aucune sorte ! Chaque chose est reçue comme un don du ciel. Il y a bien un miroir pour soigner le reliquat de coquetterie qui survit avec l’âge. Et il y a l’essentiel : il y a Momo. Depuis ce jour béni où nos chemins se sont croisés, j’ai cessé de me plaindre. Momo est mon rayon de soleil, je suis son tournesol. Momo c’est une perle, un bijou. Il m’a appris à voir la vie, celle qui se déroule là-haut, différemment. Je sais qu’il y a pire et qu’il ne sert à rien de s’apitoyer. Si nous étions des oiseaux, nous bénéficierions des plantes qui poussent dans les champs. Ici nous profitons des largesses de la ville et c’est peu dire. Il y en a pour tous. Nous vivons là dans ses boyaux. Il nous manque la lumière du soleil. Mais il y a Momo. Nous partageons, et nos joies et nos peines, comme deux frères, des frères que je n’ai plus. D’ailleurs voudraient-ils encore de moi ? Momo a une chienne, un labrador qu’il a baptisé Daisy. Ces deux-là sont inséparables. J’en serais presque jaloux. Il lui parle et la chienne le regarde avec ses deux yeux béats d’admiration. Elle l’écoute comme un fils écouterait un père. L’animal comprend tout. Il n’y a qu’à voir les battements de sa queue qui accélèrent à chaque plaisanterie de son maître. Toujours prête à jouer, Daisy sent les humeurs. Momo la câline, ils se blottissent l’un l’autre, se tiennent chauds. Parfois, je les rejoins et personne n’y trouve à redire. Des gens là-haut se valorisent de posséder un animal, de l’exhiber à leur côté, ceux-là me consternent. Momo est si loin de cela. Momo a toute sa tête, sa chienne. Et moi je n’ai qu’eux. Ils ont ma confiance, c’est ce que j’ai de plus cher. Je me suis fait une spécialité des encombrants et Momo s’occupe de récolter les centimes qu’on daigne lui jeter. Je bricole, je m’occupe des pièces détachées, la main-d’œuvre et lui assure le contact avec le client. En plaisantant, je dis parfois que notre petite entreprise se porte bien. Nous avons du stock qu’il suffit de savoir écouler. Dans la journée nous collectons, et le soir venu nous étalons le butin sur la table. Nos yeux brillent de joie. Il n’y a rien à jeter, il suffit d’être patient et chaque objet trouvera un jour preneur. Il y aura toujours quelque chose à glaner. Il faut être là au bon endroit, au bon moment, tendre le bras et ramasser. Nos oreilles écoutent. Elles ont appris à discerner la petite voix exquise qui murmure le secret et l’espoir qu’il porte d’un trésor à récupérer. C’est cela qui nous fait vivre, la surprise d’une chose de valeur, d’un meuble qu’un sot aura mis au rebut, un objet en apparence semblable à tant d’autres qui s’avérera être une pièce unique. J’ai pour toutes mes richesses un respect incommensurable, un amour à l’image du talent qui les a façonnées. Momo souffre de sa dissemblance. Il se voit différent. Cette différence lui apparaît exacerbée par quelques traits d’un faciès tanné et ridé. Des proportions choquantes, des lignes disgracieuses qu’il porte comme autant de stigmates. Je dois admettre que j’ai été surpris par cette diversité, surtout les premiers jours. Le temps, telle une pluie les a gommés. Il n’est resté que le meilleur, le meilleur de son caractère. Il faut qu’il m’en parle pour que j’y pense. Il ressasse ce sujet à chaque fois qu’il doute, que l’avenir s’assombrit devant lui. Lui se sent un autre, un étranger parmi les gens d’ici et aussi ceux d’en-haut, un intrus que l’on cantonnerait à une place lointaine, une place bien loin de tout ce qui peut vous arriver, une place bien à l’écart, une qui rassure. Quoi que je puisse lui dire, rien n’y fera. Alors je me suis résigné au silence. Se taire me paraissait le digne compagnon de ces vérités si difficiles à admettre. Je suis passé simplement à autre chose. Momo, tu m’as adopté. En conséquence je te fais légataire universel de tous mes biens. Momo ça le fait rire. Momo adore que je lui parle ainsi. L’école de la République l’a rejeté. Entre eux ça n’a jamais collé. Elle n’a pas su voir le cœur immense de cet homme. Elle lui a collé une mauvaise note, une appréciation négative qu’il porte cousue sur le bras comme une honte que l’on traîne, un opprobre. Bases trop fragiles, travail insuffisant. Il s’en souvient encore. Elle si majestueuse, lui si petit et déjà coupable. Ils ont concocté un simulacre d’enquête bâclée, à charge, suivi d’un procès perdu d’avance. Rien de positif, tout en gris et en noir. Basané. Alors lui non plus n’en a pas voulu. Il s’est braqué, il en convient lui-même. Mais qu’importe aujourd’hui. J’ai rédigé un testament en bonne et due forme. Un document dans lequel je fais le don à lui et à ses ayant-droits de mes deux dents en or, précieuses et si ridicules. Momo en aura grand besoin. Momo tousse d’une toux rauque, irritante, sa gorge enfle au point qu’il en perd toute force de respirer. Momo fume, le moindre mégot dont on se débarrasse. Il dit que chaque bouffée le réchauffe, un baume sur un cœur meurtri. Je ne peux lutter. Ma Géraldine est partie ainsi. Momo je voudrais te dire encore comment les chirurgiens de Roussy nous ont convaincus de lui enlever un poumon, comment ils me l’ont rendu, si faible, sans défense et sans volonté, résignée. Elle aura tout enduré, tout accepté jusqu’à la chimio qui lui a fait perdre toute dignité. Les glaires ont fini par encombrer ses bronches, elle ne parvenait plus à les évacuer. Mourir étouffé… Tu me fais chier qu’il dit. Rassure-toi, je ne serai pas celui qui te conduira à l’institut. Ils trouveront quelqu’un d’autre pour leurs expériences. Le matin, impossible de dormir, le vacarme nous jette dehors. Un café avalé en toute hâte et nous partons en maraude. Il y a bien une exception. Les jours de grève, la RATP nous offre la grasse matinée. Il faut en profiter. Pour la nourriture il y a les marchés et pour le reste une carte des quartiers avec la date de sortie des encombrants. Qu’il fasse beau, qu’il vente, je parcours la ville tirant ma carriole. Et si je vois un camion de déménagement alors je pose quelques questions anodines. Débarrassez-vous donc de tous ces objets inutiles ! J’ai un pote à la déchetterie. J’y passe une fois par semaine. Je lui donne les parties les plus nobles, celles que j’ai extraites des machines mises au rebut et lui me refile quelques tuyaux. J’ai appris à réparer les montres, les vieilles montres mécaniques. Je les désosse délicatement. Les gens sont stupides. Ils ne connaissent pas les trésors que leur ont transmis les générations antérieures. Il suffit d’une loupe, un jeu de tournevis et d’une pincette et je ne vois plus le temps passer. Et surtout que l’on ne me dérange plus. J’observe le petit cœur qui cogne. Je pourrais la poser des heures sur une oreille et écouter le tic et tac. Il m’enivre, m’apaise. Ce sont des secondes où le monde s’efface, rien n’est plus beau. Je lui ai dit que ce petit cœur sonnait le glas du laid, ou quelque chose du même acabit. Il a ouvert des grands yeux. On est passés à autre chose. Momo a encore sa mère. Il ne souhaite pas qu’on en parle. Il a honte, honte de ce qu’il est devenu, mais aussi de ce qu’il aurait fait... Des propos confus qu’il tient parfois les soirs de novembre, quand les premiers frimas de l’hiver lui glacent les sangs. Des paroles qui se délitent, des phrases qui commencent, ne s’achèvent pas, et son regard qui devient fuyant. Je souhaite surtout qu’il n’ait jamais de remords pour ce qu’il n’aura pas fait. Sa mère lui envoie de l’argent. Je suis persuadé qu’elle aimerait le revoir. L’amour d’une mère pour un fils ne s’éteint jamais... Ou bien il faut avoir fait du tort à la fratrie. Je dois avoir l’esprit encombré de bien mauvais souvenirs pour en arriver à proférer de tels sous-entendus. Il dit qu’il ne veut pas la faire souffrir. Lui aussi souffre. Je lui dis que c’est des conneries, que d’attendre une mort ne résoudra pas le problème. Ensuite, ce ne sera que regrets et frustrations. Il préfère qu’elle garde une bonne image, celle du fils d’avant, la meilleure. Sa mère avait une amie. C’est elle qui se nommait Daisy. Maintenant j’en suis certain. Ce sont des convictions qui se forgent avec le temps, avec les répétitions, pour qu’enfin des certitudes se fixent en vous. Ce qui s’est passé entre Daisy et Momo, c’est une autre affaire. Un autre sujet tabou. Je n’insiste pas. Mais j’imagine que cette relation n’a pas arrangé celles qu’il entretenait avec sa mère. J’avoue une curiosité malsaine. Que m’importe de connaître quelques instants de sa vie, des instants que je ne pourrais raccrocher à rien, qui soulèveraient d’autres questions, encore et encore. L’amitié de Momo m’est plus chère. J’ai eu une histoire différente. Une enfance dorée, l’école, le collège, le lycée, un travail gratifiant, une femme, des enfants et puis un jour, j’en ai eu marre de tout cela. J’ai pété un plomb, j’ai voulu tout faire valdinguer. Ça s’est déclenché pendant une semaine où elle m’avait laissé seul sans les enfants. J’ai pensé que je l’avais perdue, qu’elle allait demander le divorce. Je me promenais nu chez moi, ça ne choquait que le facteur, je ne dormais plus, j’écoutais de la musique des nuits entières, j’écrivais sur les murs, j’adressais la parole au tout-venant sans raisons apparentes. Je n’étais pas violent alors les médecins n’ont pu rien faire. Et puis un beau jour, j’ai annoncé que j’allais quitter mon emploi, je démissionnerais simplement, que toute cette vie me barbait, je n’étais pas fait pour elle. J’avais goûté à une forme de liberté, et maintenant je désirais vivre toujours ainsi. Là ça n’a pas collé et comme je dépensais sans compter, ils m’ont dit que je devenais dangereux, pour moi-même, mes enfants, ma femme. Ils ont donné un nom savant à cette maladie. Ils m’ont convaincu de prendre du repos, d’accepter d’ingurgiter quelques calmants. Cela ne ferait pas de mal. Je resterais toujours le même… J’ai senti l’entourloupe. Je me suis enfui. Je cours toujours. Il y a de cela une semaine, Momo n’est pas rentré. Je veux dire de la nuit. Le fait est assez exceptionnel pour que je ne puisse l’occulter. Le lendemain, je l’ai vu arriver aux aurores, tout guilleret. Il a insisté pour que je me prépare. « Nous sommes attendus ». « Ah bon ? » ai-je fait. J’ai bien senti une excitation. « Tu vas voir », a-t-il ajouté. Nous avons marché à vive allure et finalement nous sommes entrés dans ce petit parc. Il semblait vide. Il ne devait pas être neuf heures et le fond de l’air était frais. Pourtant elle était là, cachée derrière un caddie, un peu honteuse. Je me suis tenu en retrait. J’ai patienté, je guettais un signe, alors seulement je me suis approché pour me présenter. J’ai hésité puis j’ai tendu une main et tout de suite Momo m’a houspillé, et je lui ai fait la bise. J’ai pensé qu’une bouche à nourrir… C’était des conneries que j’ai rapidement évacuées. Momo m’a questionné d’une étrange manière, comme s’il sollicitait un accord. J’ai feint l’étonnement. Un peu d’hospitalité suffirait sûrement à remettre cette personne sur pied et... Nous avons étendu un matelas de plus et voilà, le tour était joué. Le surlendemain, elle était toujours là. Elle me jetait des regards que je croyais coupables. Plus les jours passèrent, plus je me sentais exclus. D’abord des plus banales décisions du quotidien, puis de leurs conversations. Elle avait accaparé mon ami et les confidences d’alors ne m’étaient plus destinées. À partir de là, je me suis interdit toute initiative, de crainte qu’ils me rejettent d’une seule voix, que ce rejet scelle mon destin. Je me résolus à patienter, je ne me résignai pas à mettre mon amitié en concurrence avec une connaissance trop fraîche à mon goût. Momo était subjugué par cette femme. Non pas qu’elle fut belle. D’ailleurs qu’est-ce que j’y connais à la beauté ? Je compris que le destin lui avait octroyé une compagne. Une seconde Daisy, en chair et en os, si loin des souvenirs. Mis à l’écart, j’étais devenu l’intrus, celui que l’on chasse sans à-propos, peut-être par respect pour le passé. Je me suis convaincu d’avoir perdu une place, que l’heure était venue de fiche le camp. J’ai assemblé quelques affaires et je me suis mis en quête d’un autre abri. Aucun ne vaudrait jamais celui-là mais les choses étaient ainsi faites. Je lui ai annoncé mon intention de partir, qu’il me laissât quelques heures pour me retourner et ils seraient tous deux débarrassés de ma personne. Il a baissé le regard, a fait un pas en arrière. J’ai attendu, attendu qu’il me dise quelque chose mais rien n’est venu. Et c’est là que j’ai dit : « Je pars alors ». C’était plus une question qu’une affirmation. Il y eut un silence, long très long. J’ai plié mon baluchon et j’ai mis les voiles. J’étais dépité. Pas un instant, j’aurais imaginé que notre amitié se dissoudrait ainsi. Je voulais me retourner, mais mon orgueil me l’interdisait. Alors il a lancé un « reviens autant que tu veux ». Je me suis retourné pour le remercier d’un signe de tête mais le sens de son apostrophe était sans équivoque. Je suis revenu une ou deux fois pour prendre quelques bricoles. J’ai senti la patte de Margot, le génie de cette femme à l’œuvre, l’ambiance qu’elle avait su créer. Elle le soignait aussi. Pas certain que j’aurais pu le faire de la sorte. Elle a même réussi le tour de force de le convaincre de revoir sa mère. La maladie l’avait affaibli. Mais il avait toujours autant d’idées pour faire tourner la boutique, pour dénicher les objets de valeur. Il lui manquait la force. Nous avons bavardé. Elle s’éclipsait lorsque nous discutions affaires. Au moment de se séparer, il me gratifiait de deux ou trois bourrades comme un peu de baume sur les plaies de notre amitié dévastée. Avec le temps, je me suis fait à cette situation. Et puis j’ai appris sa disparition. Cela commence par des rumeurs qui courent, que l’on interprète. Est-ce bien de ce Momo dont il est question ? J’interroge. Était-il accompagné d’un labrador ? Puis on finit par se convaincre. Je suis descendu par la bouche de métro, j’ai emprunté la porte dérobée et il n’y avait personne. Pas de Margot en vue, pas de Daisy non plus. Le reste n’avait pas changé. Je suis allé chez sa mère, j’ai sonné, j’ai vu la face décomposée de cette femme et j’ai compris que je n’entendrais plus jamais la voix de mon ami.
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