Tanguer dedans, dehors, presque sans s'en apercevoir...
Retrouver dans cet avant-arrière, les sensations primitives de toujours, de l'enfance, ce brin d'éternité qu'on oublie, qu'on habille de sa suffisance d'adulte, de la raison, de cette nécessité qui nous paralyse... La balançoire, lieu de tous les possibles, de tous les désirs, de toutes les folies, de toute mémoire personnelle et collective est là.
Je la regarde, solitaire barque de bois encordée, balancer doucement ses flancs fatigués à la brise du soir... Il y a toujours attachée à elle cette odeur de noix fraîche, de fleurs d'iris et de roses gorgées de soleil. Et les cris, les rires, barbouillés de confiture, de chocolat, de cet amour mal apaisé, malappris, qui passe, qui fuse de ce petit recoin de soi appelé mémoire, coquillage à l'écho si profond, si profond que souvent on ne prend plus le temps de l'entendre.
Je l'écoute immobile résonner dedans mes songes, ce paradis perdu et pourtant jamais oublié, gravé dans l'écorce tendre du coeur. Je reconnais le chemin d'herbes folles, le brin de menthe a toujours ce goût citronné et poivré que j'aime, la fraise blanche toujours embaume près du vieux sapin. Noyer de mon enfance heureuse, raconte-moi encore ce que tu as vu, si l'émotion qui me parvient jusqu'ici, tu l'as perçue aussi chez d'autres... Qui se balance encore et cherche le ciel dans tes yeux de feuillage clair ? Qui pleure encore les remous de chagrins trop lourds et veut sous ton ombre les déposer, les faire danser au gré de son envie ?
S'approfondir, faire le chemin à l'envers et retrouver tapis, les souvenirs de sandalettes argileuses, les orties qui piquent, les vieilles casseroles d'émail en abreuvoirs aux oiseaux, l'oeuf tout chaud de la poule noire dans le cabinet de lierre et de glycine. Et la voix de grand-mère, sous la lampe à pétrole les soirs d'orage, le jeu des sept familles usé par tant de parties, les tartines beurre-sel, la bouteille de liqueur qui étale la pâte sablée des tartelettes, le goût inexprimable des conserves de pêches de vigne...
Je tangue ce soir, j'ai ouvert le coquillage, la perle tremble en ma main, je ne sais quoi en faire... Je ne suis plus la petite fille qui cueillait les marguerites et guettait, le bouquet en main, les papillons qui viendraient s'y poser... Je ne suis plus l'enfant qui s'étourdissait en montant toujours plus haut, en tournoyant sur la planchette jusqu'à l'étourdissement... La dînette en fer blanc est restée dans une malle au grenier et le vieux poêle de faïence n'est plus qu'un objet décoratif...
Fantômes du passé tournent mes chairs, ouvrent des chemins secrets, des enclos de verdure silencieuse, des portes invisibles recouvertes de mousses et de lichens, espoirs passés, déçus mais jamais remisés tout à fait...
La fibre laiteuse du pissenlit, qui s'égrène au-dessus des tombes, me plonge dans l'amer, dans cet état de choc à demi conscient dans lequel l'âme tourmentée bascule. L'abandon au chagrin serait si simple et pourtant impossible. La petite ombre dansante là-bas derrière le noisetier, est-ce vraiment ce que j'étais ? Avais-je déjà cette insignifiance et en même temps cette force de mauvaise herbe qui survit même au milieu du bitume, de la violence et des interdits ? Je ploie sous la valise des remords et des regrets, de ce trop-plein de manques, de coeurs fermés, de ces blessures jamais cicatrisées, de cette cassure entre hier et aujourd'hui... Tant de lourdeur attachée à ce socle misérable que je suis, de ces migraines qui vous pincent le nez et font monter au coeur des nausées puissantes en vagues perpétuelles, reflux de balançoire... Ne pas gémir surtout, laisser couler ce mélange de pus, de sang et de larmes.
Un flot de terreurs enfantines se déverse en mes veines et je m'abandonne à ces vapeurs gluantes de lait tourné, d'aigrelette saveur. Nous sommes les gisants immobiles d'une vie perdue, de ces moments où l'on ne savait pas... Je mêle l'horreur et l'émerveillement à la cuiller de bois dans le bol de faïence où l'on faisait les sauces, peut-être le meilleur moyen de ne pas sombrer dans le néant de la pendule ?
Doucement, la balançoire du temps reprend son rythme régulier de petit réveil infatigable... Je tangue encore mais je pense à vos bras, quand ils m'enlacent à la fête des corps, doucement, passionnément... Je pense à la musique, celle qui m'emporte ce soir dans sa cohorte de viole, de tambours et d'oud... Je ferme les yeux, attentive au rythme trépidant et voluptueux.
Et je danse, un lent tournis de chair sous le regard de l'aïeule qui sourit dans son cadre rouge... Ce soir je valse pour toi grand-mère, si loin de ta maison... si loin et pourtant si proche. Souris-moi encore, donne-moi la main et faisons le crochet, ce jeu qui fait battre le coeur... J'entends ton rire clair, je vois le vent gonfler le rideau de dentelle de ta chambre... Je chante à mi-voix la chanson du vers-luisant, la même qu'enfant tu me chantais.
Qu'il fait doux ce soir... Je n'ai pas eu le temps de planter la mélisse mais je le ferai tu sais, c'est un peu du passé au présent, un peu d'insouciance au coeur de mes soucis... Le temps d'avant se simplifie dans l'onctuosité du miel que je dépose au fond de ma tisane. Verveine bienfaisante qui guérit de tout mal... je vous laisse emporter ces copeaux de moi-même et de temps suspendu dans le puits du sommeil. Qu'ils reposent en paix.
La balançoire est immobile, la musique s'est tue et je ne tangue plus.
|