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Myo : À l'ombre du vieux saule |
Publié le 20/06/21 - 6 commentaires - 20839 caractères - 70 lectures Autres textes du même auteur
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Certains objets semblent dotés d'une âme.
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À l'ombre du vieux saule
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Je suis un petit banc de bois, un petit banc au bois crevassé et tordu, aux clous gercés de rouille, à la peinture écaillée, au dossier patiné et grinçant, un petit banc usé par le passage de tant et tant de saisons. Rivé à jamais au sol dur et têtu de ce coin perdu des Ardennes, malmené par les rigueurs d’un climat sans concession, je suis là, un peu à l’écart des habitations, presque oublié. Doté par la force des choses d’un mimétisme étonnant, je me fonds au décor suivant les caprices du temps, les pieds mangés par les orties et les herbes folles à l’heure verte qui m’habille de mousse, le dos couvert de feuilles mortes et mouillé de pluie quand raccourcissent les jours, ou encore, blanc de neige et craquant de givre au cœur de l’hiver. Les villageois ne me voient plus ; pour eux je suis là depuis si longtemps, depuis leur premier souvenir, depuis toujours, si bien que, moi aussi, je le crois.
Combien de fois n’ai-je pas rêvé d’être un de ces bancs fraîchement repeints de vert chaque année. Un de ceux qui offrent à leurs invités un point de vue à couper le souffle sur un des plus beaux méandres de la Semois, là où la colline escarpée plonge ses racines dans l’eau capricieuse et rebelle de la rivière chantante. Chaque été, j’aurais accueilli de bucoliques touristes venus de tous horizons et me serais enorgueilli de leurs regards émerveillés ou religieusement recueillis devant le spectacle féérique livré par la nature généreuse. Dominant la vallée, j’aurais habité un lieu-dit au nom étrange et mystérieux de Dampirée ou Saurpire ou aurais été, fièrement, le gardien du tombeau d’un chevalier ou même d’un géant. Puis, la belle saison passée, il m’aurait plu de retrouver le calme et le charme d’une végétation minimaliste qui se met au repos en protégeant la vie en son sein. Au rythme lent de l’hiver, j’aurais observé les mouvements fluctuants des glaces grignotant le territoire des eaux sombres, leurs fissures et leur fonte. Puis, un matin plus doux, la première bergeronnette des ruisseaux serait venue signer le retour du printemps et de l’humaine transhumance.
Quelquefois, aussi, il me plaît de m’imaginer en amicale compagnie, partageant l’allée d’un parterre minutieusement entretenu et savamment fleuri où viendraient papillonner quelques enfants turbulents qui me courraient le long de l’échine et auxquels je ne trouverais rien à redire. À l’approche d’une jeune fille court-vêtue, nous nous serions fait plus accueillants l’un que l’autre dans l’espoir de la voir choisir notre assise pour reposer ses tendres petites fesses ; ce dont l’élu se serait certainement fait valoir bien longtemps après encore. Il m’aurait plu de partager la pause-déjeuner de la secrétaire du bureau d’en face ; d’être le point de ralliement de tous les pigeons du coin quand, après sa sieste, une gentille vieille serait venue leur jeter quelques miettes de pain rassis. À l’abri de solides platanes régulièrement taillés, j’aurais partagé la lecture de quelques solitaires au plaisir littéraire ou porté un peu du fardeau de la mère de famille heureuse de ces quelques minutes de repos, le regard posé sur le landau protégeant le sommeil de sa progéniture. Enfin, à la tombée du soir, je serais devenu l’unique témoignage de deux adolescents amoureux qui m’auraient offert le cadeau de leur premier baiser et de leur amour juvénile par un cœur et deux initiales grossièrement gravés en moi à jamais.
Alors que les saisons coulent sans surprise, j’envie le sort de ces bancs aux abords d’un chemin forestier, encadrant une table de bois rustique où des familles, dans le partage d’un moment simple mais tellement riche de souvenirs, se font une fête d’un simple pique-nique. Leur départ laissant place à d’autres visites venues se régaler des miettes et des restes de nourriture oubliés. Les oiseaux, l’écureuil, les petits rongeurs et même le sanglier ou le chevreuil seraient devenus mes amis.
Puis, si le cœur m’en dit, je m’invente citadin au pied d’un monument célèbre qui m’éclabousserait un peu de sa gloire, devant la collégiale Saint-Barthélemy à Liège ou imposant et tout en rondeur place Flagey à Bruxelles. Simple bloc de béton, structure de métal, coloré ou étonnant d’originalité, à toute heure du jour et de la nuit, pris dans le va-et-vient incessant des passants, j’aurais connu tant de postérieurs d’origines et de dimensions diverses qu’il m’aurait été impossible de les compter. Imprégné de cet étrange brouhaha, je me serais laissé bercer par les jours, sans lassitude ni question, curieux de découvrir ces nouveaux compagnons de quelques minutes ou quelques heures sans jamais en être comblé. Et si les déroutes d’un parcours m’y avaient mené, j’aurais seulement regretté de ne pas être plus doux, ni plus chaud pour servir de lit au plus pauvre des pauvres.
Mais, quoi que je puisse m’en conter, hélas, là n’est pas ma destinée. Je ne suis qu’un petit banc de bois seul, bien trop seul la plupart du temps, avec pour unique compagnon un vieux saule pleureur qui, lorsque le vent se lève, m’effleure du bout de ses branches.
Pourtant, çà et là au cours de l’année, quelques jours plus animés viennent secouer la monotonie de mon quotidien, quelques jours où je vois défiler nombre des habitants du village, la mine triste et la parole avare. Les bras chargés de potées de chrysanthème lorsqu’arrive le 1er novembre ou porteur d’un petit brin de buis béni le dimanche des Rameaux. Ces jours sont pour moi les plus passionnants de l’année et je ne me sens jamais aussi vivant que lorsqu’on se souvient des morts. Ne m’en tenez pas rigueur, je jouxte le petit sentier de terre qui conduit au cimetière et je n’ai pour me distraire que quelques trop rares enterrements.
Oh ! Je reçois bien de temps en temps la visite d’un malheureux qui cherche à l’écart de la lente mouvance du village un endroit encore plus vide et dépouillé de tout frémissement pour venir épandre la terne mélancolie de sa dépression. Il arrive également que la pauvre Mathilde, qui voici quelques mois a perdu le plus jeune de ses fils d’une crise d’asthme sévère, s’asseye un peu lorsqu’elle vient lui rendre visite. Elle me baigne alors de ses intarissables larmes à m’en fendre le cœur avant de se moucher bruyamment en faisant fuir tous les volatiles des environs. Mais, ces derniers temps, elle s’est faite plus rare, sans doute rattrapée par la réalité d’un quotidien encombré de deux autres solides bambins bien vivants ceux-là et quémandant sans répit ses soins. Puis, en fin de matinée, quand le soleil se force un chemin entre les branches du saule pour venir me chauffer le bout des planches, je sers de couchette au chat du boulanger. C’est un animal paisible, dont la compagnie n’est pas désagréable bien qu’il soit vieux et bien malingre mais il a malheureusement la fâcheuse habitude de se faire les griffes sur mon dos ce qui me hérisse au plus haut point.
Voilà pourquoi, ce matin, après plusieurs semaines de morne platitude, alors que les premières pousses de pissenlits commencent à me chatouiller les pieds, je n’ai pu refréner ma joie en voyant se pointer le gros Fernand, l’ouvrier communal qui endosse, quand le besoin s’en fait sentir, la casquette du fossoyeur. Avec sa mine renfrognée, sa moustache mal taillée, ses sourcils épais et ses grandes mains rouges si râpeuses, on le dirait fabriqué tout spécialement pour cette besogne. Sans doute suis-je un des seuls à le voir s’approcher avec bonheur. Il est venu vers moi de son pas lourd et cavalier, tel l’éclaireur annonciateur de festivités prochaines et, d’ici là, je n’aurai de cesse de scruter le bout du sentier, me tenant prêt pour ne manquer aucune miette du cortège vibrant de vrais et faux éplorés.
Les cloches de l’église sonnent un triste glas depuis de longues minutes déjà lorsqu’apparaît le devant de la grosse berline noire qui fait office de corbillard. La rumeur ne m’a pas atteint dans mon petit coin perdu et je ne sais qui remercier pour ce jour de divertissement inattendu. Il est vrai que le père Jules n’était pas au mieux de sa forme, j’ai entendu sa cousine le murmurer à Germaine lorsqu’elle est venue fleurir la tombe de sa mère le deuxième dimanche du mois de mai. Mais la curiosité me titille les planches alors que la voiture passe lentement devant moi en faisant crisser les pierres du chemin. Un vieil homme courbé et couvert d’un chapeau râpé la suit d’un pas incertain. Il est soutenu par une femme d’une quarantaine d’années dont le regard semble espérer une fin rapide à tous ces tralalas. C’est Émile, l’ancien menuisier du village soutenu par sa petite-nièce. Très probablement, le cercueil qui le précède et dont il ne peut détacher les yeux est celui de sa femme, Jeanne. Ils n’ont jamais eu d’enfant et Lucette, sa petite-nièce, est désormais la seule famille qui lui reste. Par habitude, je regarde encore passer les quelques amis et voisins qui accompagnent Jeanne jusqu’à sa dernière demeure mais, je ne sais pourquoi, je n’y trouve soudain plus rien de plaisant et même la tenue extravagante de mademoiselle Froment dont c’est la spécialité ne me distrait plus. Pourtant, elle s’est une fois de plus surpassée avec son chemisier vert pomme qui la serre plus fort qu’un de ces anciens corsets et d’où semble vouloir s’échapper ses attributs fraîchement regonflés grâce à la magie de la chirurgie esthétique. Elle est perchée sur des escarpins aux talons interminables qui lui donnent des allures d’échassier alors qu’elle tente en vain d’éviter les cailloux du sentier et risque l’entorse à chaque pas.
Voilà bien des années que j’ai planté ici mes racines. J’en ai déjà vu passer des enterrements mais j’étais loin d’imaginer que celui-là changerait ma vie pour toujours. Depuis ce mardi-là, je reçois la visite d’Émile presque tous les jours ; seules les fortes pluies le retiennent à la maison. Vers quatorze heures, je le vois emprunter le sentier, sa canne de bois tordu à la main et son éternel chapeau sur la tête. Il passe devant moi d’un pas lent et le souffle court avant d’entrer dans le cimetière dont il ressort un petit quart d’heure après, les yeux rouges et le cœur lourd. Puis, arrivé à ma hauteur, il s’assied le temps de s’éponger le visage de son grand mouchoir à carreaux et de reprendre sa respiration, puis il s’en retourne lentement chez lui.
Au début, il restait là assis, quelques minutes, silencieux, le regard perdu dans ses pensées, fixant ses vieilles chaussures qui semblaient avoir déjà fait le tour de la terre. Puis, petit à petit, la pause s’est prolongée, jusqu’à ce dernier jeudi où le soleil caressant de la fin de l’été était des plus doux. Alors qu’une petite brise faisait voler doucement les branches du vieux saule dans un froufrou délicat de jupon de femme et que deux jeunes mésanges bleues pépiaient dans les fourrés, Émile ouvrit la bouche et d’une voix tremblotante se mit à parler :
– Je suis bien ici, tout près de ma Jeanne, tranquille, dit-il.
Puis comme si une vanne invisible venait de s’ouvrir, il déversa un flot de paroles que je bus comme l’aurait fait un ami.
Je ne rapporterai pas ici les mots que j’entendis ce jour-là ni tous ceux qui suivirent. Je ne sais pourquoi, Émile m’a choisi pour être le témoin de ses confidences et je me sens la responsabilité du prêtre porteur du secret de son confessionnal. Laissez-moi juste vous dire qu’il me conta toute sa vie, ses joies, ses souffrances, ses amours, ses déceptions, ses fiertés, passant d’un épisode à l’autre, d’une émotion à l’autre, se perdant voilà bien des ans au hasard de ses souvenirs et des fantaisies de son vieux cerveau, avant de revenir sans transition à son triste présent. Sa mémoire s’apparente à un indescriptible mélange où je m’égare moi aussi mais dont je perçois le parfum savoureux de la sincérité, un parfum qui n’a pas de prix.
Bien des semaines se sont passées ainsi dans la simple complicité de nos deux solitudes et c’est tout naturellement au cours d’un de ces mémorables monologues qu’Émile m’apprit, sans mesurer l’importance que ses propos auraient pour moi, mes origines.
– C’est mon père qui m’a tout appris, commença-t-il. Déjà tout petit, j’aimais le rejoindre à la boutique comme nous disions à l’époque. C’était un lieu magique pour moi où je n’étais autorisé à rester que quelque temps, sagement assis dans un coin pour ne pas perturber le travail minutieux et précis que le bois requiert. C’est là que mon âme s’est imprégnée de l’odeur des copeaux et de la sciure fraîche. Le bruit strident de la scie ou celui régulier et sourd du marteau cognant la cheville de bois étaient comme une musique. Mon père ne parlait pas, concentré sur son ouvrage, son gros crayon rouge et plat coincé derrière l’oreille. J’étais tout particulièrement impressionné par les grosses roues de la scie à ruban qui tournaient si vite dans le vrombissement assourdissant du moteur. Les dents de la lame attaquaient sans pitié les morceaux de bois brut que mon père leur présentait. Dans mon esprit d’enfant, j’imaginais des offrandes faites à un monstre à l’appétit féroce toujours insatisfait. Longtemps encore après l’arrêt de la machine, elles tournaient sous l’effet de l’inertie avant de lentement replonger l’atelier dans un calme provisoire. J’observais ainsi mon père penché sur son établi de longues minutes durant jusqu’au moment où il me renvoyait avec un petit sourire : « Allez, va voir ta mère. » Je rejoignais alors à regret la cuisine qui jouxtait l’atelier, quelques copeaux dans mes cheveux bouclés. Jusqu’à ce jour que je n’oublierai jamais peu de temps après mon douzième anniversaire. C’était le début du printemps, il faisait déjà chaud dans la boutique et mon père dans sa salopette bleue transpirait à grosses gouttes sur son établi. J’étais assis dans mon coin habituel et je l’observais, il venait de terminer une table basse dans un beau bois de chêne robuste et y apposait la dernière couche de vernis. Il s’est tourné vers moi et m’a dit : « Monsieur Charles, le bourgmestre, m’a commandé un banc pour mettre près du cimetière, je ne sais pas trop pourquoi, mais bon, c’est lui le patron. Veux-tu m’aider à le fabriquer ? » Mon cœur s’est soudain arrêté de battre. Depuis longtemps je rêvais de ce moment-là sans y croire vraiment, le bois coulait depuis mon enfance dans mes veines et je voulais comme mon père devenir son artisan. Mon cœur s’est arrêté de battre à cette enfance pour se remettre à cogner plus fort au rythme de la scie, du marteau, du travail bien fait et de sa fierté, un rythme qui m’a depuis toujours accompagné. Guidé par les mains rugueuses et paternelles, c’est du bois brut que j’ai dégauchi de mes premiers coups de varlope maladroits que sont nées les planches qui t’ont construit. Ce n’est pas étonnant que tu sois un peu tordu, dit-il encore en riant de sa vieille voix cassée avant de se lever, comme si de rien n’était, pour regagner le village.
Je suis resté là, sans trop savoir que penser mais avec le sentiment d’être différent, comme délivré d’un poids que je portais sans en avoir conscience. La chose que je suis était soudain pourvue d’une genèse, d’une histoire, d’un passé et peut-être même d’un petit bout d’âme. Ces révélations dont Émile m’avait gratifié changeaient tout. Je n’étais plus un de ces bancs sortis de la chaîne d’une manufacture lointaine, j’étais devenu unique, particulier et donc irremplaçable et je m’en sentais comblé.
Les nouvelles habitudes d’Émile n’ont évidemment pas échappé aux regards des villageois qui souvent nous observent de la grand-route qu’ils empruntent très régulièrement pour se rendre à la ville voisine. Certains commentent avec verve ce curieux manège devenu le sujet principal des dernières rumeurs :
– Pauvre Émile, il ne s’en remettra pas. Il paraît même qu’il parle tout seul, là, assis sur ce banc, pendant des heures. Je me demande s’il ne faudrait pas demander au docteur Martin de le placer en maison de repos. Tout seul, à son âge, ce n’est pas bon.
Émile, dont les oreilles ne sont plus très fiables, ne se doute pas des controverses qu’il engendre et de toute façon il y a bien longtemps qu’il a appris à ne plus se soucier des ragots du village. Heureusement ! Comme sa petite-nièce habite une ville éloignée et ne semble que bien peu intéressée par le sort de son oncle, si ce n’est dans l’espoir d’un hypothétique héritage prochain, personne n’ose prendre la responsabilité d’effectuer les démarches pour un éventuel placement. Finalement, on le laisse mener sa vie tranquille tout en l’observant d’un regard teinté de curiosité mais aussi d’une certaine tendresse. C’est un des derniers anciens du village, un de ceux qui ont connu le temps d’avant, celui de la débrouille et de l’entraide, celui des artisans et des commères. Il fait partie de cette mémoire collective, de cet état d’esprit qui dans nos vies modernes bousculées se perd mais dont chacun se souvient avec nostalgie. Nombreux sont ceux qui possèdent encore, dans un coin de leur grenier, un meuble, une table ou même un tabouret fabriqué par les mains d’Émile ou encore par celles de son père. Il fait bien un peu peur aux enfants qui ont entendu dire qu’il était fou et s’éclipsent à son passage, mais finalement, il ne dérange personne et la plupart éprouvent à son égard beaucoup de respect et d’estime mêlés d’un brin de pitié.
Après un été calme et sans grosse canicule, l’automne a fait une percée spectaculaire. Les branches du vieux saule me fouettent sans ménagement sous les assauts d’Éole et de grosses gouttes de pluies froides s’écrasent inlassablement sur mon dos explosant en mille gouttelettes qui se faufilent au plus profond de mes fibres. Mais j’ai connu tant de vilains grains et de coups durs que plus rien ne me fait peur. Les pieds dans la boue, j’écoute le vacarme des éléments qui se déchaînent ; ce ne sont pas eux qui m’inquiètent.
Voilà plus de trois semaines qu’Émile n’est pas venu. J’ai d’abord mis cette absence sur le compte de ce mois de novembre froid et pluvieux, attendant patiemment son retour, m’arc-boutant sous l’assaut des intempéries en scrutant le bout du chemin à la moindre éclaircie, attentif au moindre crissement de pas. J’ai compté les heures, les jours, les semaines, les pierres du chemin et même les brins d’herbe qui se couchent à mes pieds sous les rafales d’un vent sans pitié. Moi qui croyais tout savoir de l’ennui, j’en ai découvert de nouvelles facettes, épluché toutes les turpitudes, goûté toute l’amertume. Cette solitude qui m’avait accompagné de si longues années avant l’arrivée d’Émile et que j’avais réussi à apprivoiser, je m’en étais désappris et me sentais désormais, en sa compagnie, désemparé et inutile. Durant ces heures interminables, avec un malin plaisir, ma mémoire s’est imprimée de ces quelques instantanés de nos derniers rendez-vous, appuyant sur les traits du visage un peu plus tirés, la démarche hésitante, la toux rebelle de mon ami. Des souvenirs que je me refuse de prendre en considération et que j’efface aussitôt. Mais, plus le temps passe, plus l’angoisse me tenaille.
Ce jeudi matin, la campagne est inerte et silencieuse, enserrée dans un carcan de givre signant un début d’hiver trop précoce. Il n’y a plus un souffle de vent ; les branches dénudées et immobiles du saule brillent de ces petits éclats de glace déposés par la nuit sous un soleil pâle bien impuissant à réchauffer quoi que ce soit. Pour la première fois de ma vie, je vois arriver le gros Fernand un pincement au cœur. Un bonnet de laine vissé jusqu’aux oreilles, le visage enveloppé d’un nuage blanc à chaque respiration, il passe devant moi, la démarche plus lourde encore qu’à son habitude et j’ai l’impression que chacun de ses pas m’écrase l’échine. À l’arrivée du corbillard, je ne peux quitter des yeux les petites feuilles rousses qui jonchent le sol comme pour repousser encore l’inévitable. Mais, j’ai beau m’en défendre, le pressentiment qui m’étreint depuis plusieurs jours déjà devient tristement réalité. Émile est parti rejoindre sa chère Jeanne et mes trop silencieux voisins me laissant seul à mon tour avec pour unique bagage, l’héritage de ses souvenirs. Pourtant, quelque chose est différent et un sentiment étrange me fait enfin lever les yeux. Le cortège long d’une bonne partie du village s’est arrêté à ma hauteur et tous les regards sont tournés vers moi me faisant, par ce geste nouveau et respectueux, cadeau d’une identité.
J’étais un petit banc, un petit banc de bois usé et insignifiant. Aujourd’hui, pour tous les villageois, je suis devenu le banc de l’Émile, le gardien de tous ses secrets et lorsqu’ils passent devant moi ils me regardent les yeux pleins d’estime et de tendresse. Je suis le banc de l’Émile et peu importe le temps qu’il me reste, pour rien au monde je ne voudrais changer de place.
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plumette
24/5/2021
a aimé ce texte
Beaucoup
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je n'imaginais pas qu'un petit banc de bois personnifié pourrait me procurer une si jolie émotion !
l'écriture soutenue, le sens de l'observation de l'auteur(e) donne à cette histoire une finesse et une couleur particulière qui m'ont enchantée.
Cette histoire est aussi le prétexte a l'évocation d'un temps qui disparait peu à peu avec ceux qui l'ont vécu.
Si le début m'a paru un peu long avec tous ces destins de bancs pourtant très bien documentés , je me suis prise au jeu à partir de l'enterrement de Jeanne.
un texte sensible , qui dit quelque chose de notre humanité, avec un angle de vue original.
Merci pour cette lecture!
Plumette
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Anonyme
25/5/2021
a aimé ce texte
Pas ↑
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je le vois emprunter le sentier, (...) je vois arriver le gros Fernand (...) je ne peux quitter des yeux les petites feuilles rousses qui jonchent le sol Je me demandais comment il faisait pour voir, le banc : ben voilà, il a des yeux. Je me complique la vie, des fois ! C'est à mon avis le gros problème quand on choisit de faire parler un objet. Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? (Alphonse de Lamartine) On décide que l'objet pense grâce à cette âme qu'on lui prête et on entre dans sa vie intérieure. Pas de problème, il s'agit d'une convention bien établie entre auteur/autrice et lecteur/lectrice. Seulement la question se pose : comment l'objet perçoit-il le monde, quels sens a-t-il à disposition ? Et là, si j'admets volontiers qu'un banc soit susceptible de ressentir les vibrations de l'air et donc d'entendre ce qu'on dit autour de lui, pour la vue je renâcle. Quel élément « corporel » pourrait entrer en jeu ?
Je me dis que je serais moins sceptique concernant les yeux d'un mobilier de village si vous ne m'aviez présenté d'emblée un banc très au fait de ce qui se passe dans le monde (pour les bancs) : comment notre banc qui se déclare isolé loin de tout et rarement fréquenté peut-il se montrer à ce point au fait des enviables conditions d'existence de ses congénères ? Ils ont monté un groupe facebook ?
Vous l'aurez compris, je n'ai pas admis les pré-requis indispensables pour entrer dans le récit et n'ai donc pas été convaincue même si je trouve l'histoire assez touchante. Il faut dire que l'égocentrisme de ce banc m'a agacée. En effet, Je ne rapporterai pas ici les mots que j’entendis ce jour-là ni tous ceux qui suivirent. annonce-t-il pour, deux paragraphes plus tard, citer verbatim un monologue d'Émile ! Ah, mais c'est que le vieil homme parle du banc qu'il a fabriqué...
Donc le texte n'a pas fonctionné en ce qui me concerne.
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hersen
21/6/2021
a aimé ce texte
Un peu
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Voilà une nouvelle un peu difficile à commenter, car elle véhicule tant de bons sentiments qu'on se sent comme un vandale de venir dire que le petit banc, il en fait un peu trop.
Et pourtant, c'est mon impression générale. Le choix de personnifier le banc peut marcher... jusqu'à un certain point. Car dès lors qu'on entre dans les histoires humaines, après avoir quitté les états d'âmes d'ordre général de ce banc, il n'est pas sûr que cela suffise. Car tout est très lisse, Emile, Fernand, la femme que l'on enterre, et même madame Froment, par le biais de ce banc dont on finit par se dire qu'il ne comprend pas tout, ce n'est pas possible que tout soit aussi lisse dans ce village ! L'écriture est nette et précise, ce n'est pas le problème. Je crois que j'aurais préféré un narrateur externe, fait d'un autre bois, plus humain. Un observateur. Je serais mieux entrée dans ce mélodrame où la mort est peut-être un peu trop présente.
Et, petite anecdote, ce texte m'a rappelé une nouvelle aux infos portugaises : un monsieur de 82 ans a décidé de construire un banc et de le placer sur le lieu de promenade de sa femme et lui-même, pour qu'elle puisse se reposer. Il s'est résolu à se lancer dans sa construction après avoir beaucoup demandé ce banc à la mairie, qui pensait sans doute à autre chose, à chaque requête !
cette histoire m'avait touché. il y a de cela dans cette nouvelle, mais j'aurais préféré que le banc reste banc.
merci pour la lecture.
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Corto
21/6/2021
a aimé ce texte
Bien
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Bonjour Myo, Je ne peux le nier, au début de cette nouvelle je me suis laissé embarquer. Eh oui je me suis même un peu senti essoufflé à essayer de suivre les pas rapides du jeune Rimbaud "sur un des plus beaux méandres de la Semois, là où la colline escarpée plonge ses racines dans l’eau capricieuse et rebelle de la rivière chantante.".
Le décor vu tout autour de ce banc "de ce coin perdu des Ardennes" je m'y retrouvais à nouveau, avec plaisir, avec souvenirs. Je me suis même un peu identifié à celui qui rêve au point de se prendre pour "le gardien du tombeau d’un chevalier ou même d’un géant". Mais honnêtement j'ai décroché lorsque les descriptions se sont multipliées, avec "la pauvre Mathilde", et puis "le gros Fernand", "le père Jules" etc.
Que manquait-il donc ? Un peu de piquant dans les descriptions, de l'inattendu, des rebondissements, et pourquoi pas un concurrent, banc de la ville prétentieux ou je ne sais quoi. Le monologue d'Emile tente d'ouvrir cette piste mais c'est insuffisant à mes yeux. L'évocation du climat ardennais est cocasse "j’ai connu tant de vilains grains et de coups durs que plus rien ne me fait peur", mais vous avez compris que pour moi l'intrigue aurait vraiment besoin d'être renforcée.
Bonne continuation.
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Louis
24/6/2021
a aimé ce texte
Beaucoup
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Le narrateur est un banc solitaire, pauvre chose que l’on ne remarque plus, que l’on ne voit plus, mais un banc sensible et conscient, qui souffre de sa situation. Sa parole nous révèle comment il finit par acquérir une dignité, une reconnaissance, un «bout d’âme », et l’acceptation sereine de sa condition.
Un banc en général sait offrir un point de vue, au regard et à la contemplation ; il sait faire voir comme ceux « qui offrent à leurs invités un point de vue à couper le souffle sur un des plus beaux méandres de la Semois » ; un banc donne à voir, mais lui-même, on ne le remarque pas, ou si peu, à peine, et le pauvre banc de cette histoire, moins encore ; insignifiant il ne reçoit plus un seul regard.
Il souffre de la solitude. Pire de l’indifférence.
Il est devenu transparent, on ne le voit plus, on remarque seulement, à travers lui, les saisons qui passent : « je me fonds au décor selon les caprices du temps »
Dans l’indifférence, dans l’absence de regard et de reconnaissance, l’impression éprouvée, très douloureuse, est celle de ne pas exister, celle de n’être rien.
Souffrant de ne pouvoir offrir un regard, le banc de cette histoire en vient à se regarder lui-même, à faire le constat de soi, à réfléchir son existence évanescente.
Il rêve donc d’être vu. Non pas tant pour lui-même, égocentriquement, mais pour le regard qu’il permet quand, dans le temps d’une pause, dans la parenthèse d’une vie affairée, il invite à interrompre sa course pour laisser place à la contemplation ; non pas par narcissisme, mais dans le désir que l’on voie par lui, lui qui dirige, oriente le regard, sans que l’on oublie le "doigt" qui montre et indique l’image remarquable, un panorama, un point de vue.
Là, sur un banc, on trouve le repos, on revient à soi, on se soustrait l’espace d’un instant à l’effort permanent de se relier au monde. Là est permis la vue sur un coin du monde et ses beautés : «Chaque été, j’aurais accueilli de bucoliques touristes venus de tous horizons et me serais enorgueilli de leurs regards émerveillés ou religieusement recueillis devant le spectacle féérique livré par la nature généreuse » Là encore, sur un banc, se trouve facilité le regard sur soi, dans une introspection, ou une rétrospection. Ainsi le banc est-il le lieu de rencontre de J. L. Borges avec lui-même, en un dédoublement fantastique, Borges âgé et Borges jeune : « Il devait être dix heures du matin. Je me reposais sur un banc face au fleuve Charles (…) à l’autre extrémité de mon banc, quelqu’un s’était assis » (dans la nouvelle : L’autre in Le livre de sable)
L’être d’un banc est relationnel : lieu d’une rencontre de soi avec soi, comme dans la nouvelle de Borges ; lieu d’une rencontre des humains avec l’environnement, et celle des humains entre eux.
Le banc solitaire de cette histoire désire être un autre, pas autre chose, non, mais un autre banc, rester le même, un banc toujours, mais différent, mais autre. Il ne désire pas changer sa nature spécifique, mais trouver une identité singulière, en un autre lieu, parce que l’être d’un banc est lié à l’endroit où il se trouve, entretient en lien étroit avec l’espace qui l’environne.
Il rêve d’être un banc public, un banc "en vue" ; imagine être un lieu de vie en « amicale compagnie », un banc forestier pour pique-nique, ou un banc qui indique des monuments célèbres.
Il n’a jamais bougé de ce banc fixé à son lieu, mais il sait tout des membres de son espèce. Tout banc est immobile, et favorise l’immobilité des passants ; un banc n’est pas voyageur, mais le temps d’arrêt du voyage, l’instant fixe du passage, le moment du repos qui redonne au corps l’énergie du mouvement. Il sait tout pourtant des autres bancs, et sait tout de l’humaine condition. Il sait parce qu’il est le confident des voyageurs, des humains de passage. Il rappelle le personnage, nommé Novecento par Alessandro Baricco, dans le magnifique monologue, écrit sous forme d’une nouvelle ‘’Novecento le pianiste’’, adapté au théâtre ( dernièrement par André Dussolier. Le texte a été aussi adapté au cinéma par Giuseppe Tornatore, l’auteur de Cinema Paradiso, dans un film intitulé : La légende du pianiste sur l’océan.) Novecento est né sur un transatlantique, le Virginian, qui fait la traversée entre l’Europe et les États-Unis, et, abandonné par ses parents, il y a toujours vécu, sans jamais être descendu du navire, sans avoir jamais mis pied à terre. Le monde, il ne l’a jamais vu. Et pourtant il connaît certaines villes, comme New-York, dans leurs moindres détails - leurs rues, leurs odeurs, leurs bruits -, sans jamais y avoir mis les pieds. Il n’a jamais vu que le bateau et l’océan. « Mais ça faisait vingt-sept ans que le monde y passait, sur ce bateau : et ça faisait vingt-sept ans que Novecento, sur ce bateau, le guettait. Et lui volait son âme. Il avait du génie pour ça, il faut le dire. Il savait écouter. Et il savait lire. Pas les livres, ça tout le monde peut, lui, ce qu’il savait lire, c’étaient les gens. Les signes que les gens emportent avec eux : les endroits, les bruits, les odeurs, leur terre, leur histoire... écrite sur eux du début à la fin. Et lui il la lisait, et avec un soin (…) Chaque jour il ajoutait un petit quelque chose à cette carte immense qui se dessinait peu à peu dans sa tête, une immense carte, la carte du monde. [...] Et ensuite il voyageait dessus, comme un dieu, pendant que ses doigts se promenaient sur les touches de son piano » Novecento ne voyage pas dans le monde ; son navire, qui fait toujours le même trajet, est comme immobile, mais c’est le monde qui traverse son navire, sous son regard, et fait entendre tous les sons et toutes les rumeurs de la vie.
Le banc devenu solitaire en a vu passer du monde, lui qui est là depuis si longtemps ; sur le chemin du cimetière où il se situe, il en a vu et entendu des humains qui ont fait leur voyage, partout sur terre, et dans l’existence. Ce banc-novecento navigue immobile sur le chemin entre la vie et la mort. Il en sait long sur tous les ports d’attache, connaît les amarres de l’existence, et aussi les dérives mortelles.
Mais il est seul, désormais : « Je ne suis qu’un petit banc de bois seul, (…) avec pour unique compagnon un vieux saule pleureur » Seul, en intimité avec le deuil et la mort. Il n’y a de vie autour de lui qu’à l’occasion des enterrements ; ou le jour des morts, début novembre. Il est, pour les rares humains qui le fréquentent encore, un lieu de soulagement et de recueillement, dans cet écart du monde à proximité des défunts, où l’on se laisse aller tout entier à son chagrin.
Tout change quand Émile, après le décès de sa femme, prend le banc-narrateur pour confident. Ce vieux menuisier du village à proximité lui apprend ses origines. Il lui révèle qu’il est l’artisan qui l’a fabriqué. Il est en quelque sorte son "père" géniteur. En lui donnant un passé, « une histoire », et un surcroît « d’âme », il humanise plus encore ce banc, déjà très anthropomorphe. Le narrateur prend ainsi conscience de son identité singulière, il n’est pas une chose parmi d’autres, un objet impersonnel produit en série dans une « manufacture » industrielle ; il est une création, l’œuvre unique d’un artisan qui a mis une part de sa subjectivité et de son humanité dans ce qu’il a conçu et réalisé de ses mains.
Le banc de cette histoire ne rêve plus alors d’une place ailleurs, il a trouvé ce qui le lie, ce qui l’attache à son poste, à ce lieu où il est fixé, là, au bord du chemin qui mène au cimetière, orientant doublement les regards, vers cette vie, si éphémère, et du côté de l’au-delà, et son éternité.
Ce banc émeut, assise de tant d’humanité
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ANIMAL
27/6/2021
a aimé ce texte
Bien ↑
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Je trouve un charme un peu désuet à ce texte. La personnalisation des objets, ici en l'occurrence un banc, permet de tracer quelques portraits savoureux d'une région et des gens qui l'habitent.
J'ai un peu décroché avec le monologue d'Emile qui relègue le banc en arrière plan mais dans l'ensemble j'ai aimé cette chronique de village.
Le récit est très visuel et permet de s'imaginer le contexte.
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