Judith rageait sur la banquette arrière en consultant sa montre une fois de plus. C’était bien sa chance. Le taxi n’avançait pas dans les embouteillages. Avec un accent à couper au couteau, dans un allemand approximatif, le chauffeur lui avait dit en souriant dans le rétroviseur « Je Polonais, il y a un mois je suis taxi » mais trop tard, elle était déjà installée et ils avaient parcouru deux cents mètres. Il l’avait ensuite rassurée : il connaissait parfaitement l’itinéraire pour se rendre rapidement à l’aéroport, c’était un trajet qu’il effectuait souvent. Il patientait en tapotant son volant, en sifflotant l’air qu’il entendait à la radio, une stupide musique assenant ses coups de basse sans ménagement. Judith essaya une nouvelle fois :
- Vous ne pourriez pas prendre un itinéraire plus rapide ? - Je prends le mieux. - Je peux vous donner une prime, assura-t-elle en sortant son portefeuille de son sac de cuir. - Pas la peine. Je fais le mieux.
Judith s’en trouva réduite à regarder autour d’elle, les voitures bigarrées et les bus limaçant à travers les rues, asphyxiant les passants qui pressaient le pas sous la pluie. La ville bouillonnait, l’agitation était palpable, et elle était assise sans rien pouvoir faire sur ce siège trop dur.
Heureusement, tout s’était bien passé jusque là : elle avait réussi à signer un contrat qui n’était pas gagné d’avance, avec cette grosse entreprise électronique. Elle avait assuré un superbe chiffre d’affaires pour sa boîte, et pourrait négocier une augmentation de salaire sans problème, voire même un avancement décisif dans son plan de carrière. Et si l’entreprise rechignait, elle irait ailleurs, faire valoir ses capacités indiscutables. Judith rajusta son col, croisa ses jambes un peu plus haut, rectifia sa position sur le siège, et commença le panorama des sociétés qui pourraient bientôt bénéficier de son savoir-faire. À Paris, les entreprises informatiques ne manquaient pas. Mais elle souhaitait rester dans sa province. La qualité de vie y était si bonne, sa maison l’enchantait même si elle avait d’abord été réticente à s’installer dans un mini manoir qui exigeait une femme de ménage trois fois par semaine. Et puis, là où elle était, elle était proche de la capitale ; en moins d’une heure de train, elle était au cœur de Paris, pour assister aux spectacles les plus tendances, dîner avec des anciens amis de la fac, ou rencontrer des fournisseurs et des clients…
Le taxi se traînait lamentablement dans les rues chagrines, et Judith chercha à se distraire en se demandant comment pouvait être cette rue soixante ans auparavant, ruinée par un conflit sans justification. Mais la guerre a-t-elle parfois de bonnes raisons d’être ? Les passants devaient alors être rares et moins gras, pressés aussi, pour gagner un abri au fond d’immeubles aveugles ; aucun magasin n’étalait ses vitrines lumineuses éclairant une pléthore de marchandises et l’air charriait une odeur de fin d’un monde. Quelle connerie la guerre ! Aujourd’hui, elle existait encore, mais était économique. Pas question de laisser des marchés aux autres, qu’ils soient Allemands ou Français. On ne haïssait plus l’autre, qu’il soit Français ou Allemand, on devait être meilleur que lui, pour survivre. Un nouveau coup d’œil à sa montre la ramena à des considérations immédiates. Dans le rétro, l’œil du chauffeur l’observait.
- Ça va être rapide maintenant. - Oui, oui… répondit-elle d’un ton évasif.
Il lui avait déjà promis cela trois fois. C’était sa faute, aussi. À l’heure de pointe, elle aurait dû prévoir de prendre de l’avance. Mais l’entretien avait pris plus de temps que les précédents, puis ils avaient fêté l’accord autour d’un verre, elle était passée à l’hôtel prendre ses bagages, et avait attendu un taxi dans une rue pourtant très fréquentée. Et tomber sur ce Polonais qui avait mis « Radio Varsovie » et sifflait maintenant un air folklorique entraînant d’autant plus obscène que la voiture était arrêtée depuis trois minutes… c’était le pompon ! Maintenant, elle l’avait raté, c’était sûr ! Ils étaient encore en centre-ville, il restait au moins quinze kilomètres pour arriver à Schönefeld, et même si la circulation était fluide sur l’autoroute, elle n’arriverait jamais à temps. Elle sortit son billet et le lut in extenso pour passer le temps : vol 7451 Berlin - Paris, 17 heures 15. Machinalement, elle lança encore un regard à son poignet. Déjà dix-sept heures huit, l’enregistrement des bagages était terminé. Elle devrait prendre le prochain vol. Les panneaux indiquaient maintenant l’accès imminent à l’autoroute, Judith espérait qu’ils allaient enfin avancer.
Une demi-heure plus tard, elle remerciait le chauffeur qui, avec un large sourire, posait ses bagages sur un chariot. Il semblait ne pas avoir compris qu’il lui avait fait rater l’avion. Judith se dirigea vers un comptoir pour échanger son billet. Elle continuait à regarder sa montre comme s’il y avait encore un enjeu. Une fois le supplément réglé, elle se soumit aux divers contrôles ; elle était en avance maintenant, alors elle acheta un magazine et s’installa en salle d’attente. Elle essaya de s’intéresser à la grippe aviaire, aux premières décisions de la nouvelle chancelière, ou aux problèmes de l’Europe, mais elle était trop énervée par son succès face à ses clients et par le retard du taxi pour se concentrer sur un article quelconque. Elle regardait sans arrêt l’horloge murale et trouvait cette fois que la grande aiguille n’avançait pas. Elle avait hâte de rentrer chez elle. La nuit serait tombée quand l’avion atterrirait et elle n’aimait pas traîner dehors la nuit. Elle devait rentrer chez elle en train, mais aucune inquiétude de ce côté, les trains roulaient jusqu’à plus de minuit et elle ne craignait pas vraiment les mauvaises rencontres, la ligne étant calme. Elle décroisa les jambes, se relaxa.
- Bonjour… Française ?
Judith se tourna vers l’inconnu qui venait de s’asseoir à côté d’elle. Grand, brun, sûr de lui, il posa sur le siège voisin un attaché-case en cuir noir.
- Comment le savez-vous ? - Ça se voit. Je reconnais toujours une Française… le chic parisien ! - Vous plaisantez, dit doucement Judith qui se demandait à quoi on pouvait bien voir qu’elle était Française, puisque le magazine qu’elle tenait était rédigé en allemand. - Je vais vous dire un secret : à chaque fois que je vois une jolie jeune femme, je parie qu’elle est Française. Je lui demande si elle est Française, si elle dit oui, je dis que j’avais deviné ; si elle dit non, j’improvise sur le charme et l’exotisme des belles étrangères.
Judith sourit devant la franchise du séducteur qui découvrait ses ficelles. Il regardait les avions manœuvrer sur le tarmac, et dit soudain :
- On a de la chance de prendre cet avion. - Pourquoi ? dit Judith étonnée, s’attendant à l’entendre dire que cela leur permettait de se rencontrer. - Le précédent, il ne fallait surtout pas le prendre ! - Pourquoi ? reprit-elle en se redressant, vraiment intéressée cette fois. - J’ai entendu à la radio, en venant… Je ne dis pas ça pour vous faire peur, au contraire, je crois que c’est plutôt bon signe… L’avion précédent, à destination de Paris, celui de 17 heures 15, il s’est crashé. Dans la campagne, près de Magdebourg. Ils ne savent pas encore s’il y a des survivants. C’est ce qu’ils ont dit à la radio. - Vous êtes sûr ? risqua-t-elle d’une voix faible. - Oh oui, tout à fait. J’ai tendu l’oreille quand ils ont parlé du vol Berlin - Paris, puisque je me rendais moi-même à l’aéroport pour un vol sur cet itinéraire.
Judith sentit un immense frisson lui parcourir le dos. Le précédent… le vol 7451 Berlin - Paris. Celui qu’elle avait raté. Une boule énorme lui emplit la gorge. Elle serait à cette heure un résidu de cendres qu’un vague cousin devrait identifier. Des nœuds se formèrent dans ses jambes, son estomac remonta jusqu’à lui envahir la bouche, elle se mit à haleter. Elle sortit son mouchoir et en couvrit son visage.
- Ça ne va pas ?
Elle acquiesça en silence, pour le rassurer. Elle avala sa salive et prononça d’une petite voix apeurée :
- Et pourquoi ce serait bon signe ? - On ne peut pas supposer deux crashes sur la même ligne le même jour ! exulta l’inconnu, ravi de sa démonstration. Alors, calmez-vous, ne vous mettez pas dans cet état… Vous avez peut-être déjà peur d’avance, quand il s’agit de monter dans un avion ? - Non…
Judith accompagna sa réponse d’un signe de tête, pour affirmer son intrépidité. Elle continua :
- Je devais prendre le précédent, je l’ai raté.
L’inconnu reçut une douche froide qui le mit dans l’impossibilité d’ajouter quoi que ce fût. Il sortit un magazine de son attaché-case et y plongea le nez. Judith l’observa à la dérobée. Si elle n’était pas aussi angoissée, elle se serait dit qu’il était finalement facile de se débarrasser des importuns. Il suffisait de pulvériser un parfum de mort dans leur direction. Elle commençait à respirer mieux. Elle regarda à son tour ces gros oiseaux rigides se déplacer avec lenteur sur la piste immense. Elle pensait à l’Albatros et leurs ailes de géant la glaçaient d’horreur. Le couperet était passé si près qu’elle en frissonnait encore. Sa tête bourdonnait, elle ne pourrait plus jamais se concentrer sur rien. Elle vivait du rab. Qu’allait-elle en faire ? Avait-elle des obligations, face à ceux qui n’avaient pas eu la chance de tomber sur un chauffeur de taxi novice ? Peut-être n’étaient-ils pas tous morts ? Peut-être même n’y avait-il que des rescapés ? Peut-être autant mourir comme ça, puisqu’il faut partir un jour ? Mais pas maintenant !
Le haut-parleur appela les passagers d’une voix aseptisée. Son voisin se précipita sans un regard derrière lui. Elle regarda encore une fois le ballet des monstres de tôle et de technologie. Y avait-il un risque ? La loi des séries ? Un instant, elle envisagea de courir hors de l’aéroport ; elle se retourna vers le couloir qu’elle avait tout à l’heure emprunté. Un flot de voyageurs arrivait. Si eux avaient confiance, pourquoi pas elle ? Et puis, il y avait ses bagages déjà enregistrés. En plus, elle était pressée de rentrer. Elle se leva lourdement et emporta son sac. Une hôtesse souriante attendait au bout du couloir dénudé, elle vérifia ses papiers et Judith se dirigea vers sa place après avoir décliné d’un signe de tête l’offre de service d’un aimable steward blond. Elle avait l’habitude des vols, elle s’installa et chercha à faire le vide au fond d’elle. Peu d’enfants sur ce vol, le frôlement des passagers qui s’installent, leurs murmures, le tout propice à l’introspection. Les minutes lui parurent des heures. Comment réussir à ne penser à rien ? Elle dirigea son esprit vers sa réussite récente. Elle allait négocier serré pour obtenir une promotion. Elle passait en revue pour la dixième fois le nom des entreprises qu’elle pourrait contacter au cas où la sienne mépriserait ses compétences. Elle pesait le pour et le contre de chaque solution, cherchait la meilleure façon de présenter l’alternative à son patron si celui-ci rechignait à la promouvoir… Décidément, pas facile de faire le vide.
Son voisin s’installa en la saluant en allemand. Celui de la salle d’attente devait se planquer derrière son journal. Elle ne l’avait pas cherché. Elle ne s’intéressait pas aux couards. L’avion était maintenant rempli. L’hôtesse fit sa démonstration habituelle puis annonça un communiqué du commandant de bord.
« Mesdames et messieurs, vous êtes peut-être au courant de l’épouvantable tragédie que notre compagnie vient d’avoir à déplorer. Si le bilan est encore inconnu, notre direction a tenu à vous informer aussitôt des raisons probables de cet accident : le pilote a été atteint d’une grave attaque, vraisemblablement une rupture d’anévrisme, et le second n’a apparemment pas réussi à le remplacer. Nous tenons à vous assurer que nos appareils font l’objet de contrôles plus fréquents que ne l’exige la législation. Je vous souhaite un bon voyage sur notre compagnie. »
Il réitéra son message en français, dans le brouhaha des voix étonnées ou indignées. Deux hôtesses s’approchèrent en discutant à voix basse, Judith comprit une partie de leur conversation et inféra pour deviner le reste. Dietrich, le commandant de bord, semblait s’être disputé avec sa femme avant le départ, cela lui aurait provoqué une attaque cardiaque ou nerveuse, et le second en étant à son deuxième vol, la relève avait connu un problème fatal. Judith espérait que ce commandant de bord était célibataire. Elle espérait aussi qu’il y avait de nombreux survivants. Elle remercia encore une fois dans son for intérieur le taxi Polonais. L’Europe avait parfois du bon.
Elle ferma les yeux et essaya de faire tomber la tension qu’elle avait senti monter tout au long de cet après-midi. Elle s’imagina rentrée chez elle, installée dans son fauteuil de cuir blanc, en train d’admirer la statuette de bronze qu’elle avait gagnée à un jeu télévisé. Elle aimait cette sculpture à la fois pour ce qu’elle était, un bel objet qui ne déparait pas son salon contemporain, et pour ce qu’elle représentait, sa propre victoire face à une cinquantaine de candidats, sur le plan de la culture générale. Elle caresserait la statue. Elle ne se lassait pas de l’admirer, de la toucher, elle lui parlait même. Pas la peine de la nourrir ou de changer une litière. Elle étendit ses jambes devant elle, prit un soda qu’elle but d’une traite, et visualisa son salon ; elle en aimait la couleur chaude des murs, l’éclairage tamisé, et chaque objet qu’elle avait choisi avec amour, de la série de statuettes chinoises aux lithographies originales de Dali. Après quelques nuits à l’hôtel, elle appréciait de revenir à ses pénates. Son cœur se serra quand l’avion démarra sa course lente sur le tarmac, et se comprima un peu plus quand il amorça sa montée. Si c’était son dernier voyage ? La loi des séries était contredite par les statistiques : deux avions de la même compagnie crashaient rarement à la suite l’un de l’autre. Elle ne risquait rien. Elle se força à se calmer. Elle observa les voyageurs alentour, des hommes d’affaires pour la majorité, quelques enfants seuls avec une petite pancarte au-dessus de leur manteau, qui allaient sans doute retrouver l’autre parent. Trop énervée pour lire, elle chercha lequel de ses voisins avait une perruque, critiqua le maquillage de la dame de l’autre côté du couloir, désapprouva l’attitude du gros enfant roux qui quittait sans arrêt son siège du bord de l’appareil. Elle ne se calma réellement qu’au moment où le commandant les remercia de leur patience et leur souhaita une bonne soirée. Elle respira à pleins poumons l’air industrialisé de l’aéroport. Elle héla un taxi, sans oser demander à l’homme qui le conduisait s’il était en France depuis longtemps ou s’il risquait de lui faire rater sa correspondance, et elle se retrouva bientôt sur le quai de la gare.
Le soir était froid, le train avait du retard, Judith grelottait dans son tailleur gris perle. Ils étaient peu nombreux à attendre à cette heure. Elle pensait encore aux corps calcinés qui ne trembleraient plus jamais dans la campagne environnant Magdebourg, et ses frissons s’intensifièrent. Peut-être n’y avait-il que quelques blessés… On devait savoir, on devait l’avoir annoncé à la télé, au journal de vingt heures. Elle saurait demain.
Le train finit par arriver. Le compartiment était presque vide, un jeune homme, quelques mètres plus loin, faisait face à Judith. Elle regarda par la fenêtre les lumières citadines ; et finit par se retourner, en sentant le poids du regard posé sur elle. Le jeune homme, brun mal rasé, la regardait avec insistance. Il sembla même à Judith qu’il lui avait adressé un clin d’œil. Elle sentit la panique monter en elle. Elle fit mine de consulter son agenda, puis releva subitement la tête ; le regard du jeune homme la jaugeait toujours. S’il descendait au même arrêt qu’elle, elle remonterait jusqu’à la station suivante. Elle préférait payer une amende que risquer de se retrouver face à face avec un vicieux. Le train roulait vite, elle était déjà arrivée. Elle prit ses bagages et se dirigea vers la porte en regardant le jeune homme du coin de l’œil. Il ne fit pas mine de bouger. Elle descendit. Sa voiture était toujours garée au même endroit sur le parking. Elle mit le contact. Elle s’attendait à trouver la batterie déchargée, mais la voiture démarra. Les phares étalaient leur lumière sur la chaussée humide, au bord de la route les arbres balançaient leur maigre chevelure sombre, quelques oiseaux de nuit volaient bas au-dessus des prés.
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Pierrot râlait en arpentant la maison. Il en avait assez de sa vie. Il vivotait, tournait en rond, il n’y avait aucune perspective pour lui ici. Il allait finir par suivre son instinct, partir, loin, le plus loin possible. Il rêvait depuis longtemps de s’installer au soleil, sur un transat bariolé, sous des cocotiers à peine agités par un ultime souffle de vent chaud. Ici, il n’y avait rien pour lui. Pas de travail, pas d’argent, pas de femme, pas d’avenir. Sa mère ne cessait de lui répéter qu’à son âge, c’était pas sérieux que les autres l’appellent encore Pierrot. S’il avait su se faire respecter, on l’aurait appelé Pierre. Il n’était pas d’accord, depuis toujours, tout le monde l’avait appelé Pierrot : les parents et les frères à la maison, les copains dans la rue, les instits à l’école… Ah, ceux-là, c’était bien à cause d’eux qu’il en était là. Jamais un encouragement, jamais un mot gentil. Toujours le premier à qui on donnait les corvées, le dernier à qui l’on expliquait, comment s’étonner après qu’il ne progressait pas… Il ne comprenait pas aussi vite que les autres, on aurait dû lui expliquer plus longtemps, plus en détail, au lieu de ça, tout le monde le dénigrait. Il avait été bien content quand ses parents lui avaient laissé quitter l’école à dix-neuf ans ; ils n’avaient pas voulu avant, à cause des allocations familiales ; alors, il était inscrit, mais y allait le moins souvent possible.
Pierrot tapota le culot de sa lampe torche. Il continuait à fureter, ouvrir les tiroirs, en explorer le contenu d’une main impatiente. Il avait repéré cette maison vide deux jours auparavant. Il était revenu le lendemain soir, pour constater qu’aucune lumière ne s’allumait le soir. Il avait rôdé plus près, pour savoir s’il y avait un chien de garde pour protéger cette grande baraque isolée. Rien. Il s’était même approché pour chercher une alarme. Il y en avait bien une, un système ancien qu’il connaissait comme sa poche. C’est pas ici qu’il trouverait de quoi se payer une tranche de vie au soleil. Pas d’argenterie, de bibelots précieux, de tableaux. Juste des reproductions, quelques statuettes, une plus grande, presque une statue, horrible, dans le salon, une sorte de femme avec un livre sur la tête. Il n’allait quand même pas emporter le piano ! Il allait monter pour chercher des bijoux dans la chambre. L’escalier grinçait et il sourit : heureusement qu’il n’y avait personne dans la maison. Il entendait encore les récriminations de sa mère, quand il avait quitté la maison : « Où c’est qu’tu vas ? ». Il avait répondu que ça ne la regardait pas. « Tant qu’tu vis chez moi, tu m’dis où tu vas ! À c’te heure, c’est toujours pas à l’ANPE… ». Il avait claqué la porte sans lui répondre. En dix ans de chômage, l’ANPE ne lui avait jamais rien proposé.
Il avait bien eu quelques contrats d’intérim, mais il s’était débrouillé pour les trouver tout seul. La femme rousse aux gros seins qui reposaient sur son bureau lui avait trouvé une formation d’apprenti-boucher. Mais il détestait mettre ses mains dans la barbaque. En plus, son patron pensait qu’à vingt ans, il était trop vieux pour être apprenti. Pierrot avait vite fait de ramasser ses affaires et de fiche le camp. Il s’était débrouillé tout seul, même il était sûr qu’on l’avait rayé des listes. Dommage que ça fasse un chômeur de moins dans les comptes des patrons et de ces salauds du gouvernement.
La chambre était vaste, sa lampe torche lui montrait un chevet sur lequel reposait une boîte à bijoux. Même s’il n’y avait personne à l’intérieur et pas de voisin proche, il valait mieux être prudent et ne pas allumer la lumière. C’était préférable de passer à côté d’un bon coup que se faire prendre. Il s’empara des chaînes et des boucles qui traînaient dans la boîte. Demain, il les porterait à Jojo, qui lui en donnerait bien quelque chose. Il n’allait pas perdre son temps à les évaluer maintenant. Il passa dans les chambres voisines, puis redescendit. Pas vraiment fructueuse, sa virée nocturne. Son sac contenait quelques statuettes, un peu d’argent trouvé dans une poterie, des bijoux douteux. Ça ne serait au moins pas trop lourd à porter jusqu’à sa voiture, garée plus haut dans le petit bois. Il éclaira encore une fois les images sur le mur. Ça ne devait pas valoir grand-chose, ces espèces de montres dégoulinantes sur atmosphère glauque. Il tourna la tête en grimaçant : qui d’autre qu’un barjot ou un extra-terrestre pour peindre de telles horreurs ? Il allait partir, il ferait mieux la prochaine fois. Absorbé par sa quête, il n’avait pas entendu la voiture arriver. Le bruit de moteur se fit soudain tout proche, s’étouffa puis s’arrêta. Une porte claqua. Pierrot se précipita derrière le rideau séparant la salle du salon.
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Judith avait les articulations qui lui faisaient mal, des sortes de nœuds dans les jambes. Heureusement que toutes les journées n’étaient pas aussi agitées. Elle s’était en plus sentie stupide quand elle avait vu que le jeune homme du train ne l’avait pas suivie, et c’était cette impression de vanité qu’elle devait chasser. Malgré l’heure tardive, elle prendrait un bain. Judith appuya sur sa télécommande pour ouvrir la porte de garage puis sur sa clef pour verrouiller la porte de son coupé cabriolet ; elle se dirigea vers le tableau de contrôle pour couper l’alarme et s’aperçut que celle-ci n’était pas branchée. Elle était pourtant sûre de l’avoir activée avant de partir… à moins que ça n’ait été la fois d’avant. Elle était trop fatiguée pour chercher à se rappeler. Elle passa une main lasse sur son visage chiffonné, dans l’impatience du bain régénérant. Elle ouvrit la porte de communication entre le garage et le couloir, balança ses escarpins devant elle avec un soupir de soulagement, alluma la lumière dans toutes les pièces qu’elle traversait, comme chaque fois, pour affirmer sa présence et sa possession et se dirigea vers le salon, pour déposer ses bagages. Elle irait prendre un verre de lait au frigo après le bain, puis enfin dormir, terminer cette journée riche en émotions contradictoires au fond de son lit douillet. Seule, mais tranquille.
Elle alluma le lustre du salon, et poussa un petit cri en constatant un désordre inhabituel : si elle n’était plus certaine pour l’alarme, elle savait qu’elle ne serait jamais partie avec des tiroirs ouverts, des livres jonchant le sol, les couvercles des poteries en travers des étagères. Son regard balaya la pièce et s’arrêta sur le rideau qui semblait bouger. Ses yeux s’arrondirent alors que la stupeur étranglait un cri dans sa gorge. Des pieds derrière le rideau. Il y avait quelque chose sur ces pieds. Quelqu’un plutôt. Quelle journée ! Rentrer chez elle pour surprendre un cambrioleur ! Un instant, elle se demanda comment réagir.
Pierrot s’en voulut de s’être caché. Pourquoi il fallait toujours qu’il soit plus lent qu’un autre à comprendre ce qu’il fallait faire ? Il aurait dû comprendre que la voiture était rentrée au garage et qu’il avait le temps de fuir par la porte d’entrée déverrouillée. Quand il entendit la porte du couloir s’ouvrir, qu’il vit la lumière, il comprit qu’il avait fait le mauvais choix et qu’il était trop tard pour se rattraper.
- Sortez de là, je vous ai vu ! dit Judith qui avait finalement opté pour un calme stoïque.
Pierrot ne comprenait pas : elle croyait qu’il jouait à cache-cache ? Elle n’avait pas capté qu’il était là pour la voler ? Il était tombé sur plus lent que lui ! La voix cette fois moins ferme, Judith reprit :
- Sortez de là !
Le rideau bougeait à peine, mais elle savait que l’homme était là. Qu’attendait-il ? Elle commençait à s’impatienter. Ses jambes lui faisaient mal, des lacets se faisaient et se défaisaient dans ses mollets, sa tête pesait une tonne, elle n’avait plus qu’une envie, se jeter dans son bain. C’est en hurlant qu’elle reprit :
- Sortez de là ! Vous avez entendu ??? Sortez !!!
Pierrot ne supportait pas les cris. Ceux de son père devant le repas calciné, ceux de sa mère quand il revenait avec un pantalon troué, de ses frères qui le charriaient sans cesse, ceux de ses profs quand il oubliait de faire les exercices, de son patron quand il avait mal compris les consignes. Sa vie de raté était faite de cris. Il en avait assez entendu. Il sortit de derrière le rideau. La femme était jeune et élégante, mais il ne vit que le mépris dans ses yeux quand elle le considéra, lui, le monte-en-l’air avec un sac de toile noire dans la main.
- J’appelle la police, ne bougez pas ! éructa-t-elle dans un souffle de haine sourde.
Elle se retourna et se dirigea vers le téléphone situé au fond de la pièce. Un dos, une femme sûre d’elle, pas sur ses gardes et pourtant si vulnérable. Il ne faut jamais tourner le dos à un adversaire. Pour une fois, Pierrot était fier d’avoir saisi à temps. Il se précipita vers la statue posée sur la table basse, s’en empara, assura rapidement sa prise avec sa main gantée. Judith avait décroché le récepteur, elle composait le numéro de police-secours. Soudain, sa tête douloureuse explosa. Un cri de surprise plus que d’horreur. Le combiné projeté sur le sol. Judith porta la main au sommet de son crâne et s’écroula. Elle ne prendrait pas de bain ce soir. Pierrot n’en croyait pas ses yeux : le corps souple avait entamé une chute lente, comme un ballon qui se dégonfle, et gisait maintenant sur l’épaisse moquette écrue. La tête s’était nichée sur un coussin de velours mauve que Pierrot avait jeté à terre dans sa hâte de découvrir un trésor quelques minutes plus tôt, elle l’auréolait d’une tache sombre et poisseuse. La statue gisait en symétrie réduite face au corps inerte, blessée elle aussi à la tête. Les yeux exorbités, Pierrot reculait. On ne tourne pas le dos à un adversaire, même s’il est à terre. Un instant, il se demanda s’il devait appeler une ambulance, au cas où un secours serait encore utile. Puis, il se dit vite que cette fois, il ne se tromperait pas. Il ramassa son sac de toile et se précipita vers la porte d’entrée qu’il ne referma pas après lui. Il courut jusqu’à sa voiture, dans le petit bois, s’assit derrière le volant. Il attendit que son rythme cardiaque ralentisse, puis mit le contact. Il se retourna. La lumière du salon faisait une tache par la porte ouverte. Il démarra. Il attendrait quelque temps avant de porter le contenu du sac à Jojo.
Personne sur la route, tant mieux ! Une légère bruine s’était mise à tomber. Sûr que le soleil et les cocotiers, c’était mieux ! Mais c’était pas avec le contenu de la petite musette qu’il allait se les payer, les cocotiers et le soleil. Il allait devoir rempiler. Pierrot fouilla le sac à côté de lui, sur le siège passager et chercha à estimer le montant que pourrait lui donner Jojo pour son butin. Quelques chaînes, un bracelet plutôt lourd, des statuettes… Rien de génial. Il renfonçait les pacotilles à leur place, quand il fit tomber une chaîne sur le tapis de sol. Il se baissa rapidement pour la ramasser. Dans l’obscurité, il avait du mal à diriger sa main nerveuse. Il aurait pu reprendre le bijou plus tard, mais il avait peur d’oublier. Et la police serait sur les dents le lendemain, une fois le corps découvert. C’était pas le moment d’avoir des distractions. Il leva le pied de l’accélérateur, se pencha un peu plus et parcourut de la main le tapis rugueux sans rencontrer la chaîne. Voilà ce que c’est, ces saletés trop fines. Elle avait dû glisser sous le siège. Pierrot passa sa main sous le siège passager. Il lui semblait sentir quelque chose. Il tendit ses doigts. Il se pencha encore et trouva. Il retira lentement la chaîne en cherchant à ne pas l’abîmer, sinon elle ne vaudrait plus rien. Il allait pouvoir accélérer à nouveau, il avait hâte de rentrer et de se coucher. Il se releva, posa le collier dans le sac, apprécia la courbe devant lui et accéléra en regardant encore l’escarcelle famélique. Quand il releva la tête, ses yeux perçurent une vision inquiétante. Des lumières avançaient seules au milieu du chemin, une soucoupe volante venait d’atterrir, occupant toute la route. Pierrot chercha à freiner sec, son pied humide glissa sur la pédale. Les phares se rapprochaient, il devait ralentir ! Dans sa panique, il appuya sur l’accélérateur. Il n’avait pas fait cette erreur depuis sa première année de conduite, quand on connaît encore mal la voiture. Il allait se rattraper. Trop tard. Pierrot poussa un cri d’horreur. Le sac tomba sur le tapis de sol en un flop mou.
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L’agriculteur ne comprenait pas pourquoi la voiture s’était lancée sur son tracteur alors qu’il s’apprêtait à se garer sur le petit pont de terre. Il avait ses phares allumés, il était pourtant visible… Il s’approcha de la voiture encastrée sous son véhicule, et jeta un œil pour voir la tête écrasée sur le volant. Il sortit son portable. Il allait appeler une ambulance, mais ce serait sûrement inutile. Il allait appeler la police aussi. Il n’était pas près de se coucher. Pourtant, il avait été prudent. Il avait ralenti, il allait se garer. Il se retourna pour s’assurer que ses phares étaient bien visibles. Il allait avoir une histoire à raconter à sa femme. Pourvu qu’elle le croie !
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