Ce texte est une participation au concours n° 35 : Arrêt sur image (informations sur ce concours).
Amélie avait une vie parfaite, un boulot sympa, un chéri sympa, un appart sympa et un chat (pas sympa, personne n'est parfait, Nestor joue son rôle voilà tout). Être manager dans une boîte de pub c'est grisant, branché et totalement stressant, Amélie adore ça ! Que voulait-elle de plus ? L'adrénaline coulait à flots du matin au soir, ses amis faisaient cour autour d'elle, son amoureux la couvrait de surprises incroyables, Nestor, lui, s'en foutait tant qu'il pouvait se prélasser à gogo un œil mi-clos sur le canapé design.
Amélie a-t-elle seulement un intérêt pour les lecteurs ? A-t-elle seulement le temps de proposer un événement digne de devenir une histoire ? Suspense, actions, ne se racontaient pas pour Amélie mais se vivaient ! Personne de chair et de sang, elle refuserait d'être réduite à un personnage…
– Oui ma vie est simple ma chérie ; je veux : j'ai, j'imagine : je réalise, je pense : je crée. – Tu m'épates Amélie ! Tout est tellement facile pour toi ! Tu voles, papillon ! Tiens, tu danses la vie !
Les deux amies pouffèrent de rire, fausses modestes, vrais monstres d’orgueil.
Moi je la trouve détestable, Amélie, franchement beurk au centre de son monde comme une étoile vaniteuse, un grand mât qui fait tourner sa planète, en plus, elle réussit ce qu'elle entreprend, de quoi rendre jaloux comme un pou de son aisance, de sa beauté. Amélie est stylée, cool.
Bon, on va pas se mentir, il va lui arriver un truc à notre 'mélie chérie, un choc qui va lui remettre les yeux en face des trous, oui, une histoire quoi ! La graine a été plantée pour ses dix ans, les fruits sont mûrs… C'est ainsi que ça fonctionne alors je vais vous la raconter son histoire car son quotidien va être superbement atomisé.
Ce fameux jour elle avait pris le temps de faire une visite à sa mère en banlieue là-bas dans les brumes sales de la ville, ce, malgré ses nombreux rendez-vous urgents, pensez, Amélie avait une conscience, un cœur !… se devant de « visiter » maman même si elle ne supportait plus ces retours à la maison horriblement vieille, superbement délabrée. Tout y était moche : les murs, les objets, les souvenirs et sa mère tristement rabougrie figure de proue de ce décor blême.
Sa petite maman l'attendait sur le seuil, onze heures trente c'était à cette heure que l'on arrivait… onze heures quarante-cinq toujours pas d'Amélie ! les sourcils de maman inquiète s'affaissent, son cœur tambourine, elle scrute en vain le coin de la rue… ouf ! enfin sa chère petite arrive au volant de sa Volvo sport dernier modèle. La voiture vrombit avant de se taire. Une femme délicieusement contrariée dans son tailleur fashion se dirige en trombe vers la vieille dame.
– Ha ! ces embouteillages vraiment insupportables, tu ne rends pas compte toi, traverser Paris pour deux heures au plus c'est insensé ! – Bonj… – Allez petite maman ! On rentre faut pas traîner ! Oh que tu as bonne mine ! Mais ouii tu m'as manqué ! (Elle l'embrasse jusqu'à l'étouffer.) – Ha… – Tu sais moi avec mon planning pas le temps de faire des petits soins de visage ! Enfin j'ai le teint frais de nature, encore une chance ! – Oui… tu es… – Alors qu'est-ce que tu nous as préparé de bon ? Tiens au fait deux Paris-Brest… (Ploc sur le comptoir.) – Merc… – Alors petite maman comment tu vas ? Tu vois du monde ? Tu sors un peu parce que rester dans cette bar… maison… bon, tu vois, il faut que tu te changes les idées ! – Depuis ton père… tu sais… – Mais maman ! Arrête ! c'est bien dommage et oui il nous manque mais que veux-tu ? On ne va pas le faire revenir ? Tu dois réagir bon sang, aller de l'avant ! – À quatre-vingt… – Pff ! Maman, fais un effort ! Tu rabâches toujours la même chose ! – Bon bon ma fille déjeunons veux-tu ? – Mmm ! Une sole meunière, je t'adore ! Tu sais me faire plaisir ! – Ce matin au marché, j'ai… – Et as-tu des nouvelles d'Hervé ? Ton frère vient-il te voir au moins ? – Oui de temps à autre, il passe… – Tant mieux ! Tu vois tu n'es pas seule ! Tu te plains toujours mais crois-moi, tu-as-de-la-chan-ce ! – Si tu le dis… – Moi tu sais j'aimerais pouvoir profiter d'un moment à moi et c'est im-po-ssi-ble ! – Tu travailles beau… – C'est sûr ! Comment faire ? On a besoin de moi, sinon soyons honnêtes, « ça dérape »… – Je comprends, mais… – Malheureusement je ne connais pas de « mais », je suis dévouée que veux-tu, on ne se refait pas ! Arf !… – Amélie, une minute, je reviens…
Sa mère fit de son mieux pour presser son pas de tortue, se dirigea vers le débarras juste en face de la cuisine en formica. Elle réapparut avec un carton assez volumineux, le posa sur la table. Sans un mot elle le poussa vers sa fille qui se fit une joie de l'ouvrir, cependant parmi les objets qu'elle déballa, l'album photo de l'École de danse fit immédiatement surface… Les collants roses, les costumes roses de ces années, puis, la petite boîte, rose… Muette, elle hésita à soulever le couvercle, elle savait bien ce qu'il s'y cachait, alors quand elle le releva lentement, qu'elle regarda à l'intérieur, son visage se modifia, elle fondit en larmes, notre clown triste venait de sortir ses trois paires de chaussons, roses, et sa première paire de pointes de ballerines. Sidérée, la mine désemparée, sa mère répliqua :
– Ça ne te fait pas plaisir ? Tu sais ce matin au marché j'ai vu la maman de Justine ta copine, tu te rappelles ? Et elle m'a appris que madame Shelter, ta professeure de danse était gravement malade, alors je me suis dit que tu devrais peut-être aller la voir… – Maman ! Je t'arrête, il n'en est pas question, après ce qu'il s'est passé, je me suis promis de ne plus jamais mettre les pieds à l'École des Trois Plumes, ni dans un cours de danse d'ailleurs. – Ne t'énerve pas Amélie, je sais, mais vois-tu il y a des moments dans la… – Maman je t'en supplie ! Épargne-moi les leçons de morale, tu sais très bien pourquoi je n'irai pas… – Aujourd'hui tu es une femme, tu dois comprendre l'attitude de madame Shelter, elle s'est expliquée, même excusée, convenant qu'elle était allée trop loin… – Trop loin ! Très juste ! Quelle perspicacité ! – Elle m'a dit qu'elle l'avait fait pour ton bien… – Parce que tu l'as revue après cette histoire ? – … Euh… – Ha je vois ! C'est une machination ! Tu as bien préparé ton coup avec ton joli paquet ! Tu voulais que je craque et que je la plaigne « oh ! Pauvre madame Shelter ! Elle est malade ? Elle va pas bien ? Faut aller la voir et faire comme si rien ne s'était passé ? Mais maman, tu rêves ? OUI je lui en veux et je ne lui pardonnerai jamais, tu entends ? Sur ce, je rentre ravie de ce traquenard, je préfère encore mes embouteillages et mon job de requins ! – Lili ! Attends ! Reste !...
Amélie claqua la porte le carton sous le bras et s'enfuit. Sa mère dépitée versa une larme que sa fille enragée ne soupçonna pas.
Le soir, une fois rentrée seule dans son bel appartement à la veille du week-end car son ami Max était en séminaire à l'étranger, elle sentit ce vide, ce tourbillon qui l'avait engloutie trente-cinq ans auparavant sur la scène de la salle polyvalente.
À vrai dire à l'aune de ses quarante-cinq ans elle faisait semblant d’être jeune coûte que coûte, une priorité dans son milieu où l'on n'a pas le droit de vieillir, alors ? Bon allez ! On ne va pas se lancer dans le couplet des efforts divers et très variés pour entretenir l'artifice, passons. Pour l'heure avec sa larme à l'œil, ses chaussons sur les genoux, le croquis au fusain de son père, sa voix grave qui résonnait en elle, ce fut un réveil douloureux : danser c'était cela depuis toujours, pourtant tout finit le jour de son dixième anniversaire. Les yeux rivés sur le dessin sépia de ses deux pieds sur pointes, elle eut de nouveau les sensations de cette élévation incomparable, l'ascension de soi en soi ouvert à l'infini. Qu’avait-elle fait de ses années ? Exilée d'elle-même.
Les premières lueurs nocturnes scintillaient derrière la baie, les rumeurs se turent, Amélie, lessivée, s'endormit.
Elle fut réveillée par quelqu'un qui la tirait par la manche, devant elle, une petite fille qu'elle n'arriva pas à identifier, Amélie était dans les coulisses de la salle de spectacle, elle reconnut les décors du gala fatal. La petite fille insistait, elle la conduisit devant « la scène ». Elle se vit enfant, en proie aux brimades de madame Shelter, une femme sans âge, sèche et raide :
– Mademoiselle ? Qu'est-ce là autour de votre taille ? J'ai exigé un ruban bleu de cinq centimètres de largeur et voici un ruban vert de trois centimètres ? – Oui madame, je sais, mais… (Amélie était précieuse, un peu fantasque, elle l’avait trouvé joli, alors… Quelle différence ?) – Vous savez quoi petite impertinente ?! Vous n'en faites qu'à votre tête ! Il ne s'agissait pas de choisir des nippes vôtres à la mode, ici, l'on danse, ce ruban est un code, une règle à respecter pour former le chœur auquel vous appartenez ! Vous n'êtes qu'une petite peste capricieuse et coquette ! Vous ne voulez rien comprendre en conséquence, je vous demande d'ôter votre costume, vos pointes car ce soir vous ne danserez pas ! (Une dégradation militaire n'aurait pas été pire !) – Madame Shelter, excusez-moi ! Vous ne pouvez pas me faire ça ! Mes copines ? Mes parents qui attendent ? Et… moi ? Je me prépare depuis des mois… J'ai travaillé dur ! – Taisez- vous ! Cela vous servira de leçon ! La danse n'est pas un jeu mais un Art. Ma décision est prise, je m'en expliquerai à vos parents. Filez !
Ce fut bref, rapide, violent, une météorite qui s'écrase au sol écrasant le monde d’Amélie. La gamine sanglotait à présent, s'excusait, priait, suppliait, rien n'y fit, la soirée la plus réjouissante de l'année s'arrêta là, tragique.
L'Amélie adulte fut retenue par la manche, la petite fille inconnue, immobile, l'empêcha d'intervenir, effectivement la jeune Amélie disparut éplorée, madame Zerni, pianiste du cours s'approcha de l'impitoyable professeure :
– Viviane, vous ne pouvez pas priver cette enfant du spectacle ? – Absolument et ne vous en mêlez pas ! – Vous me répétez depuis trois ans que cette petite est votre meilleure danseuse, que son talent est spécial ! Je suis désarmée, vous lui faites de la peine, je ne vous suis pas ! – Vous n'y entendez rien, occupez-vous de vos partitions, cette jeune fille est autant douée qu'indisciplinée, je n'arrive à rien à cause de son caractère d'enfant gâtée, il faut toujours qu'elle me contredise et qu'elle fasse à sa façon ! Elle a besoin d'une sévère correction si je veux la présenter au Concours dans trois mois. – Au Concours ? – Vous voulez dire à l'Opéra ? – Cela même et elle sera retenue, cela ne fait aucun doute ! – Mais pourquoi ne pas lui avoir dit ? Vous prenez le risque de la braquer et de la perdre ! – Rassurez-vous madame Zerni, Amélie est fière cependant elle aime trop danser, elle va apprendre ! Je vais justifier ma manœuvre à ses parents. La fillette s'excusera, je lui annoncerai l'objectif, et l'avenir me donnera raison, point final madame Zerni. – Si vous le dites madame Shelter, mais à fière, fière et demie…
Qui connaissait cet échange entre les deux femmes et comment elles avaient discuté de son sort ? Un voile tomba.
Le bruit de la cafetière sortit Amélie de son étrange rêve, elle bondit du canapé et décrocha son téléphone :
– Allo maman ? – Allo ?... – Que t'a dit madame Shelter après la soirée du gala ? – Que ? Quoi ? Que t'arrive-t-il ? – Réponds-moi maman ! Est-ce que Shelter voulait me présenter au Concours ? – Attends ! Tu vas trop vite, je ne me rappelle plus… je… – Maman, si tu dois me dire la vérité c'est maintenant ! – Bien, ta professeure de danse est passée le lendemain de cette terrible soirée et s'est expliquée, je ne lui ai pas donné raison tu sais, ton père s'est mis en colère, il était furieux ! Mais que veux-tu, elle a exigé que pour t'annoncer la nouvelle, tu devrais retourner la voir à l'École des Trois Plumes en faisant profil bas, c'était la condition d’inscription au grand Concours… je te rappelle que tu as refusé de la revoir et que tu as arrêté la danse. Nous ne pouvions rien faire ! – Et me parler ?… Quelle femme ignoble avec son affreux chantage ! Personne ne m'a rien dit durant tout ce temps ? Pourquoi ? Et tu voulais que je lui rende une visite de courtoisie ? – Je sais c'est mal, mais c'est différent aujourd'hui Amélie, madame Shelter est très malade, elle s'en est beaucoup voulu tu sais, elle a reconnu son énorme erreur, mais tu t'es entêtée. – Son énorme erreur ? Entêtée ? En bousillant ma vie ?… Merci maman ! Au revoir !
Le bras lourd, le téléphone tomba sur le plancher, Amélie se sentait trahie, manipulée, misérable, on lui avait volé sa vie… Encaisser… encaisser maintenant, mais quoi ? Comment encaisser un vaste gâchis ?
La semaine qui suivit Max la questionna voyant que ça ne tournait pas rond, Amélie ne sut pas se confier, en revanche prise d'une rage dévorante, elle décida de visiter madame Shelter car la peine n'est pas soumise à la règle de prescription, après tout, elle avait le droit de régler ses comptes, non ? N'importe comment, ça lui ferait du bien de se défouler.
Au troisième étage de la modeste résidence, Amélie appuya sur la sonnette, une dame lui ouvrit :
– À qui ai-je l'honneur ? – Amélie Rossignol, une ancienne élève de madame Shelter, je… – Entrez ! Viviane vous attend… allez-y je vous en prie, c'est la première porte à droite…
Amélie toqua et s'avança, elle découvrit une personne alitée, maigre, au visage émacié, les yeux exorbités, deux perfusions en sauf-conduit provisoire, l'une dans le bras, l'autre reliée au cathéter dans sa poitrine. La femme saisie, hésita…
– Approche-toi Amélie ! J'espérais si fort que tu viennes ! – Madame Shelter… – Assieds-toi. Écoute-moi. Quels regrets ! Quels remords qui sont les miens, ils m'ont bien torturée sois-en sûre : mon orgueil ridicule, mes certitudes m'ont rendue mauvaise. Les années ont passé, je n'ai pas su faire marche arrière. Je sais que je t'ai fait du mal, j'ai si honte ! Je suis coupable, je le sais, je voudrais que tu me pardonnes, je partirais soulagée. – Mad… – Alors voici ce que tu vas faire : tu vas danser avec ou sans Concours, danser le jour, danser la nuit, danser ! Tu es faite pour ça, crois-moi sur mon lit de mort, il n'est jamais trop tard… – Vous… – Chut !…Tiens, ouvre le tiroir du chevet et prends le petit papier, c'est l'adresse d'Évelyne Spitzer ma collègue, je t'ai recommandée à elle il y a longtemps, c'est une excellente professeure bien différente de moi et de mes crédos de vieille folle ! Va la voir de ma part. – Je… – Ne dis rien, laisse-moi à présent, je te remercie du fond du cœur Amélie, pardonne-moi mon enfant.
Amélie se retira, le poing fermé sur le bout de papier, étourdie, désorientée, épuisée.
En trois mois sa vie connut une étonnante métamorphose. Une cohérence sembla guider son énergie, sa volonté et son âme firent corps. Le premier mois elle se rendit chez madame Spitzer et rencontra sa fille Mérédith qui avait repris le cours de sa mère. Incroyable ! elle connaissait l'histoire d'Amélie et s'était préparée à son arrivée ! Ce fut une rencontre magique, une complicité immédiate naquit entre les deux femmes. Le second mois, elle reprit les cours, les paroles de Mérédith en tête : « Retrouve tes fondations, elles supporteront soit un petit logis, soit une belle demeure, soit un somptueux palais, mais une de ces maisons sera à toi, à toi seule !» Le troisième mois, Amélie fut heureuse.
S'ensuivirent cinq années de travail, il fallut puiser, réparer, domestiquer, joindre, harmoniser, réaliser.
Le jour de ses cinquante ans, Max la quitta, distancé, elle, quitta son appartement, sa boîte de publicité et confia Nestor à sa mère.
Amélie devint l'associée de Mérédith, ensemble, elles portèrent leur passion de la danse.
Vous me direz, combien de deus ex machina ? Une histoire facile en forme de conte ? Oui et ? Je ne la trouve plus si détestable cette Amélie, courageuse d'avoir su révéler son chemin invisible qui l'attendait. Amélie a-t-elle réellement existé ? Arrêt sur image, à vous d'en juger.
|