La nuit n’allait pas tarder, déjà les moustiques vous tournaient autour avec allégresse. Je me préparais à partir. Il faisait lourd, la pluie tombait souvent, surtout le soir. Pourvu qu’au moins je ne me prenne pas la douche sur la route car la mob n’irait pas loin. Il y avait un concert de Bertignac à Pondy. Un événement ! À part que l’annonce avait été plutôt discrète. On se demandait où les affiches avaient été posées. J’inspectai le véhicule boueux, rouge comme la robe d’un sannyasin et tapotai la selle avec tendresse. “Me lâche pas ce soir, cocotte, c’est pas le moment.” Je fermai la hutte à double tour bien que ça ne servît à rien. Comme j’emmenais une de mes étudiantes au concert, j’avais essayé d’avoir un look potable. Mais ça ne voulait pas dire grand-chose ici. Et puis elle s’attendait à quoi en fait ? Bon, je m’étais décidé pour ma tenue préférée, jean serré et chemise ample, grise. Et merde, au moins j’aurais un concert et je pourrais me trimbaler avec la plus chouette Créole du coin. Ça allait jaser sous les bananiers. Je démarrai impeccablement et partis vers Seema en essayant d’éviter les flaques, mais après quelque temps, je grognai en regardant mon pantalon éclaboussé de rouge marron, mélange de gadoue ferrugineuse et de bouse de vache fraîche. En plus, je me prenais des paquets de petits insectes droit dans les yeux. J’arrivai à Seema, et fonçai chez Anushya. Ouf, pas de parents en vue.
– Salut Roland ! J’arrive, mais t’es pas très à l’heure, tous les autres sont déjà partis, un peu plus j’allais avec Yann. – Ben p’tête que t’aurais dû, parce que c’est pas sûr qu’on arrive avec ma bécane. Tant pis, on s’arrêtera en route, dans une petite tea-shop romantique…
Quel con, si je commence comme ça. Et puis de quoi j’ai l’air avec cette nana d’à peine vingt ans, bon, on oublie tout et on fait le détaché.
– Ouais Roland, mais je préfère voir Bertignac.
C’est ça, et moi je fais le taxi comme un couillon. Elle s’était habillée avec un machin assez court en haut, et un jean. Son ventre sombre ondulait devant mes yeux. Elle défit sa tresse et secoua ses longs cheveux épais et noirs pour les rejeter en arrière, je restai subjugué. Oh, putain, ça allait être dur. Pourquoi je l’ai invitée. J’aurais pu aller avec les autres, on aurait discuté musique. On se serait probablement fait chier, mais au moins j’aurais respiré tranquillement. J’essayais de ne pas trop la regarder, les dents serrées, en battant la mesure de je ne sais quoi. Avec son espèce de boléro que deux boutons avaient du mal à fermer, mon regard glissait sur la naissance de ses seins, et sa peau sombre et ambrée comme un chocolat au lait. Elle monta derrière, loin derrière, et cramponna ses mains sur la barre arrière, pas à ma taille évidemment. Je démarrai et filai sur la terre battue avec des étincelles plein la tête. Nous descendîmes vers la plage, le ciel était toujours assez douteux, des coulées grises qui sentaient la pluie. En passant près des rizières, une multitude de grenouilles et crapauds faisaient un vacarme incroyable. Impossible de parler. Et puis nous prîmes la route de Pondy. Tantôt une odeur de bouse, tantôt celle de poisson douteux, venaient caresser nos narines. J’essayai de faire le malin, mais c’était assez mauvais, et puis que fallait-il que je fasse ? Est-ce que j’étais obligé de la draguer ou est-ce que j’allais tout saboter ? Y avait plein de trous dans cette route, je roulais très pépère, trop pour elle probablement.
– Oh, putain, on vient de se payer un de ces trous, ma pauvre mob… – T’es pas obligé de rouler dans les trous, hou houhou, je ne sais pas pour ta mob, mais j’ai drôlement mal aux fesses. C’est pas confortable ton truc. – Ouais, je te ferai un massage si tu y tiens, et puis dis pas de bêtises sur ma bécane.
Aucun mot. Bon sang, ça marche pas fort, bon, on oublie, on oublie. Un peu plus loin, la route était coupée, un auto-rickshaw s’était payé un bus. Boum. Il avait le côté droit complètement écrasé, y avait les badauds du village à regarder, discuter, pousser ceci ou cela, réajustant sans arrêt leur longhi en se grattant. Mais il y avait surtout des flics, et moi je n’avais pas de “licence”.
– Bon, ben écoute, on va peut-être s’arrêter là, si jamais ils font un contrôle, tu pourras continuer à pied. – Quoi, depuis le temps, t’as toujours pas ton permis ? – Ils ont perdu le dossier de ma learning licence, fallait tout recommencer, j’ai laissé tomber.
On approche. Signe d’un agent en blanc avec une moustache énorme. J’angoisse comme un qui s’étouffe mais j’essaie de sauver la face. Pas de faiblesses avec des nanas comme celle-là, fini les romantiques maladroits.
– Go to left, go to left, qu’il fait, l’air autoritaire, bedaine en avant, dans son uniforme pistaché.
On prend à gauche, ouf. Déviation pleine de flaques où surnagent toutes sortes de choses. On s’enfonce, cogne, dérape. Et voilà un bus en face, il faut absolument se planquer sur un bas-côté.
– Mais Roland, pas ici, y a plein de boue ! – Y en a partout, alors…
L’engin passe, trébuche dans une mare et nous envoie une gerbe épaisse. Anushya rigole et râle.
– Ah mais c’est vraiment pourri ton engin. Tout mon jean est trempé. Oh et puis c’est crade. – Enlève-le, fais-le sécher dans le vent de cette course folle. – Ça te plairait, hein ? Faudrait que tu roules un peu plus vite. – OK, je fonce ! – Ouais mais ho hé, et les villageois autour, tu crois qu’ils apprécieraient ? – Sûrement. – Roland, t’es dèg. – Bon, t’es pas obligée, je disais ça pour te rendre service, ça te regarde si t’as envie d’avoir l’air d’une plouc au concert. – Arrête, c’est de ta faute, tu conduis pas terrible, tu vois. On rejoignit la route un peu plus loin. Un crachin commençait à tomber. Le genre de petit arrosage qui énerve. Mes vitesses passaient bizarrement. Pourvu que ça ne soit pas les câbles qui déraillent…
– Tu sais, mes “gears” ont l’air bizarre, enfin bon, pas grave j’espère.
On approchait de Pondy. On se tortillait un chemin entre les nombreux vélos qui roulaient un peu n’importe où, comme d’habitude, sauf qu’il faisait très sombre et qu’ils n’avaient pas de lumière. Les taxis “Ambassador” nous éclaboussaient au moindre trou en klaxonnant sans cesse. Nous passâmes le pont puis filâmes vers le bord de mer et longeâmes la plage. La nuit était là, les quelques barques envoyaient des feux vacillants, perdus dans le bleu profond de l’eau. J’avais décidé de ne pas me fatiguer à parler, je regardais tout autour de moi pour me raccrocher à la vie, sentir le vent, admirer les palmiers courbés se balancer. Je stoppai devant les bâtiments de l’Alliance. D’un gros camion partait le câble d’un générateur qui serpentait vers la scène beaucoup plus loin. Il y avait déjà la foule. Anushya sauta de la mob pour rejoindre des connaissances. J’allai me garer comme un con, j’avais envie de disparaître dans le ciel presque étoilé. C’est là qu’un crac discret m’avertit que je venais de péter un câble de vitesse. La guigne. Je restai en première et poussai l’engin blessé jusqu’au parking. Ma mob qui m’abandonne. Désolé, mais on rentrera sans la fille. L’air tout à fait désabusé, je rejoignis Anushya au milieu de ses copines à qui je souris comme un imbécile.
– Salut Roland, oh ! il faut que je vienne te voir pour des maths, j’ai un exam dans deux jours, faut que tu m’aides, me dit Niyati.
Elle est pas mal non plus celle-là, bon sang. Elles pourraient pas me parler d’autre chose, je ferais mieux d’arrêter les cours, et rester bien tranquille, tout seul.
– Bon ben ça m’arrange pas trop en ce moment, mais bon, demain, dans l’après-midi ça devrait être possible, pas trop tard. – D’accord, hou, ma prof est vraiment nulle si tu savais, qu’elle dit en me regardant avec des yeux à transformer du plomb en or. – Bon, on verra ça alors, dis-je en allumant une clope, histoire de me dissimuler sous les nuages. – Hé, Yann, fais-je, en le voyant un peu plus loin avec Diego, tu es venu comment, tout seul ou quoi ? – Oui, on m’a prêté une moto. – Tu pourrais pas ramener Anushya, j’ai cassé un câble de vitesse, je vais rentrer en première, t’imagines le truc ! – Pas de problème, qu’il fait ce sagouin.
Yann c’est le genre tombeur, mais heureusement très sympa, ce qui le rend supportable.
– Bon, je vais avertir Anushya.
Je la rejoins et la tire à l’écart.
– Dis donc poulette, je peux pas te ramener, y a un câble de vitesse qui a pété, je vais essayer de rentrer tout seul, mais je suis pas sûr d’y arriver. – Ben comment je vais faire alors ? – T’inquiète pas, c’est arrangé avec Yann, il te ramènera. C’est OK ? – Ouais, OK, dit-elle en me lançant un regard bizarre.
Elle s’éloigne à nouveau. J’ai l’impression de ne rien comprendre ou alors avec dix métros de retard, ces nanas me tuent. En tout cas c’est foiré pour de bon. Et Yann va pas laisser passer l’occase. Bon, je me pose dans un coin en attendant l’ouverture du bout de ficelle qui retient la foule. Il bruine toujours un peu, presque rien, ça lave mes idées grises. On entend par moments la guitare et la batterie, ils font le son là-bas derrière. Ça y est, on ouvre. Tout le monde se dirige sous le hangar au toit ondulé un peu plus loin. La sono est énorme, on n’a pas souvent l’occasion de voir ça par ici. La scène est petite, mélange de planches et de bambous, très encombrée. Je me glisse au premier rang, il n’y a pas beaucoup de monde. Je retrouve Suresh et tous les autres musicos.
– Ouais, t’as vu le matos ? Ça c’est des pros au moins !
Je les laisse discuter matériel, j’écoute de loin, tout en me disant que tout n’est peut-être pas perdu avec cette fille. Après une attente très longue, même pour ici, on commence à s’impatienter. Bertignac prend le micro pour nous dire que le courant est trop faible. Tiens, les voilà aux prises avec les problèmes des tropiques. Ils doivent paniquer un peu derrière la scène. Et puis trois gaillards sautent sur les planches, prêts pour la bataille. Et ça démarre avec “Hygiaphone” à fond les manettes, du gros rock qui chauffe le béton. Et ça se poursuit de la même manière. On se régale. Un show percutant, épais, massif, pour une audience assez mince, on ne doit pas être plus de trois cents. Je cherche Anushya des yeux et je la vois qui se dirige vers la sortie. Déjà fatiguée ? Elle revient un quart d’heure après avec ses copines et des glaces colorées, juste avant une énorme averse. Ça promet un gai retour. Je la rejoins.
– Alors c’est bon, non ? je gueule. – Ouais, pas mal, répond une connasse en léchant son cornet. – Ben qu’est-ce que tu veux de plus ? je lui demande.
Elles m’énervent ces espèces de nouilles qui n’écoutent que de la musique en boîte pasteurisée.
– Ch’sais pas. Ah, et puis tu fais chier quoi…
Anushya me regarde à peine et pas très amicalement. Elle a refait sa longue natte sur laquelle des fleurs de jasmin toute claires dansent. Bon, j’insiste pas, elles vont quand même pas gâcher ça. Je retourne au milieu des autres qui ont un sourire ébahi, la mine réjouie, en extase devant le spectacle. Je fais pareil, yeah ! L’apothéose finale nous laisse pleins d’énergie. On file au Seagull, le restaurant du bord de mer juste à côté. Il ne pleut plus. On se retrouve à table tous les cinq sur une terrasse trempée. Le vent ne refroidit pas notre humeur. Et on descend bières et frites, biryani pour Pascal qui a toujours faim.
– Ouais, t’aurais vu le concert de Miles Davis, c’était incroyable, des mecs d’une précision… – Attention, là il s’agit de super musicos, les mecs ils bossent comme des bêtes tu vois… – … avec une boîte à rythme qu’il déclenchait depuis son appareil à la ceinture… – Tu crois que les gens ici apprécient ce style de musique rock ? – Ooof, c’est des ploucs. T’as vu ce qu’il a dit Ramu ? – Quoi ? – Non mais là j’étais écroulé. Tiens-toi bien, il a dit “donnez-moi la même sono, et je fais beaucoup mieux”… – Non ? – Si, au mec qui était à la table de mixage. – Le mec, il flippait derrière sa table, t’avais Ramu qui commençait à vouloir tripoter les boutons. – Il rêve ce gars-là, qu’est-ce qu’il se croit, avec son orchestre de bal ? – Il a pas aimé, il m’a dit “ils font un bœuf, mais c’est pas bon, le son est mauvais”. – Quoi ? mais il n’y connaît vraiment rien, oho, non mais ça c’est la meilleure… – Ouais, l’autre jour, en plein concert, il veut qu’on joue je sais plus quoi, alors on lui dit qu’on connaît à peine alors lui il sort “no problem, we adjust, we adjust…”. On s’est plantés comme des cons. Tu parles !
Pendant ce temps nous ont rejoints un bon nombre de spectateurs. Et bien sûr, à la grande table d’à côté il y a Anushya et ses copines, Yann et un autre tombeur. Merde, qu’est-ce que je fais ici ? Ils ont l’air de s’amuser. J’essaie de croiser le regard de ma Créole. Difficile. Je ne peux m’empêcher de l’observer. Elle est chargée comme une bombe. Je l’épie, appréciant au passage les surfaces de peau nue qui varient suivant les postures, ses lèvres épaisses et sa langue rosée qui passe de temps en temps les rafraîchir. Sa natte fleurie qui ondule avec le vent. Je me cale bien au fond de la chaise et déguste mes frites, la nuit envahit mes veines.
– … tu crois qu’on a une chance avec l’Alliance de Madras ? – Il faut que je téléphone au directeur, il a dit que ça l’intéressait. – Même gratuit s’il veut… – Ah ! non ! De toute façon le respect est proportionnel au cachet, si tu ne demandes rien, il va penser que tu es mauvais… – Ça dépend, on peut lui dire qu’en échange il nous trouve des concerts. – Ouais et si on rate, il va pas se fatiguer, on aura tout perdu. – Au fait c’est demain la répète, non ? Je suis pas sûr de venir… – Encore ? mais on sera jamais prêt…
De l’autre côté, les deux mecs sont à la fête. Voyant bien que je bave pour des cacahuètes, je prends mon regard poétique lointain pour planer sur la mer et le phare qui tourne, et partir au bout du ciel comme une mouette blessée…
– Bon, j’y vais, j’ai une route longue et lente, bonsoir et à demain. – Salut Roland, oublie pas d’amener la cassette demain…
En repoussant ma chaise, je lui rentre presque dedans. Elle s’en va aussi.
– Tu veux ma photo ? dit-elle doucement mais sérieusement. – Que… quoi ? – C’est très flatteur un regard qui vous suit, enfin, ça dépend qui est derrière et comment il regarde… – C’est pas de ma faute, j’ai fait tout mon possible pour regarder ailleurs, dis-je un peu énervé. Allez, bonsoir, et bon retour, je suis désolé de rentrer seul. Enfin, avec Yann au moins t’es sûre d’arriver au port. – Ouais mais c’est avec toi que je voulais rentrer !
Je dois avoir l’air complètement ahuri malgré que je crispe tout ce que je peux pour garder l’air cool.
– Bon, ben écoute, on pourrait peut-être rentrer ensemble alors, OK ? On va essayer en tout cas. On finira je sais pas où, à pied dans la boue peut-être, mais ça va être de l’aventure tropicale ! – J’ai pas dit que je voulais toujours…
Elle dit ça avec un regard de tueuse. Ça me glace.
– Ah ouais ? C’est tout ce que t’as trouvé ? Putain, c’est pas possible ! Rentre avec qui tu veux, à pied ou à plat ventre, juste casse-toi ! – Hé, Roland, te fâche pas, je disais ça exprès pour te faire chier, emmène-moi !
Rien que la manière dont elle prononce mon nom, je marcherais sur des braises. Elle prend mon bras et me sourit avec des yeux d’infini, suppliants et moqueurs. J’ai beau essayer de me contrôler, je dois irradier de la lumière par tous les côtés.
– Hé ! Yann, je rentre avec Roland finalement, on va s’arranger… – Oh, oh, qu’il fait avec un sourire ironique, eh bien bon retour !
Pan dans les dents, Yann, merci quand même. Je dois rêver, c’est une merveille, il y a des éclairs moelleux qui claquent tout autour. Je monte sur ma mob en exultant et pousse et démarre, elle enfourche à son tour et c’est le lent décollage dans un bruit de vitesse forcée. Pourvu que ça tienne encore un peu. Cette fois-ci, elle passe ses bras chastement autour de ma taille et pose sa tête sur mon dos. Ses seins se serrent entre mes épaules.
– Ah, je suis crevée, fait-elle. – Allez, allez, t’endors pas tout de suite, on ira boire un thé. Remarque, si tu t’écroules sur le bord de la route, vu l’allure, ça devrait pas être méchant. Sauf que tu peux tomber sur des trucs pas très potables… – Arrête tes conneries, juste roule, elle fait de sa voix rauque et douce.
La mob filoche, crachote tranquillement. Mais je suis sur un coursier sauvage, avec étendards et joyaux, je fonce dans le vent en hurlant. Bon, pas de panique. D’abord quoi, elle roupille sur ton dos. Est-ce que du haut du ciel, des anges se sont penchés sur toi ? Qu’est-ce qu’elle veut à la fin ? C’est jamais simple, bon sang. En tout cas elle est vraiment super. On arrive à Kottakuppam, il y a encore quelques néons qui brillent, froids, dans cette serre tiédasse. Quelques lampes à pétrole brûlent aussi devant la porte des huttes délabrées, répandant leur faible lueur sur les corps assis ou couchés. Elles sculptent sur les visages sombres les creux et les pleins de leur vie intérieure.
– Oh, excuse-moi mais il faut que je m’arrête, le moteur tourne trop vite et ça chauffe. On va se boire un thé ? Je connais la tea-shop là, c’est pas trop mal. – Bonne idée, je dors assise.
Elle a les yeux partis, des grands yeux caressants, et son visage ensommeillé me chavire. J’ose pas la prendre dans mes bras. C’est pas possible. On s’assoit sur le banc dehors, les pieds dans une boue qu’il est préférable de ne pas analyser. À l’intérieur, sous le toit de feuilles de palmiers, noirci, deux ou trois Tamouls discutent en regardant ma bayadère pas trop vêtue.
– Rènde tea kudengué, que je fais au patron qui s’active aussitôt dans la fumée de son feu de bois.
Il rince les verres dans une bassine d’eau pas très claire où toutes sortes de bacilles doivent s’entre-dévorer, ce qui les rend moins dangereux me rassuré-je. Et le thé au lait, épicé, bouillant coule dans les verres. Pour les refroidir, le cuistot les transvase dans une boîte en fer-blanc, brunie par un usage prolongé sans nettoyage, du plus haut au plus bas, c’est un long jet qui coule et ramasse la poussière en passant. Deux ou trois fois, et il nous tend les verres pincés entre ses doigts qui trempent dans le jus. On va s’asseoir pour boire à petites gorgées brûlantes. Un gars sur le banc d’en face nous interpelle.
– You know this ? qu’il fait en me montrant un tube de plastique tout petit.
Il fait le geste de renifler et part dans une explication tout à fait brumeuse. Je me demande si c’est un camé d’abord, mais il n’en a pas l’air. Après un moment, je réalise qu’il s’agit de tabac à priser.
– Very good. Pondy no, this I buy Bangalore, this item only Bangalore, here no. Fifty roupies, best quality. You want ?
J’ai pas envie de me mettre de la poudre dans le nez.
– No, no thank you, no tobacco. – Very good item !
Et il ouvre son tube et en verse dans sa main, interrogateur.
– No, no, merci. Quand tu prends de ce machin, tu éternues pendant des heures, dis-je à Anushya.
Le gars se renifle donc tout seul son tabac et referme le tube après avoir bien pincé ses narines. Tout d’un coup, après une grimace, il se tourne et commence un concert d’éternuements baveurs, comme une mitrailleuse, se mouche entre les doigts le temps d’un court répit et repart pour une nouvelle série. Je ne peux m’empêcher de rire, de plus en plus.
– Ouah ! il s’éclate. Houhouhou !
Et Anushya se marre elle aussi en s’accrochant à mon bras. Là, je ris moins. Aux aguets. On recommande du thé, qu’on déguste sans un mot. Elle pose sa tête sur mon épaule, langoureuse. Je monte au ciel, mes derniers doutes vacillent mais se cramponnent. Je passe ma main autour de sa taille, au contact de sa peau nue, je commence à dérailler. Sa peau est trop douce, et son odeur chaude…
– Alors, t’endors pas cocotte, je lui fais, paternel, mais en l’attirant un peu.
Elle ne répond pas. Elle doit entendre mon cœur qui bat comme une grosse caisse. Trahi. Je regarde la rue. Quelques scooters passent dans le reflet des lampes, ou un camion coloré qui nous envoie des embruns au passage. Je suis figé, j’ai l’impression que le moindre truc pourrait nous casser comme du verre. Un moment se passe, je l’embrasserais bien mais ça ne se fait pas dehors par ici.
– Il faut bouger, viens, lui dis-je avec d’énormes regrets.
Vais-je revivre ça ou était-ce un mirage ? On repart, elle se serre contre moi, je capte son odeur parmi celles des plantes et des épices. Je divague sur la route à peine éclairée. On roule comme des escargots, mais on finit par arriver au croisement où il nous faudra prendre le chemin de terre qui monte.
– Viens sur la plage, ça doit être super à cette heure-ci.
Je ne vois pas ce que ça peut avoir de super, mais je suis prêt à tout. Je tourne à droite pour retrouver la boue, au bout de la boue, la porte de Palm Beach. On entre sans bruit, mais le watchman nous braque sa lampe en pleine poire.
– Good night, je lui fais.
On peut vraiment rien faire discrètement par ici. Je lui souris et m’arrête sous l’abri. On descend. J’ose à peine la regarder. Une demi-lune nous éclaire. La plage est vraiment superbe ou peut-être déliré-je. Pour une raison inconnue, à moins que ce ne soit exprès, un des deux boutons du boléro est défait. Ses seins se dévoilent un peu plus. Petits et ronds, des pommes chocolatées, à mordre. Le piège. Une impulsion soudaine, et je m’approche d’elle pour déboutonner le second. Je prends soin de ne toucher à rien d’autre.
– C’est mieux comme ça, chevroté-je.
Elle n’a rien dit, mais son souffle s’est alourdi. Maintenant je suis coincé, plus de fuite possible, est-ce que j’ai vraiment envie de ça ? J’aimerais m’enfoncer au fond de l’eau et partir avec les sirènes, tout au fond. On marche le long de la plage sans parler, en regardant nos pieds et parfois la mer. Mon sang siffle dans les veines et j’enverrais bien mon poing dans le ciel. Mais mes yeux me tirent vers elle et une vague de frissons chauds monte dans ma tête. Le léger vent dévoile par moments le bout noir de ses seins. Intenable. On approche d’une de ces grandes barques qui sent le poisson. Je passe et m’arrête où l’odeur s’apaise. Impossible de faire un pas de plus, je tombe à genoux et l’observe comme un mirage. Elle s’avance.
– Déboutonne ce qui reste si tu veux, qu’elle me souffle, avec dans la voix des morceaux de Lune qui s’enroulent autour de moi.
Je l’agrippe et reste un moment accroché comme un gars qui va couler à pic. Je défais son pantalon, raide, lentement, en tremblant, elle soulève ses longues jambes pour m’aider. Elles sont lisses et douces, je glisse sur elles des mains brûlantes, qui hésitent à griffer. Après un long moment, je lève les yeux. Il n’y a plus rien qu’un grand silence, et je regarde le monde autour qui devient soudain si clair, où chaque objet se détache avec sa propre vie. Les fleurs de jasmin dans ses cheveux se mêlent au parfum doucement épicé de son corps. Elle dénoue alors sa natte, ses cheveux viennent caresser sa cambrure. Ses grands yeux chavirent déjà. Sa culotte, rouge comme la poudre de kum-kum, danse devant moi, un machin incandescent, tout petit, que je craque d’un coup. Et on bascule dans une étreinte de lutteurs. Son corps tendu et moite palpite. Elle est lascive, sauvage et plaintive, sans retenues sauf de celles qui attisent, et c’est chaud et chaud… J’apprécie pas trop le sable qui croque, et les machins qui rentrent dans la peau, ni ses râles indiscrets ni ses griffes quand elle jouit, mais je remercie le ciel à tout bout de champ. Et puis l’engourdissement nous gagne comme la brume de la nuit. On reste serrés, à la dérive sous des étoiles bizarres, avec la mer qui cogne à la porte.
Et l’aube arrive. J’ouvre à peine les yeux. Je la contemple un long moment sans bouger. Puis, tournant la tête, j’aperçois un gars accroupi, à vingt mètres, occupé à ses besoins matinaux, le regard dans notre direction. Il fait un signe de la main.
– C’est ça, bonjour, je fais avec un gros sourire. Oh zut ! Réveille-toi Anu, y a du monde, marmonné-je en lui caressant les cheveux.
Il est temps de quitter la plage qui va devenir les toilettes du village d’à côté. Je la rhabille, rien de plus agréable, et l’autre doit se rincer l’œil. Tant pis, après tout, qu’il en profite, je m’en fiche. Elle sent le musc somnolent et tiède. Elle s’accroche à mon cou et à mes lèvres. Je la porte avec une joie qui couve, que j’ose à peine vivre. On quitte la plage comme un rêve flou.
– Laisse-moi conduire, dit-elle.
Je ne dois pas avoir l’air frais du tout. Alors je monte derrière. Et le long du chemin, je glisse mes mains sur sa peau qui frissonne tandis que le soleil levant embrase mon dos.
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