Un jour caniculaire du mois d’août dans une banlieue américaine typique, du sud de New York. Non loin de Coney Island, entre la plage et les buildings de Manhattan, cette rue résidentielle semble s’être endormie sous l’accablement de la chaleur. Les voitures dégagent une chaleur sinueuse, les arbres le long des trottoirs renvoient une ombre brûlante sur le sol, les arroseurs automatiques crachotent presque de la vapeur, les jouets d’enfants sont abandonnés sur les pelouses, comme s’ils attendaient de fondre. Pas un bruit, même les oiseaux ne trouvent plus la force de chanter.
Tom tourna au coin de la rue au volant de sa Cadillac déglinguée. Une guimbarde sortie des années 60 dont il n’arrivait pas à se séparer. Le soleil reflétait sur la carrosserie des rayons presque maléfiques et tellement irréels. Pas de climatisation dans ce modèle d’un autre temps. C’est donc la fenêtre ouverte sur un souffle encore plus irrespirable que Tom braqua son volant pour entrer dans cette rue paisible. Sa chemise lui collait à la peau et le cuir du siège conducteur semblait vouloir fondre en lui. Le coude sur le rebord brûlant de la fenêtre, il essayait d’attraper de ses doigts boudinés un peu d’air. Il ne fut pas étonné de voir cette rue déserte. Chacun est chez lui, le nez collé au climatiseur dernier cri, pensa-t-il. Il avança au pas. Il cherchait une maison en particulier. Scrutant les numéros dorés sur les boîtes aux lettres, Tom fronçait les sourcils. Il observait attentivement cette vie soudainement arrêtée dans son élan. Une ville fantôme, une rue fantôme plutôt. À peine à quelques kilomètres de la tonitruante Manhattan. Qui, elle, ne cessait jamais de bouger qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse près de 40 °C à l’ombre.
Tom s’arrêta sur le bas-côté. Il tendit machinalement la main vers sa bouteille d’eau devenue tiède. Ce liquide chaud était désagréable et lui donna la nausée, il balança la bouteille à moitié pleine sur la banquette arrière. Elle atterrit à côté de trois cannettes de cola écrasées et un sachet de bonbons acidulés éventré. Il remit le moteur en marche. Plus loin, il y avait une minuscule épicerie, il trouverait de l’eau fraîche. Arrivé devant la supérette, il s’étonna de l’absence de vie à l’intérieur. Il poussa la porte. La sonnette au plafond retentit à peine. Un ventilateur paresseux qui tournait près de l’entrée, ne donnait pas le moindre souffle d’air. L’odeur de tabac, de bonbons et de renfermé rendait l’endroit à la limite du supportable.
- Bonjour ! lança-t-il au hasard, s’attendant à voir sortir un vieux ou une vieille de derrière la réserve.
Il ignorait pourquoi ce genre de supérette de quartier était toujours tenue par un vieillard en fin de vie.
Comme il n’obtint pas de réponse, il se dirigea vers le distributeur et prit un soda. Déconseillé en cas de grande soif mais le sucre était le meilleur ami de Tom depuis des années, et il n’allait pas lui faire faux bond sous prétexte d’un peu de soleil. C’est le sucre qui avait été là quand sa femme était partie, quand ses amis avaient tous trouvé un poste haut placé et l’avait peu à peu laissé choir. Des bonbons, des sodas, des beignets…, ses nouveaux amis. Il s’accouda au comptoir en sirotant sa boisson, laissa les bulles lui piquer les yeux et le sucre lui donner encore plus soif. Il but le reste de la cannette d’une traite. Il retint un rot violent qui lui fit mal aux côtes.
- Hé ! Ho ! Un client ! appela-t-il à nouveau.
Toujours rien. Le vieux devait s’être endormi. Il prit une bouteille d’eau dans le bac Évian et déposa trois dollars sur le comptoir. En sortant, il enfourna deux barres chocolatées, devenues molles, dans la poche avant de sa chemise.
Une fois dehors, il regarda sa montre qui comprimait son gros poignet. Le bracelet était presqu’aussi brûlant que le rebord de la fenêtre de la voiture. À peine quatorze heures. Il n’y aurait pas d’air frais avant au moins quatre heures… si air frais il y avait ! C’était ce genre de journée qui vous donne un avant-goût de l’enfer. Toujours planté devant la boutique, Tom sortit une barre et entama comme il put cette espèce de crème au chocolat tiède. Tout en laissant ce goût délicieux tapisser littéralement sa gorge, il regarda autour de lui.
Et à ce moment précis, il sentit que quelque chose n’était pas normal. Tout ici était trop calme, trop immobile. L’air était palpable et aucun son ne parvenait à ses oreilles. Pas un oiseau, pas un cri d’enfant, ni même une autre voiture que la sienne. Il n’entendait que ses propres bruits de mastication et sa respiration difficile. Il n’y avait pas non plus ce bruit de fond provoqué habituellement par le silence. Sans comprendre pourquoi, une peur vint soudain lui chatouiller l’estomac. Une peur enfantine, dont on ne connaît pas l’origine. On sait juste qu’on a peur. Tom tenta de garder son calme mais il ne put s’empêcher d’accélérer le pas vers sa voiture. C’est presque en courant qu’il arriva enfin à la portière. Se brûlant les doigts, il l’ouvrit et se planta sur son siège sans omettre de verrouiller l’habitacle de l’intérieur. Il était haletant, ce petit effort avait eu raison de lui et de sa fatigue. De grosses gouttes de sueur dégoulinaient de ses tempes et sa chemise n’était plus qu’un morceau de tissu devenu transparent, ou presque, laissant deviner sa chemisette en coton. Nerveusement, il sourit de lui-même. Après avoir bu une large gorgée d’eau encore fraîche, il reprit ses esprits et inspira aussi profondément que ses pauvres poumons lui permettaient. Il fouilla dans le vide-poches du côté passager et sortit son téléphone portable. Ou du moins le modèle le plus ancien de ce qui s’en rapprochait. Il déploya l’antenne et composa le numéro de Judy.
Restée au bureau climatisé de Manhattan, cette femme sans âge suivant la religion américaine du botox et des implants, avait repris l’entreprise de détectives privés dans laquelle Tom travaillait depuis plus de vingt ans. Vingt ans, sans jamais avoir gravi un seul échelon. Vingt ans aux méthodes des années 30. Judy se fichait pas mal des méthodes utilisées, elle exigeait des résultats et surtout des dollars sur le compte en banque. C’était le genre de femme à toujours sembler exaspérée de tout et de tout le monde. Comme il l’avait prédit, elle décrocha en soufflant bruyamment.
- Allô…
Tom fut soulagé d’entendre une voix connue dans cette atmosphère étrange.
- Judy, c’est Tom…
Elle attendait. Elle ne voulait pas utiliser sa salive pour des mots inutiles comme « Oui ? Que se passe-t-il ? »
- Voilà, reprit-il un peu plus détendu, je suis sur place mais je ne vois rien. Rien ne bouge dans ce quartier, c’est même un peu effrayant…
Il rit, gêné d’ainsi se dévoiler. Judy ne broncha pas. Peut-être parce que le botox avait fini par complètement figer son visage. Et le reste de son être.
- Bon… eh bien, c’était juste pour vous prévenir que… eh bien, que je suis bien arrivé et que la filature suit son court… - Où est Charly ? - Hi ! hi ! Vous voulez dire…
Tom ne put s’empêcher de rire car son enfance fut bercée par cette bande dessinée. Peut-être était-ce déjà un signe de sa future vocation. Quoi qu’il en soit, il imagina Judy habillée d’un pyjama rayé rouge et blanc cachée au beau milieu d’une fête foraine. Aussi pour calmer ses nerfs, il rit bruyamment. Judy resta impassible, elle n’avait probablement jamais lu cette bande dessinée. Elle avait dû lire « Le Journal du Financier Junior ».
- Charly Brocham, reprit-elle sans même faire allusion au rire gras de Tom, le gars que vous êtes censé suivre. - Ho… Eh bien, je cherche le domicile dans lequel il doit se trouver et… - Eh bien rappelez-moi quand il y aura du nouveau. Et pas pour me faire part de vos états d’âme !
Judy raccrocha laissant Tom, encore l’ombre de son sourire sur le visage. Le silence tomba à nouveau. Il rangea son téléphone humide de transpiration. Il prit le dossier qui se trouvait négligemment posé sur le siège passager et en sortit une photo de mauvaise qualité. La seule qu’on avait su lui donner. On y voyait un homme grand, aux cheveux foncés et veste noire. D’une banalité déprimante. Il relut les quelques notes griffonnées sur ses post-it mais rien de bien constructif, c’est à peine s’il arrivait à se relire. Une adresse lui indiquait que l’homme à la veste noire logeait au 226 de cette avenue, appelée communément avenue B. Il démarra difficilement sa vieille Cadillac et fit demi-tour. Il chercha des yeux, malgré le soleil aveuglant, le 226.
Arrivé devant l’immense maison du 224, avenue B, il fut surpris de remarquer que la maison suivante indiquait le 227 et celle d’en face, le 225. Peut-être s’agissait-il d’une résidence secondaire, reculée et invisible de la rue. Il s’extirpa, non sans mal, de son véhicule et marcha sur le trottoir chaud. Arrivé au 228, il s’immobilisa, penaud. Il entra, hésitant, dans la propriété. La pelouse semblait avoir été coupée aux ciseaux tellement elle était nette. De l’extérieur, cette demeure semblait faite de carton-pâte, tout droit sortie d’un plateau de cinéma. Un panier de basket surplombait la porte du garage, l’allée menant à la porte d’entrée était bordée de parterres irréels en cette journée accablante de chaleur. Rien ne dépassait, pas une mauvaise herbe. Il s’approcha de la grande baie vitrée et regarda à l’intérieur. Rien. Tom fronça les sourcils et regarda à nouveau. Pas un meuble, pas un tapis, pas âme qui vive. Il recula de quelques pas et chercha des yeux un écriteau annonçant « Maison à vendre » mais il ne vit rien.
D’un pas lourd, il rebroussa chemin et fit de même au 227. Le même spectacle s’offrit à ses yeux ébahis : rien. Pas le moindre meuble, pas le moindre signe de vie, la rue semblait totalement désertée. La peur de tout à l’heure recommença à poindre en lui. Il accéléra le pas vers le 225. Ses pas résonnaient bruyamment dans la rue déserte. Son souffle était le seul qu’il puisse sentir et, bien que rauque, il était rassurant. Pas une âme non plus au 225. Son cœur s’accéléra tout à coup. Sa gorge s’assécha et le sang vint frapper violemment ses tempes.
- C’est pas normal, se répéta-t-il en rejoignant son véhicule d’une allure pachydermique, pas normal du tout !
Il actionna la poignée pour téléphoner à Judy. Mais la portière ne s’ouvrit pas. Il fit le tour, remua la poignée côté conducteur. Rien. La nervosité l’envahit lorsqu’il vit que ses clés étaient toujours sur le contact. De rage, il frappa violemment sur la vitre
- Merde ! cria-t-il.
Il pouvait presque entendre l’écho de sa voix. Son énervement ne fit qu’accroître la sueur qui dégoulinait dans son dos et sur son visage, lui piquant les yeux.
Il avait de plus en plus soif. Il décida de retourner dans la petite supérette, il devait y avoir un téléphone et il pourrait se désaltérer. Au pas de course, il descendit la rue. C’est totalement à bout de souffle qu’il arriva devant le magasin. Il s’appuya sur la façade le temps de reprendre sa respiration qui lui comprimait la poitrine. Cette journée était catastrophique. Il fut prit d’une violente toux et dut attendre une bonne dizaine de minutes avant de recouvrer ses esprits. Il rentra dans la boutique. D’un pas décidé, il se dirigea vers la porte derrière le comptoir. Personne.
- Hé ! Ho ! Il y a quelqu’un ? cria-t-il, la peur trahissant sa voix, s’il vous plaît !
Comme il le craignait, aucune réponse. Aucun bruit. Derrière le comptoir, il y avait un téléphone plutôt vétuste qui, lui aussi, resta silencieux lorsque Tom le décrocha. Le désarroi pouvait à présent se lire sur son visage. Que faire ? Il sentit ses jambes défaillir et sa vision devenir floue. Il fallait qu’il boive. Il tituba jusqu’au bac Évian et au moment où il tendit la main pour attraper une bouteille d’eau, il perdit connaissance et s’affala lourdement sur le sol.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il lui fallut quelques secondes pour se rappeler où il se trouvait. Pourtant, quelque chose avait changé. Une ombre se tenait à ses côtés, le considérant de toute sa hauteur. Cet homme devait faire au moins deux mètres. Tom s’assit, encore un peu embrouillé et leva la tête, essayant tant bien que mal de discerner un visage. Une main gantée lui tendit une bouteille d’eau. Qui pouvait bien porter des gants par une chaleur pareille ? La bouche pâteuse, Tom but goulûment. Il sentit l’eau fraîche descendre le long de son œsophage comme un nouveau souffle. L’homme à ses côtés portait non seulement des gants, mais aussi de grosses bottes militaires et un imperméable qui lui tombait aux mollets. Son visage, à contre-jour, était encore invisible pour Tom.
- Mer… Merci, balbutia ce dernier.
Il voulut se relever mais une douleur cinglante dans la poitrine le retint au sol. Il grimaça. Son bras gauche semblait lancer des éclairs vers tout son corps. Il avait peur de savoir ce qui était en train de lui arriver.
- S’il vous plaît… murmura-t-il…, une… une ambulance, je…
La silhouette resta immobile. Tom renversa la bouteille d’eau qui se répandit en un glouglou sinistre dans ce silence. Il tendit la main vers l’homme à ses côtés mais ce dernier ne bougea pas d’un pouce.
- Qui êtes-vous ? bafouilla Tom en proie à d’horribles douleurs qui comprimaient sa respiration et le moindre de ses gestes. - La Mort, répondit une voix grave telle que Tom n’en n’avait jamais entendue. - Qu… Quoi ? - J’habite au 226, avenue B.
Tom ferma les yeux un instant, ne comprenant pas ce qui était réellement en train de se passer. Peut-être n’avait-il pas vraiment repris connaissance. C’était un rêve. Un rêve effrayant, mais un rêve…
- Non, Tom. C’est bien la réalité ! Tu me cherchais… je suis là.
Cette voix monocorde n’était pas humaine. Elle résonnait encore longtemps dans les oreilles de celui qui l’entendait. Toujours au sol, Tom n’arrivait pas à y croire.
- Cela fait des jours que tu me cherches… - Mais… mais… Pourquoi ? Où suis-je ? Comment…
Aucune de ses questions ne semblaient avoir de sens à présent. Il pataugeait dans un flou total et inquiétant. Il était en train de perdre la boule. Un coup de chaud peut-être ? - Vous êtes… Charly ?
Un rire crasseux sortit d’une gorge caverneuse. Puis se tut aussi vite qu’il s’était fait entendre.
- Oui… - Charly… Brocham ? - Non, juste Charly. En fait, je suis qui tu veux… Appelle-moi comme cela te plaira. - Je vais mourir… ? parvint-il alors à articuler après quelques secondes. - Il y a de fortes probabilités, répondit la voix d’un ton étrangement léger. - Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? - Pourquoi ci ! Pourquoi ça ! Vous ne cessez de poser des questions stupides, vous, les Hommes ! Tu es arrivé dans la rue des âmes perdues. Viennent ici uniquement ceux qui me cherchent. Ceux qui ne me cherchent pas, passent ici sans même remarquer que personne n’y habite. Sans même remarquer qu’il n’y a pas de 226, sans même descendre de leur voiture… - Mais c’était mon boulot de… - Ton boulot t’a tué, dans ce cas !
La voix semblait curieusement amusée, légère et à la fois, ironique. Il ne comprenait pas pourquoi elle prenait autant de plaisir. Il ne s’était jamais imaginé son dernier instant, mais en tout cas, il était bien loin de ce qu’il était en train de vivre en ce moment.
- Je ne veux pas mourir ici, pas comme ça… - Tout le monde meurt ici ! Pas dans cette boutique mais dans cette rue, en tout cas ! - Non ! Mon père est mort sur son lit d’hôpital ! Je l’ai vu ! s’indigna Tom, cherchant désespérément à retrouver un brin de réalité.
La Mort rit à nouveau.
- C’est ce que tu crois ! Dans des moments pareils, vous croyez tous ce que vous voulez… C’est pas facile pour moi ! Ho ! il a un cancer, ho ! il a eu un accident, singea soudain le personnage avec des gestes théâtraux.
Tom était effrayé et interloqué. Il avait du mal à se rendre compte qu’il était en pleine conversation avec… la Mort.
- Une fois que LE moment est venu, vous venez tous ici. Laissant « là-bas » une espèce de sombre ombre de vous-même. Vos proches sont tellement attristés qu’ils ne remarquent rien. - Non, ce n’est pas possible, c’est une très bonne blague, j’y ai cru ! Mais non…
Tom tenta à nouveau de se relever. Nouvel éclair de douleur qui lui coupa presque la respiration. Essoufflé il voulait tout même en avoir le cœur net.
- Mais enfin… Ceci est la réalité, j’ai une voiture là plus loin, un dossier, j’ai téléphoné à Judy il n’y a pas une demi-heure ! Ce ne sont pas des preuves, ça ? Je vous le demande ?
Le personnage expira bruyamment, comme agacé.
- Non, ce ne sont pas des preuves. Vous, les Hommes, n’avez vraiment aucune notion de ce qu’est capable de faire votre esprit ? Tout ce que tu viens de me citer, tu l’as inventé ! - Mais alors… Où suis-je ? Je veux dire, où est mon corps, si moi, je suis ici ? - Dans ta voiture. - Ma… ? - Sur le parking de l’agence. On ne va pas tarder à te découvrir…
Tom blanchit et sa transpiration si chaude tout à l’heure était à présent glacée.
- Bon, à présent, je vais te tuer, déclara la Mort avec une placidité inquiétante. Comme un employé de pompes funèbres qui a vu et revu des visages décomposés toute la journée et qui n’y fait même plus attention. Juste les mots d’usage, appris par cœur. - Non… S’il vous plaît ! Il n’y a aucun moyen… ? Je veux dire, je ne suis pas prêt ! J’ai encore tellement de questions… - Hum…
Le personnage sembla prendre appui sur sa jambe droite, si toutefois, il possédait des « jambes ». Une attitude songeuse. Tom eut soudain l’impression qu’il pouvait encore gagner un peu de temps et qui sait…
- Je vous en prie, reprit-il, je n’ai rien fait pour mériter ça ! Allez chercher les violeurs, les terroristes…, - Ce n’est pas moi qui décide, que croyez-vous ! Sinon, il n’y aurait plus aucune belle femme sur Terre… Non, je dois suivre une sorte de planning, voyez-vous. Quelque chose de très précis. - Mais enfin ! Si vous êtes la Mort, qui peut bien vous commander ?
Le personnage, dans un froissement de tissus, leva le doigt vers le plafond.
- Dieu ? demanda Tom, incrédule. - Ne soyez pas idiot ! - Alors qui ?
La Mort se redressa.
- Bref, passons ! C’est votre tour, point final ! Vous avez trop abusé des bonnes choses et votre sort en est ainsi. - Abusé des bonnes choses ? - Mais regardez-vous ! Votre deuxième barre chocolatée fond dans votre poche ! Vous buvez des sodas à longueur de temps, vous mangez du sucre en quantité tellement astronomique que vous pourriez vous réincarner en champ de betteraves et vous fumez, excusez-moi, vous fumiez près de deux paquets de cigarettes par jour ! - Je vais faire un effort ! Laissez-moi encore un peu de temps ici, s’il vous plaît… - Vous dites tous ça ! Je vous mets en garde tout au long de votre vie et personne ne m’écoute ! Je suis même passé par les médias pour vous prévenir : ne fumez plus, ne mangez pas trop gras, trop salé, trop sucré, bougez au moins trente minutes par jour, bla bla bla… Et rien ne change ! D’ailleurs je ne sais pas pourquoi je perds mon temps à discuter, je devrais vous tuer et voilà tout ! - Mais… où vais-je aller ? - Si je vous le dis, ce ne sera plus drôle ! - Parlez pour vous ! - Toujours !
Tom se laissa retomber sur le sol crasseux. Sa poitrine ne voulait plus se soulever comme elle aurait dû et cet effort le faisait souffrir. Finalement, cet étrange personnage n’avait peut-être pas tort, si c’était pour souffrir comme ça plus longtemps, il préférait partir. Toujours allongé, il reprit, plus calmement ce drôle de dialogue.
- Vais-je revoir mes proches perdus ? - Bien entendu ! Où croyez-vous qu’ils sont, pardi ?! - Que se passe-t-il après la mort ? - La question préférée des Hommes ! Je ne vais pas vous donner la réponse, ce serait trop facile ! - Je pourrais communiquer avec mes amis ? - Vos amis ? Qui donc, Judy ?
Tom déglutit et les larmes commencèrent à perler aux coins de ses yeux.
- Bon, vous êtes prêt ? - Pourquoi êtes-vous si… gentil ? demanda Tom en essuyant ses yeux de la paume de sa main et doutant de la justesse de ce qualificatif. - Je m’ennuie…
Tom se releva en s’appuyant sur ses coudes. Il n’arrivait toujours pas à discerner le visage de cet étrange interlocuteur.
- Vous vous ennuyez ? Vous n’aimez pas tuer les gens ? Alors arrêtez, voyons ! Tout le monde sera plus heureux ! - Vous croyez ? Imaginez-vous que tout le monde soit éternel, que personne ne meure et que d’autres naissent… Ce serait un vrai bordel ! - Alors ne tuez que les gens méchants, ainsi vous ferez votre travail sans faire de mal ! - C’est impossible, sans méchants, les gentils n’auraient aucune idée qu’ils sont gentils et du coup, ils se sentiront inutiles… Croyez-moi, j’ai déjà épluché toutes les possibilités ! Mais on ne négocie pas avec ce genre de chose ! - Je me demandais… si vous êtes ici, personne n’est en train de mourir en ce moment ? À part moi, j’entends… - Non pas à cet instant précis. Mais après vous, arriveront d’autres âmes perdues qui croiseront ma route… Et ainsi de suite jusqu’à la fin du Monde ! - La fin du Monde ? Il y aura une fin du monde ? - Mais arrêtez avec toutes vos questions ! Je vous signale que des scientifiques sont penchés sur ce mystère depuis des siècles, je ne vais pas tout révéler à un piètre détective privé de seconde zone ! - Vous avez toutes les réponses ? - Une bonne partie… Bon, Tom, on va y aller ! - J’ai encore une question… - Une ? - Oui, bon… Plusieurs ! Mais celle-ci me taraude : vous êtes vraiment la Mort ? Je veux dire celle qui sévit aux quatre coins du monde, qui tue des enfants, qui provoque les guerres et les meurtres ? Vous voyez réellement tous ces gens venir ici ? - Alors, tout d’abord, je tiens à rectifier une chose. JE ne provoque pas les guerres, JE ne provoque pas les attentats, les meurtres et toutes les autres catastrophes… Zut à la fin ! On me met toujours tout sur le dos ! Je suis juste là pour… tuer les gens ! La façon dont ils meurent n’est pas de mon ressort ! Et puis, je n’agis qu’ici… - Qu’ici ? - Chaque ville, chaque village au monde a sa propre avenue B ! - Ah bon ? Vous êtes donc la Mort de l’État de New York ? - On peut dire ça…Vous avez fini ? On peut y aller ? - Je n’ai aucune chance de m’en sortir ? - Aucune. - Je vais vous revoir ? - Eh ! Eh ! Vous aimez tellement ce moment que vous souhaitez mourir plusieurs fois ? - Eh bien… non, pas vraiment, mais… J’ai peur. Peur de la suite, vous voyez ? - C’est normal ! Tout se passera bien, vous m’êtes sympathique, Tom. Seul et triste mais sympathique. - Je vais voir la lumière blanche ? - Foutaise ! - Le paradis ? Dieu ? - Inventions ! - Mais quoi alors ? - Détendez-vous…
Tom ferma les yeux et toutes ses questions dansaient dans sa tête. Ne sachant vraiment pas à quoi s’attendre, il essaya néanmoins de s’imaginer ce qui allait lui arriver. Il avait tellement lu et entendu toutes sortes de choses sur ce sujet qu’il hésitait : voir un rayon de lumière, voir Jésus, ou le noir complet ? Se réincarner ou voler comme un fantôme ? Il aurait dû poser la question à la Mort. Elle n’était pas si terrible finalement. Une âme perdue elle aussi.
Soudain, un choc violent le secoua. Puis un second. Un brouhaha parvint à ses oreilles, des bruits qu’il n’arrivait pas à distinguer. C’était ça la mort ? C’était plus bruyant qu’il ne l’aurait espéré… À ce moment-là, il voulut ouvrir les yeux et un cri perça ses oreilles.
- Il revient ! Le masque, vite !
Le masque ? Il entrouvrit les paupières et aperçut un homme barbu habillé de rouge.
- Merde, c’est Satan ! je suis en Enfer…, murmura-t-il.
Satan sourit et tapota la joue de Tom.
- Monsieur, je suis Rob Hammer ! Je suis pompier, vous avez fait un malaise dans votre voiture, mais ça va aller ! Accrochez-vous !
Tom attrapa le pompier-Satan par la manche.
- Je… Je ne suis pas mort ? - On est arrivés à temps, votre patronne nous a appelés ! Vous vous en sortirez, n’ayez pas peur !
Tom sourit, soulagé mais à la fois contrarié. La Mort avait l’air tellement sûre de son coup. Pourquoi revenait-il à lui ? Il en était presque à regretter de ne pas savoir ce qu’il se passait après cette mort. Le visage botoxé de Judy apparut au-dessus de lui, expulsant presque le pompier qui le sanglait à la civière.
- Nom de Dieu, Tom ! Vous nous avez fait une de ces peurs ! - Je… J’ai vu la mort !
Judy recula et appuya son doigt sur sa tempe en lançant au pompier :
- Emmenez-le, il débloque !
Dans l’ambulance, Tom ne cessait de penser à la mort. Mais pas à la mort tragique telle que l’on se l’imagine. Mais plutôt à cette mort sympa qui essaye de faire son âcre boulot en y mettant quelques formes. Il n’arrivait pas à comprendre. Il regarda l’ambulancier assis à côté de lui et tenta de parler.
- J’ai vu la mort… - Je m’en doute ! Heureusement qu’on est arrivés ! Alors, vous avez vu la lumière ? - Non… Rien de tout ça, mais une personne qui… - Ah, c’est bien, ça ! répliqua l’ambulancier, plongé dans son carnet, sans écouter une seconde le pauvre Tom.
Il abandonna l’idée de partager son expérience. Ses doutes et ses questions resteraient sans doute sans réponse, avant de La retrouver.
L’ambulancier le sortit de ses pensées :
- Vous avez de la famille à prévenir ? Des amis ? - Non…pas vraiment, répondit tristement Tom. - Où habitez-vous ?
Il réfléchit un instant.
- Avenue B. Au 226, avenue B…
Sur ces mots, il s’endormit. Le sourire aux lèvres. Plus jamais il n’aurait peur de la Mort.
|