Cent-douze jeta un dernier regard aux alentours. La vaste chaîne de montagnes qu’il avait parcourue à son arrivée s’étendait au nord : le soleil couchant embrasait la cime rocheuse dont l’ombre déchiquetée venait lécher les contreforts de la vallée. À l’est, le robot se remémora les ruines troglodytes qui l’avaient occupé une semaine durant. Il avait scruté chaque paroi, chaque rocher, à la recherche des peintures rupestres et des sépultures d’une espèce aujourd’hui disparue. Son poids n’était pas adapté aux terrains meubles aussi avait-il dû se contenter d’une exploration superficielle vers le sud, où les marécages avaient rendu sa progression délicate. Il avait néanmoins réussi à prélever quelques précieux spécimens de diptères avant de devoir rebrousser chemin. Une langue de sable se répandait des montagnes jusqu’aux marais, seuil du désert gigantesque qui couvrait les deux tiers de la planète. C’était la zone qu’il avait le moins explorée, mais il en avait scanné chaque kilomètre carré depuis le ciel avant de se poser : l’examen avait révélé de nombreuses formes de vie insectes et animales. Il déverrouilla la porte et pénétra dans le vaisseau. Baigné de la chaude lumière rouge du sas, il patienta le temps que la procédure de décontamination soit terminée. Puis, une fois installé dans le cockpit, il téléchargea le résultat des dernières analyses dans l’ordinateur de bord. Quelques secondes plus tard, la lumière bleue de l’hypercom s’alluma. Cent-douze tendit la main vers l’appareil et pressa le bouton de son doigt métallique.
– Bonjour, Opérateur. – Salut Cent-douze, je viens de recevoir ton rapport. – Il y a un problème ? – Aucun, c’est parfait. Je vais compiler les résultats. – Vous avez besoin de moi ? – Non, je te remercie. Je te recontacterai plus tard. – Très bien Opérateur.
L’homme coupa la communication et le robot relâcha l’interrupteur. Sa mission sur cette planète touchait à sa fin : il devait préparer son départ le temps que l’Opérateur lui envoie de nouvelles instructions.
***
L’hypercom retentit quelques heures plus tard. Cent-douze sortit de la salle des machines et s’installa aux commandes. La nuit était tombée. Le cockpit baignait dans l’obscurité, seulement troublée par les flashs du voyant.
– Bonjour, Opérateur. – Ça va Cent-douze ? – Je suis en parfait état et le vaisseau est prêt au décollage. – Très bien. – … Vous avez une nouvelle affectation pour moi, Opérateur ? – Hein ? Ah oui, bien sûr. Je t’envoie les coordonnées. Il s’agit d’un petit monde isolé, en orbite autour d’une étoile double. Il est à la limite de la zone habitable donc il ne faut pas s’attendre à des miracles, mais ça n’est qu’à 0,6 parsecs de ta position : ça vaut le coup d’aller jeter un œil. – Je me mets en route. – Parfait. Tiens-moi au courant !
Cent-douze attendit que l’homme ait coupé la communication pour relâcher le bouton. Il n’était pas habilité à interrompre une communication avec un humain et attendait donc à chaque fois que l’Opérateur ait raccroché. Le robot vérifia les données qu’il venait de recevoir et initia la séquence de décollage après avoir localisé la planète. Les vibrations firent tinter tout ce qui n’était pas fermement arrimé dans l’habitacle et le moteur se mit à rugir avec la sauvagerie d’un fauve trop longtemps entravé. L’insonorisation n’était pas aussi poussée que sur les vaisseaux d’exploration humains, aussi le robot coupa-t-il ses récepteurs auditifs pour ne pas les endommager. L’appareil commença à s’élever, charriant des nuages de poussière ocre dans son sillage. Cent-douze aperçut pour la dernière fois la chaîne montagneuse basculer derrière l’horizon et le vaisseau s’élança à plein régime dans l’atmosphère : son séjour sur PX-348-N touchait à sa fin. Son regard se posa sur l’écran où s’affichait sa destination : PX-394-J. La planète était minuscule, d’une taille dix fois moindre que celle qu’il venait de quitter. Il était affecté à ce secteur depuis bientôt trois ans, au cours desquels il avait exploré 74 mondes différents. Grâce aux analyses préliminaires, un tiers d’entre eux comportait des formes de vie. Mais si on ne prenait en compte que les modèles à minima insectoïdes, cette valeur tombait à moins de 16%. Le vaisseau infléchit sa course et bascula sur le réacteur auxiliaire. Les vibrations s’atténuèrent et le vacarme redevint supportable. Le robot interrompit ses réflexions, devant l’imminence du saut Haenkel. Le vide se contracta et l’appareil disparut dans un repli de l’espace-temps, pour être régurgité à dix-huit mois-lumière de là. Cent-douze savait que le saut déclenchait une profonde désorientation chez les humains et la plupart des organismes. Pour les machines, il ne faisait que perturber les données de localisation, qui devaient être réinitialisées. Il réintégra la position d’origine et la destination dans son système, puis attendit que l’ordinateur détermine sa position exacte. Le saut avait fonctionné : il se trouvait à moins de 60 000 kilomètres de PX-394-J. Il programma l’approche finale de l’appareil et profita de la fin du voyage pour enregistrer dans le détail toutes les informations relatives à ce nouveau monde. La planète se trouvait à l’extrême limite de l’écosphère. L’analyse spectroscopique avait révélé la présence d’une atmosphère ténue, composée principalement de dioxyde de carbone et d’azote. Le robot terminait d’assimiler les données lorsque le radar émit un signal strident, lui indiquant qu’il était parvenu à destination. Cent-douze transmit aussitôt ses nouvelles coordonnées à l’Opérateur et l’hypercom s’alluma aussitôt.
– Bonjour, Opérateur. – Tu es bien arrivé ? – Affirmatif. Vous n’avez pas reçu ma position ? – Si, si. Je voulais juste m’assurer que tout allait bien. – Le saut Haenkel s’est déroulé sans incident. J’étais en train d’étudier les données de PX-394-J. – Alors ? – Vous avez probablement raison Opérateur, il y a peu de chances d’y découvrir quelque chose d’intéressant. – Je m’en doutais. On verra bien, les grandes découvertes ont souvent été le fruit du hasard. – Si vous le dites. – Ah, j’ai reçu le rapport de Soixante-seize sur BG-433-F, tout à l’heure. – Je vous écoute. – La vache ! Il n’est pas bavard. – Pardon ? – Soixante-seize. Je l’ai appelé et j’ai eu un mal de chien à lui soutirer trois mots ! – Je croyais que vous parliez du rapport. – Hein ? Ah. Non. Je ne l’ai pas encore lu. Tes compatriotes ne sont pas très loquaces, Cent-douze. – Ils n’ont pas été affectés longtemps à des mondes habités, Opérateur. Leur programme d’interaction sociale est sommaire. – Ouais.
Il y eut un long silence. Cent-douze se demanda si l’Opérateur avait raccroché, mais la lumière était toujours allumée. Le robot patienta.
– Cent-douze ? – Oui, Opérateur ? – Qu’est-ce que tu vois ? – Je suis actuellement dans le cockpit. J’ai le pupitre de contrôle en face de moi. – Non… par la vitre… c’est comment ? – Ne coupez pas la communication Opérateur, je vais regarder.
Le robot relâcha le bouton et se dirigea vers le hublot. Des myriades d’étoiles scintillaient dans les ténèbres. Sur le flanc de l’appareil à la dérive, les deux étoiles jumelles s’enlaçaient dans la fièvre d’une étreinte éternelle. Une lumière argentée jaillissait du cœur de la plus petite, qui fit se rétracter les capteurs photosensibles du robot. Au travers des fentes de ses yeux mi-clos, il contempla sa sœur, presque deux fois plus grosse, dont la tiède lumière orangée l’enveloppait d’une aura rassurante et protectrice. Leurs éclats mêlés palpitaient en une valse suave dont la clarté se reflétait à la surface de la planète, minuscule boule de roche terne, perdue dans les profondeurs de l’espace infini.
Le robot retourna s’asseoir et pressa le bouton pour rétablir la communication.
– Opérateur ? – Alors ? – J’aperçois l’étoile double à droite de la proue. La composante B est une étoile chaude. La composante A, la plus grosse, est nettement plus froide. PX-394-J se situe légèrement sur la gauche. C’est une planète tellurique grise. Tout autour de moi, il y a des étoiles.
L’Opérateur laissa échapper un soupir.
– Je m’attendais à une réponse de ce genre… laisse tomber.
L’homme coupa la communication. Cent-douze était capable de reconnaître les émotions de ses interlocuteurs humains. Il savait que l’Opérateur avait été déçu par sa description, mais les robots n’étaient pas programmés pour apporter autre chose que des réponses factuelles. Le fait qu’il ait été assigné plusieurs mois au service d’un diplomate lui avait permis de bénéficier de nombreuses améliorations comportementales, mais aucune d’entre elles n’était en mesure de modifier sa nature profonde. Tandis qu’il programmait l’atterrissage, le robot se rappela ces huit années passées sur Paloma aux côtés du sénateur Orus. La planète coloniale faisait partie des plus influentes de l’Espace Connu et Cent-douze avait passé son temps à porter des messages d’une importance primordiale auprès des personnes les plus en vues de l’Union. Mais il avait de loin préféré servir d’interprète à son maître. Le robot maîtrisait plus de 173 langues et dialectes différents. L’utilisation que faisaient les humains des mots et des concepts, l’interprétation des expressions ou des non-dits, tout cela le fascinait. Lorsque le colloque sur le Grand Voyage avait pris fin, le sénateur était rentré chez lui et Cent-douze avait été réaffecté comme la plupart de ses semblables à des fins d’exploration.
Une brusque accélération le tira de ses souvenirs : le vaisseau plongeait dans l’atmosphère de la planète. Les vibrations métalliques de la carlingue se répercutaient d’un mur à l’autre et transformaient la cabine en caisse de résonance. Ballotté sur son siège, le robot suivit pendant quelques minutes la trajectoire courbe du vaisseau sur le radar. L’appareil finit par infléchir sa course et se stabilisa à 45 000 pieds, striant le ciel orangé d’une traîne laiteuse.
***
Cent-douze examinait le résultat des prélèvements de PX-394-J. Son exploration n’avait servi qu’à confirmer ce que les scans du vaisseau lui avaient indiqué dès le premier jour : il n’y avait rien à tirer de ce monde mort et désertique, dont la surface rocheuse ne comportait que quelques lacs d’acide. Cinq jours avaient suffi aux prélèvements minéraux et l’heure du départ sonnait à nouveau. Le robot était en train de programmer les nouvelles coordonnées que venait de lui transmettre l’Opérateur lorsque l’hypercom sonna de nouveau.
– Opérateur ? – Changement de plan Cent-douze, tu ne vas plus sur PX-420-S. – Il y a un problème ? – J’ai reçu un drone de liaison, envoyé directement par le Coordinateur. Tu dois te rendre sur ST-335-K. La planète PX-420-S sera ta destination suivante.
Le robot marqua une seconde de silence.
– Tout va bien Opérateur ? – Hein ? Oui pourquoi ?
Tous ces mois passés à étudier les moindres subtilités de l’étiquette avaient donné au robot une grande expérience de l’interprétation des fluctuations vocales de ses interlocuteurs. L’Opérateur était nerveux.
– Cette planète est éloignée de ma feuille de route, reprit le robot. – Le Coordinateur n’intervient pas dans le déroulement des explorations sans une excellente raison, Cent-douze. On a découvert dans un autre secteur l’épave d’un vaisseau à bord duquel se trouvaient les coordonnées de cette planète. Nous sommes les plus proches de la zone, c’est pourquoi notre plan est modifié. C’est tout ce que je sais. – Je vois. – Je viens de t’envoyer les spécifications.
Le robot prit quelques secondes pour examiner les données qui apparaissaient à l’écran.
– Mets-toi en route dès que possible et tiens-moi au courant. – Très bien Opérateur.
L’homme avait coupé la communication. Son trouble replongea Cent-douze dans l’effervescence qui avait accompagné les préparatifs du Grand Voyage. Il se souvenait du débat fiévreux qui avait suivi la présentation de Rorchak sur l’origine des hommes. Partagés entre exaltation et crainte, les partisans des différentes tendances s’étaient déchirés des heures durant sur les risques et les conséquences du Plan. Personne ne se rappelait réellement la catastrophe à l’origine de l’Exode. La seule chose dont l’humanité se souvenait c’est qu’elle avait dû quitter la Terre, son berceau, à une époque où elle n’y était pas préparée.
Ces premiers pas dans l’espace avaient représenté une épreuve redoutable pour l’humanité. Les gigantesques vaisseaux-villes s’étaient élancés dans le vide avec pour mission d’y dénicher des planètes habitables. Ces petits mondes artificiels embarquaient avec eux tout ce qu’il fallait pour assurer leur subsistance et le renouvellement de leurs populations animales, végétales et, bien entendu, humaines. Ils faisaient régulièrement escale sur des mondes minéraux ou des astéroïdes, pour y récupérer des matières premières nécessaires à l’entretien et au développement de ces colonies itinérantes. Au fil des siècles, les hommes avaient dérivé aveuglément dans une nuit sans fin. À bord des vaisseaux, les générations s’étaient succédées sans parvenir à trouver de nouvelles terres d’exil. Des siècles passèrent, des millénaires pour certains, sans croiser le moindre monde apte à les accueillir. De nombreux vaisseaux n’atteignirent jamais leur but : avaries ou accidents, ils emportèrent dans les ténèbres le secret de leur disparition. Déracinés, désorientés par une errance sans fin, les survivants avaient fini par atteindre des refuges désolés. Il avait fallu aux colons des siècles d’un labeur de forçat pour rendre ces mondes perdus habitables. Mais petit à petit, ces colonies avaient grandi. Des antennes paraboliques s’étaient de nouveau tournées vers l’espace, et ces hommes exilés avaient peu à peu retrouvé la trace de leurs compagnons, délimitant autour de ces îlots de vie les contours de ce qui allait devenir l’Espace Connu.
***
Le vaisseau venait d’émerger du bond, sa carlingue encore fumante des flux d’énergie déployés pour la manœuvre. L’hypercom répercuta aussitôt ses ondes bleutées sur les parois métalliques du cockpit. Le robot se dirigea vers le pupitre et pressa le bouton.
– Cent-douze ? Il y a plus de seize heures que nous avons rompu le contact. Que s’est-il passé ? – Bonjour Opérateur. Le saut mesurait 72 années-lumière. Les calculs ont pris plus de temps que d’habitude. – Quel idiot, bien sûr ! Tout va bien ? – Je suis en parfait état et le saut s’est déroulé sans incident. – Parfait. Tiens-moi au courant de l’avancée de tes découvertes, d’accord ? – Je n’y manquerai pas, Opérateur.
Le robot coupa la communication lorsque l’homme eut raccroché. Occupé à programmer la fin du trajet, l’écho de la conversation entrait en résonance avec sa mémoire : 72 années-lumière en à peine seize heures… une prouesse inimaginable il y a encore 50 ans à peine.
Avec la découverte du saut Haenkel, l’histoire de toute l’humanité s’était vue bouleversée : il avait fallu aux hommes des millénaires de voyage pour coloniser une poignée de planètes isolées, et du jour au lendemain ils s’étaient retrouvés en mesure de sauter d’un point à l’autre de la galaxie presque instantanément. La civilisation avait connu une expansion sans pareille : les liaisons commerciales avaient explosé au sein de l’Espace Connu et les planètes avaient tissé entre elles de véritables autoroutes de transport et de communication. Des relais s’étaient développés le long de ces axes et, peu à peu, le vide s’était comblé. Instinctivement, l’Homme avait retrouvé ses penchants expansionnistes. L’Espace Connu, qui jusque-là lui avait inspiré une terrifiante agoraphobie, lui était soudain apparu trop exigu. Un vaste programme de colonisation avait été établi, et l’humanité était entrée dans une nouvelle ère. Le colloque sur le Grand Voyage avait permis d’organiser le tout jeune programme de développement. Toute l’ossature du Plan reposait sur l’Échelle de Rorchak, un complexe système de calcul qui, au travers d’innombrables paramètres cabalistiques, permettait aux explorateurs d’évaluer la valeur d’un monde pour l’humanité. Éloignement de l’Espace Connu, surface, climat, atmosphère, ressources minérales et matières premières… tout était passé au crible, sans oublier bien entendu, la présence d’éventuelles formes de vie. Si le calcul et l’analyse étaient parfaitement ésotériques et nécessitaient de puissants ordinateurs, le résultat final était intelligible par n’importe quel profane : une valeur chiffrée de un à dix. Plus le résultat était élevé, plus la planète représentait un intérêt à la colonisation ou à l’exploitation. Afin d’identifier facilement la nature de l’intérêt représenté par une planète, l’Échelle les regroupait en trois catégories : Alpha pour les mondes terraformables, Bêta pour les mondes riches en ressources et Gamma… pour les planètes n’entrant dans aucune des deux catégories précédentes (ou à l’intérêt négligeable), mais qui possédaient une spécificité lui donnant une valeur particulière.
Les premiers scans de la planète n’avaient rien révélé d’extraordinaire. ST-335-K était une planète tellurique de taille moyenne, dotée d’une atmosphère respirable et d’eau sous ses formes liquide et vaporeuse. Cent-douze n’avait détecté aucune forme de vie à la surface, mais les ruines de nombreuses constructions indiquaient que ce monde avait déjà été habité.
Plusieurs expéditions avaient déjà découvert les vestiges de formes de vie élaborées, mais jamais les êtres à l’origine de ces constructions : aucune des créatures qui avaient été rencontrées ne s’étaient révélées aussi évoluées que l’Homme. De nombreux philosophes et savants s’élevaient contre cette conception archaïque de la place de l’Homme dans l’Univers, mais les partisans du Surhomme gagnaient de l’influence à chaque nouveau monde découvert depuis le début du Grand Voyage, qui ne comportait pas de forme de vie considérée comme supérieure ou égale aux humains.
Conformément au protocole de Rorchak, le robot avait, après avoir sondé depuis l’espace le reste de la planète, exploré trois sites que les analyses avaient indiqués comme présentant un intérêt supérieur. Aucune de ces explorations n’avait révélé d’élément déterminant. Pour la quatrième et dernière zone, Cent-douze s’était posé à proximité d’une ville gigantesque. Debout à côté du vaisseau, il scrutait les faubourgs sans vie qui s’étendaient à l’infini. Une ligne de buildings en ruines dentelait l’horizon, silhouettes frêles et effilées, pointes de flèches cendrées se découpant dans l’azur du ciel matinal. Le soleil levant arrachait parfois un reflet ou un scintillement à ces antiques colosses de fer et d’acier, étincelle de vie fugitive aussitôt étouffée sous la masse de ces silhouettes ternes, figées dans la mort. Son matériel d’analyses sur le dos, Cent-douze s’enfonça entre les bâtiments en direction du centre de la ville. Des murs lépreux rongés par le temps défilaient sur les côtés. La corrosion traçait des auréoles brunes dans les immenses parois de métal bordant la rue, dont le ventre creux renvoyait au robot l’écho souterrain de ses pas. Ces derniers l’entraînaient toujours plus profondément vers le cœur de la cité déserte. L’examen préliminaire avait beau n’avoir révélé aucune forme de vie à la surface de la planète, Cent-douze savait que d’aussi vastes structures de métal pouvaient réduire l’efficience du radar, sans compter les innombrables niveaux et kilomètres de sous-sols qui se dérobaient au-dessous de lui. La présence de créatures vivantes sur une planète influait notablement sur la cotation de l’Échelle : si ce monde abritait toujours la vie, il était primordial pour le robot de l’établir avec certitude. Tous ses sens en alerte, Cent-douze scrutait les alentours à la recherche du moindre bruit, du moindre mouvement, de la moindre source de chaleur qui aurait pu trahir la présence d’êtres vivants. Mais malgré sa vigilance, les lichens bistrés qui léchaient les façades représentaient la seule forme de vie végétale apparente. Le vent charriait dans les rues des nuées d’une poussière ocre, chargée de particules ferreuses qui se collaient à son alliage et lui donnaient l’air prématurément oxydé. Le robot avisa un bâtiment couvert d’une mousse sèche et rase. Il saisit son kit de prélèvement et tendit la main pour en racler la surface, mais son bras passa au travers du mur dont la paroi s’émietta sous ses doigts comme une feuille de papier brûlé. Même le métal semblait avoir renoncé à la vie, n’attendant qu’un prétexte pour se désagréger…
***
Le soleil resplendissait au zénith, inondant les rues d’une clarté aveuglante. Les bâtiments se paraient de miroitements mordorés, faisant oublier le temps d’une éclaircie leur état de déliquescence. Immobile à l’ombre d’une vaste tour, le robot envoyait son rapport au vaisseau qui le transmettait instantanément à l’Opérateur. Le bourdonnement de l’hypercom retentit après quelques secondes.
– Bonjour Opérateur. – Bonjour Cent-douze, je viens de recevoir ton rapport. Alors qu’est-ce que ça donne ? – J’ai indiqué l’avancée de mes recherches dans mon rapport, Opérateur. Je n’ai rien découvert de plus.
L’homme se tut un instant, absorbé dans le survol des notes et des observations du robot.
– Aucune forme de vie alors ? – Rien d’autre que quelques lichens, mais mon exploration n’est pas terminée. – Hmmm.
À nouveau, un silence méditatif au bout de la ligne. Lorsque l’homme reprit la parole, sa mélancolie était perceptible au travers de sa gorge nouée.
– Tu te rends compte de la chance que tu as, Cent-douze ? – Que voulez-vous dire, Opérateur ? – Ce monde… toutes ces explorations… je t’envie, mon vieux. Je donnerai n’importe quoi pour être à ta place… même si je sais au fond de moi que j’en serai complètement incapable. Merde, je suis déjà terrorisé à la simple idée de récupérer le ravitaillement trimestriel dans le sas ! – Je comprends. – Tu es gentil, Cent-douze, mais non… tu ne comprends pas. Comment le pourrais-tu ? Tu ne peux qu’interpréter ce qu’on t’a appris à reconnaître, pas vrai ? Certainement pas le comprendre, et encore moins le ressentir… – Vous avez raison, Opérateur. – Je voudrais tellement avoir l’impression de servir à quelque chose, avoir la chance de découvrir quelque chose de réel, tu vois ? Pas seulement rester là, à transmettre des rapports envoyés par des robots sans cervelle et… Je… Désolé Cent-douze, je ne disais pas ça pour toi. – Il n’y a pas de problème Opérateur. – Bon… Ouvre l’œil sur cette planète, OK ? Signale-moi le moindre truc insolite. – Entendu.
L’homme raccrocha. Cent-douze se redressa dans le chuintement souple de ses vérins et se remit en route, tous ses capteurs en alerte, à la recherche du moindre détail "insolite". Mais sur quels critères devait-il se baser pour déterminer l’insolite sur ce monde où tout lui était inconnu ? La forme inhabituelle de ce bâtiment le rendait-il curieux ? Cet espace vide, au carrefour de plusieurs rues, était-il anormal ? Tout en étudiant la topographie des lieux, le robot repensait à ce que lui avait dit l’Opérateur.
Lorsque le Plan avait été défini et que le Grand Voyage avait débuté, les hommes s’étaient vite heurtés à un écueil insurmontable. Conditionnés par des millénaires d’isolement à bord de vaisseaux à l’espace réduit, aux coursives exiguës et aux compartiments surpeuplés, ils avaient développé des comportements irrationnels et compulsifs qui les rendaient incapables d’affronter à nouveau l’Espace. La plupart, trop heureux d’avoir enfin trouvé une terre d’accueil, refusaient tout simplement de la quitter pour repartir dans les ténèbres opaques du ciel étoilé. Les autres, ceux qui acceptaient encore de quitter le sol, ne le faisaient qu’à bord d’appareils confortables, ventrus, dont la chaleur et la vie leur rappelaient les gigantesques vaisseaux-mondes qui les avaient amenés du néant jusqu’aux portes de l’Espace Connu. Ces trajets se déroulaient avec une précision millimétrée, le long de routes commerciales bien précises, délimitées par des escales régulières sur des mondes accueillants. Or le Plan prévoyait de renvoyer des milliers d’hommes dans l’espace, à bord de minuscules appareils d’exploration rapide. Ces coquilles de noix, aux parois ténues et à l’espace réduit au strict minimum, n’avaient rien à voir avec le reste des appareils de la flotte humaine. Privé d’explorateurs que la terreur du vide paralysait, le Plan avait failli se retrouver compromis. C’est alors que les robots avaient été réquisitionnés : mineurs, nourrices, traducteurs, hôtes… tous ceux qui étaient suffisamment évolués pour assimiler des ordres simples et suivre le protocole d’exploration du Plan Rorchak furent réassignés à cette tâche. Ils prirent les commandes des expéditions… à la place des hommes. Tout au mieux parvint-on à récupérer, parmi les plus téméraires, quelques volontaires chargés de veiller à la bonne application des plannings d’exploration, et de relayer les données recueillies par les robots jusqu’à l’Espace Connu. Mais ces volontaires étaient rares, ce qui les obligeait à gérer des secteurs gigantesques de plusieurs milliards d’années-lumière. Pendant ces séjours qui pouvaient durer de nombreux mois, ces hommes se retrouvaient coupés de tout, isolés dans de minuscules abris, sur des planètes désertes ou des astéroïdes. Ces Opérateurs, sortes de gardiens de phare des temps modernes, vérifiaient et reformulaient les rapports des robots avant de les transmettre aux Coordinateurs qui veillaient, eux, au bon déroulement du Plan. Coupés de tout, seulement reliés au reste du monde par les robots d’exploration et les sondes de ravitaillement automatiques, l’épreuve endurée par les Opérateurs n’était pas loin d’être aussi éprouvante que ne l’auraient été les expéditions elles-mêmes.
L’Opérateur actuel travaillait avec Cent-douze depuis quatorze mois déjà. Le robot voyait l’homme se fragiliser de jour en jour, signe que son séjour dans l’espace toucherait bientôt à sa fin. Son passé d’interprète diplomatique avait doté le robot de dispositions que n’avaient pas la plupart de ses semblables, ce qui permettait à l’Opérateur d’entretenir avec lui un semblant de vie sociale en attendant sa relève. Leurs conversations s’étaient faites de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que l’oppression de l’isolement avait grandi dans le cœur de l’Opérateur ; mais depuis quelques semaines il manifestait des troubles émotionnels que la simple conversation avec un robot ne semblait pas pouvoir soulager.
Le sonar du robot enregistra une secousse qui le ramena à la réalité. Le sol venait de trembler, à 21 kilomètres. Présence vivante ? Onde sismique ? L’Opérateur lui avait demandé de se montrer vigilant, aussi se mit-il en route dans la direction du choc.
Tout en marchant, le robot consultait les instruments de mesure. Les analyses de terrain confirmaient ce que les radars avaient déjà détecté depuis l’espace. Confronter des points de vue différents, cela faisait partie des paramètres de base du plan d’exploration Rorchak. Cent-douze se remémora son apprentissage d’interprète : il n’était pas compliqué pour un robot de parler et de comprendre des centaines de langues, mais c’était une autre paire de manches de trouver des équivalences pour des termes ou des concepts qui n’existaient souvent pas d’une langue ou d’une culture à l’autre… et lorsque la traduction ne se faisait pas à distance mais en face-à-face, il fallait intégrer tout le langage non verbal, ce qui représentait parfois un véritable tour de force. Le robot avait pris l’habitude de s’exercer en traduisant à voix haute les textes qu’il lisait. De cette manière, son cerveau comparait le sens de ce qu’il lisait avec celui de ce qu’il prononçait. Cette méthode l’avait fait progresser plus vite que nombre de ses congénères et lui avait valu cette place auprès du sénateur. Conscient que cette prise de recul pouvait l’aider à déceler un détail insolite qu’une analyse à plat n’aurait pas détecté, Cent-douze se mit à réciter à haute voix les éléments qu’il lisait sur le sonar.
– Je ne détecte aucune forme de vie, conformément aux scans du vaisseau. Température extérieure : 86 degrés Celsius. Nativement chaud pour la survie humaine, mais adaptable. Traces de radioactivité dans l’air, mais en proportion insuffisante pour représenter un danger à court terme. L’air est respirable.
Le robot leva les yeux de l’écran et laissa son regard courir le long des bâtiments. Il avait quitté les faubourgs du début. Les lotissements espacés avaient cédé la place à des constructions griffues, dont les appendices effilés se tendaient vers un ciel sombre où d’épais nuages musardaient dans un ciel d’opale. Le long des murs, une trace délavée indiquait que la cité avait, pour un temps, été partiellement recouverte par les eaux.
– Quel que fût son niveau d’évolution, cette société contrôlait son urbanisme. J’ai du mal à appréhender la logique de ces artères, mais la disposition des immeubles est réfléchie. Je…
Cent-douze venait d’apercevoir une forme sphérique au beau milieu d’une rue. Le robot s’approcha lentement, après avoir vérifié sur le scanner que l’objet n’émettait pas d’énergie.
– Je me tiens face à une nouvelle structure métallique. Celle-ci est de dimensions plus réduites que toutes les autres, il s’agit probablement d’un véhicule et non d’une habitation.
L’engin était rouillé, sa carcasse s’effrita au contact des doigts du robot. L’intérieur n’avait pas moins subi les outrages du temps et plusieurs pièces se détachèrent lorsque Cent-douze tenta de déterminer si l’appareil était toujours en état de marche.
– Comme le reste de la cité, cet engin tombe en lambeaux. Si des formes de vie persistent ici, elles ont depuis longtemps cessé d’utiliser ces vestiges.
Son exploration mena le robot aux abords d’une place en étoile, dont le sol était couvert de symboles érodés. L’hypercom retentit.
– Bonjour Opérateur. – Tout se passe bien ? – Très bien. Je me dirige vers l’épicentre d’une secousse dont je n’ai pas encore identifié la nature. Je n’ai fait aucune découverte notable pour l’instant. – Je vois. Désolé pour tout à l’heure Cent-douze. J’ai eu un passage à vide… – L’isolement doit vous peser, Opérateur. – Ouais. Sans doute. Faut dire que ce tombeau sans fenêtres n’a rien d’une sinécure. Tu sais si les autres Opérateurs sont mieux lotis ? Sur des mondes vivables ? Ils peuvent sortir ? – Je n’ai connu que deux secteurs avant celui-ci, et je n’en ai jamais rencontré les Opérateurs respectifs. Mais j’ai cru comprendre que leurs baraquements n’avaient rien de très réjouissant.
L’opérateur laissa échapper un rire nerveux.
– Ça me console, je ne suis pas le seul dans cette galère. – Nous sommes au moins deux, Opérateur.
Il y eut un blanc à l’autre bout de la ligne.
– Cent-douze… c’était une blague ? Tu viens de faire une blague ! – C’est un simple fait Opérateur, je ne suis pas programmé pour concevoir des plaisanteries. Mais je suis content si j’ai pu vous faire sourire. – Merde… tu sais ce qui me ferait sourire Cent-douze ? – Non. – J’aimerais que tu découvres de la vie évoluée sur ce monde… ça, ou autre chose. N’importe quoi, mais quelque chose de gros. Un truc énorme ! Un truc qui nous ferait regagner l’Espace Connu en héros ! Un truc qui ferait de nous de vrais explorateurs, et pas des anonymes paumés sur des planètes mortes, dont personne n’entendra jamais parler. – Il est conforme au Plan de nous heurter à un grand nombre de mondes sans intérêt, Opérateur. – Je sais, Cent-douze. Mais merde ! C’est trop demander que d’espérer trouver quelque chose d’intéressant ? Quelque chose qui justifie… tout ça ?
Le robot détermina que l’homme venait de faire un geste du bras qui englobait tout ce qui l’entourait.
– Je t’ai déjà parlé de ma femme Cent-douze ? – Vous m’avez dit que vous étiez séparés. – Ouais. Elle m’a quitté quand j’ai décidé de participer au Plan. – Pour quelle raison ? – Tous mes… "idéaux" ne représentaient à ses yeux qu’une remise en question de notre bonheur. Pour elle, repartir dans l’espace c’était sacrifier notre couple… merde ! Elle n’a même pas connu l’Exode, nous sommes tous les deux nés sur Capea… – Il faut du temps pour effacer un traumatisme comme l’Exode, Opérateur. Vous-mêmes en subissez encore les effets en souffrant d’agoraphobie spatiale. Votre femme avait probablement encore plus peur que vous. – Putain Cent-douze, tu parles comme son avocat. En tout cas… j’aimerai vraiment que tout ceci ait un sens, tu comprends ? – Nous aurons peut-être de la chance, Opérateur.
***
Une nouvelle secousse. Un grondement sourd, plus long que les précédents, se réverbéra sous la route. C’était la première fois que le robot avait l’impression d’assister à un orage souterrain, dont les échos se répercutaient sous l’ancienne voie à circulation magnétique. Les accumulateurs polarisants de la route avaient depuis longtemps cessé de fonctionner, mais le robot ressentait encore par endroits les effets du champ magnétique, dont les frissonnements se propageaient jusqu’à ses centres sensoriels.
Les ondes relevées par les appareils ne correspondaient pas à une nature sismique. L’épicentre n’était plus qu’à deux kilomètres, le robot allait bientôt être fixé sur son origine. Les ombres étaient tombées sur la ville, recouvrant de leur linceul les tours en ruines. Parfois, la couche de nuages semblait se déchirer sur le faîte des plus hauts buildings et une poignée d’étoiles évanescentes faisait son apparition, aussitôt ravalée dans l’opacité étouffante de la nuit.
Cent-douze finit par s’immobiliser au pied d’un vaste édifice. Le temps avait rongé une partie de sa façade, mais la tour centrale qui jaillissait en son centre se dressait encore fièrement dans les ténèbres. Le relevé indiquait que la dernière secousse provenait des étages inférieurs. Un vaste hall, dont les portes vitrées avaient depuis longtemps volé en éclats, offrait au robot un accès à ses sombres entrailles. Il entra. La poussière, soulevée à chacune des enjambées du robot, dansait dans le faisceau infrarouge de ses yeux. La planète saluait le retour de la vie au travers de cette valse aérienne, rythmée par le claquement de ses pas sur le marbre glacé. Cent-douze parcourut des kilomètres de couloirs déserts, dont les innombrables portes ouvraient sur des salles encombrées de tables, de machines et d’instruments en tous genres. Il n’y avait aucune trace de saccage, rien n’avait été détruit ni pillé. Le temps semblait s’être arrêté, figeant les objets dans l’ombre de leur dernière utilisation. Rien ne laissait deviner ce qui s’était passé. L’intérieur était dans le même état que les rues et ne trahissait aucune trace de combat, de catastrophe naturelle, ni même de départ précipité. Les habitants semblaient s’être volatilisés.
Le robot finit par déboucher sur une volée de marches abritée derrière de lourdes portes métalliques, qui disparaissait dans l’obscurité du sous-sol. Il s’engagea dans l’escalier, les yeux rivés au sismographe. La descente l’entraîna plusieurs centaines de mètres sous la surface du sol, et il déboucha dans un gigantesque abri souterrain. L’épaisse couche de salpêtre qui recouvrait les murs indiquait que, comme une bonne partie du reste de la ville, cet endroit était resté un temps certain sous les eaux. Le robot balaya l’espace du regard et découvrit de profondes fissures qui s’élevaient du sol au plafond. Fragilisées par des millénaires d’abandon, les fondations de l’immeuble étaient en train de se rompre et s’enfonçaient chaque jour un peu plus dans les profondeurs. L’analyseur confirma qu’il se trouvait quelques dizaines de mètres au-dessus de l’origine des secousses. Une faille avait dû s’ouvrir et menaçait d’engloutir la structure tout entière. Cent-douze avait vu des crevasses béantes dans la ville, là où des édifices similaires avaient autrefois dû se trouver. Il allait faire demi-tour et remonter à la surface lorsque le faisceau infrarouge accrocha une forme étrange. Toute la pièce était pleine d’appareils en tout genre : ordinateurs, pompes, générateurs… Plus rien de tout cela n’était encore en état de fonctionner, mais une étrange structure ovoïde trônait au centre de la pièce.
Arrivé à côté de la machine, Cent-douze passa une main sur sa surface noire, froide et couverte de poussière. Quelle qu’ait pu être la fonction de cet engin dans le passé, il était désormais aussi mort que le reste de la planète.
Il allait activer l’hypercom pour informer l’Opérateur de sa découverte, lorsqu’une nouvelle secousse le projeta au sol. Tout autour de lui le plancher de béton éclata, emplissant la pièce d’une poussière crayeuse. Le robot se redressa et se précipita vers la porte, alors que toute la structure chancelait au-dessus de sa tête. Mise à mal par les précédentes secousses, l’ossature du bâtiment n’avait plus la force de maintenir sa cohésion : l’immeuble se disloquait dans un grondement sinistre. Cent-douze trébucha à nouveau, se redressa, et plongea vers la porte au moment où le sol disparaissait dans les entrailles de la planète. Un bloc de pierre heurta le robot alors qu’il atteignait la cage d’escalier. Il percuta le mur et se retourna juste à temps pour éviter une poutre métallique qui fusait dans sa direction. Il bondit dans l’escalier en esquivant les blocs de béton qui se détachaient des murs. Cent-douze concentra toute son énergie dans les muscles synthétiques de ses jambes et s’élança vers la surface. Au terme d’une course effrénée, il parvint au niveau du sol. Il n’avait plus le temps de traverser le hall. Il aperçut une énorme lézarde qui se propageait le long du mur et s’y engouffra à l’instant où le bâtiment s’effondrait.
***
L’Opérateur était assis dans le noir, les yeux rivés sur l’écran lumineux qui lui renvoyait la même image depuis des heures. Au-dessus, la pendule égrenait les secondes avec une régularité absolue. Pourtant, le temps semblait ralentir un peu plus à chaque coup d’œil que l’homme lui lançait. Il y avait trente-six heures que le robot n’avait plus donné signe de vie. Un silence, épais, feutré, avait envahi le poste de contrôle. Un silence de mort. Le protocole l’obligeait à patienter encore un jour et demi avant de déclarer la disparition du robot au Coordinateur. Cette attente était pire que tout. L’homme sursauta : le voyant de l’hypercom venait de s’allumer. Le cœur battant il pressa le bouton d’une main tremblante.
– Cent-douze ! C’est toi bon sang ? – C’est moi, Opérateur. – Merde ! Où étais-tu ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu n’as rien ? – J’avais pénétré dans un imposant immeuble du centre-ville. Le bâtiment s’est effondré et j’ai été pris sous les décombres. Il m’a fallu plus d’une journée pour me dégager et le bracelet relais de mon hypercom a été endommagé, j’ai dû attendre d’être rentré au vaisseau pour pouvoir vous contacter. Mon état est satisfaisant. – Bon sang, ne me refais jamais un coup comme ça, tu m’entends ?
L’homme avait des sanglots dans la voix. Le robot n’était pas en mesure de formuler des promesses, aussi sélectionna-t-il ses mots avec précaution :
– Je redoublerai de prudence, Opérateur. – Pffff… Bon. Tu vas bien, c’est le principal… Tu as découvert quelque chose ? – Rien de significatif. Je suis en train de vous envoyer mon rapport. – Je regarde.
L’homme jeta un œil aux données qui s’affichaient sur l’écran. Instinctivement, mû par l’impatience, son regard glissa vers le bas de l’écran, à l’endroit où clignotait la note finale qui établissait la valeur de ST-335-K sur l’Échelle de Rorchak : Alpha-3,8… Les mondes qui n’atteignaient même pas la moyenne étaient considérés comme sans intérêt. L’homme soupira.
– Nous aurons peut-être plus de chance la prochaine fois, Opérateur. – Si tu le dis mon vieux… Allez, va te reposer, tu l’as bien mérité. Préviens-moi quand tu seras prêt à rejoindre PX-420-S.
L’Opérateur relâcha le bouton de l’hypercom et s’enfonça dans son fauteuil. Il attrapa machinalement la plaque de métal tordu qui avait été trouvée dans les débris du vaisseau, sur laquelle figuraient les coordonnées de la planète qui avait failli coûter la vie à son seul ami. Après lui avoir jeté un dernier coup d’œil, il la laissa retomber dans la boîte qu’il referma.
Encore un coup dans l’eau…
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