J’étais installé aux commandes du gros Urbanburst qui ronronnait doucement face à la porte. John m’avait indiqué les différentes commandes qu’ils avaient rajoutées au tableau de bord. J’avais à peine plus à faire qu’appuyer sur un bouton au bon moment : si tout se déclenchait comme prévu, notre plan avait des chances de fonctionner. Baldwin m’avait accompagné jusqu’au cockpit, et se hissa sur le marchepied pour les ultimes recommandations.
- On compte tous sur vous ici, Mc Eily. Dès que nous aurons le signal, nous lancerons un message de détresse à l’attention du Manta.
J’acquiesçai d’un hochement de tête.
- Bonne chance mon vieux.
Il me donna une petite tape sur le casque, avant de redescendre les échelons. J’activai la fermeture de la verrière, et m’installai confortablement aux commandes. J’avais refusé de prendre des antidouleurs : mon dos me faisait un mal de chien, mais je craignais qu’une drogue quelconque ne diminue mes réflexes. Les gardes s’étaient regroupés devant la grande porte, prêts à l’ouvrir et à la refermer aussitôt derrière moi. L’équipe chargée de me récupérer, à quelques blocs de l’émetteur, était partie une heure avant, par les égouts. Les défenses de la base s’en trouvaient dangereusement affaiblies, mais Baldwin avait décidé d’en finir avec la prudence et de se débarrasser des rebelles à n’importe quel prix.
Prenant une grande aspiration, je levai le pouce pour signifier que j’étais prêt. La porte s’ouvrit lentement, dans un sourd grondement métallique, me livrant accès à la rue. J’enfonçai la pédale des gaz à fond et le hoover se jeta en avant, poussé par son énorme réacteur. Quelques tirs vinrent percuter le blindage, alors que je filais sous le nez des guetteurs rebelles qui surveillaient Sarabban heights, et s’empressaient probablement de donner l’alerte. J’avais mémorisé tous les barrages que les éclaireurs avaient rapportés dans les rues avoisinantes, et suivais l’itinéraire qui me permettait d’en éviter un maximum : il n’y en avait qu’un seul à franchir, et pour peu qu’il ne soit pas trop important le hoover était en mesure de passer au travers. Les immeubles défilaient à toute vitesse sur les côtés alors que je glissais sur la chaussée magnétique et débouchai, deux rues plus loin, dans une vaste avenue commerciale. Le barrage se déployait une centaine de mètres plus loin, les carrosseries des véhicules étincelant au soleil. J’aperçus le sursaut des gardes, frappés de stupeur alors que je filais sur eux à toute allure, dans un vrombissement assourdissant. Ils ne furent pas longs à se ressaisir, et ouvrirent le feu aussitôt après s’être jetés sur leurs armes. Je ne craignais pas les balles, dont le claquement sinistre se faisait entendre à chaque ricochet contre le lourd blindage du hoover, et maintins ma trajectoire. J’aperçus le point que j’estimai aussitôt comme le plus faible du barrage : la jonction entre deux véhicules que rien ne maintenait fixé entre eux. Donnant encore un peu plus de gaz, je basculai le réacteur en surrégime un bref instant, pour lui donner un surplus de puissance. Les gardes s’écartèrent au dernier moment, alors que je me cramponnais de toutes mes forces aux commandes, prêt à l’impact.
La collision fut assourdissante, les deux voitures éclatant sous le choc au moment où le hoover défonçait les fortifications. Emporté par son élan et sa masse, il pulvérisa les caisses et autres bidons que les rebelles avaient empilés derrière les véhicules, projetant des débris métalliques dans toutes les directions. Je rouvris les yeux juste après, redressant le nez de l’Urbanburst et laissant le barrage disparaître derrière moi. L’appareil avait tenu le coup, et semblait en état de parcourir les dernières centaines de mètres qui me séparaient de l’objectif. Je me concentrai sur les commandes, conscient que l’opposition risquait d’être plus féroce sur la seconde ligne de fortifications. Jaillissant entre deux bâtiments, j’aperçus l’immeuble au sommet duquel se dressait la cloche de Faraday : la haute tour vitrée se présentait comme sur les photos, imposante structure de verre et d’acier au pied de laquelle s’étalaient les défenses des rebelles. Les véhicules stationnés étaient renforcés de sacs de sable, et de défenses antichar. J’aperçus, derrière les protections, les soldats déjà en position qui ajustaient leurs tirs. Il m’aurait fallu plusieurs roquettes HE pour faire le ménage devant le bâtiment, et avoir une chance de pénétrer dans la petite cour intérieure : je n’avais pas le choix il fallait m’en tenir au plan, en espérant que John et ses potes ne s’étaient pas plantés. Les yeux rivés sur le barrage, je surveillais attentivement le moindre mouvement des gardes, prêt à réagir au premier geste suspect. Il ne se fit pas attendre, les rebelles ouvrant le feu en même temps alors que je parvenais à portée de tir. Il y eut plusieurs impacts de balles, certains heurtant même le verre blindé du cockpit, avant que je ne remarque le lance-roquettes posté sur la gauche. J’eus à peine le temps de faire un écart, au moment où il fit feu. La traînée de flammes me frôla, la roquette achevant sa course dans la vitrine d’une boutique qui vola en éclats dans mon dos. Je redressai le cap in extremis en frôlant la façade d’un immeuble, et filai droit sur la tour.
C’était le moment. Posant le doigt sur le bouton que m’avait indiqué John, je le pressai après une seconde d’appréhension : La bombe était armée, dans moins de cinq minutes, il ne resterait rien de cette tour, ou je serais mort.
L’un n’excluant pas l’autre, d’ailleurs.
Il était trop tard pour freiner. Serrant les dents, je débloquai la deuxième commande et enfonçai la pédale d’accélération à fond pour les derniers mètres : le réacteur ne me servirait plus à rien dans moins de dix secondes, peu importait qu’il claque maintenant. Calé au fond de mon siège, je fixais le rempart de défenses qui approchait à toute allure.
Cinquante mètres. Trente. Dix.
Les tirs crépitaient de toutes parts, les rebelles s’éloignant du barrage devant l’imminence de l’impact.
***
Je pressai le second bouton, comme prévu, et fermai les yeux : il n’y eut pas d’impact. Le hoover s’envola, bondissant au-dessus des fortifications sous le regard médusé des soldats. Puis, progressivement déséquilibré par le souffle du réacteur, l’arrière bascula vers l’avant. Je culbutai, cul par-dessus tête, à la rencontre de l’immeuble. Le sol défilait sous mes yeux, une dizaine de mètres plus bas, et c’est à peine si je perçus l’impact contre la façade du bâtiment. L’appareil traversa la paroi dans une assourdissante déflagration de verre brisé, pulvérisant sur son passage le mobilier de bureau et les poteaux de plastine qui soutenaient le plafond. Le hoover racla tout sur son passage avant de s’immobiliser brutalement - et à l’envers - contre un mur porteur. La structure trembla un instant, puis tout redevint calme.
J’étais suspendu dans mon harnais, complètement sonné par le choc et les secousses qui l’avaient suivi. Ce dingo de John avait réussi… Je me revoyais lui décrire le show auquel j’avais assisté quelques mois plus tôt, sur une base de Macbeth : un type faisait passer un hoover au travers de cercles enflammés, avant de simuler une faute et de se précipiter à toute vitesse contre un mur. Et au moment où tout le monde retenait son souffle, pensant qu’il était foutu, le hoover sautait par-dessus le mur, comme une puce. Le seul moyen théorique d’y parvenir sans de lourdes modifications techniques, m’avait-il expliqué, était de jouer sur les bobines attracto-répulsives. Le hoover fonctionnait sur un principe simple : trois électro-aimants situés sous le châssis généraient un champ magnétique opposé à celui de la chaussée, permettant à l’engin de glisser au-dessus de sa surface. L’aimant central émettait sur la polarité opposée à la route, pour en éloigner le hoover, les deux autres, réglés plus faiblement, étant de la même polarité pour stabiliser l’appareil à la distance voulue. En jouant avec la puissance de répulsion des différents aimants, le pilote pouvait rapprocher ou éloigner son appareil de la route, lui faisant gagner au choix altitude (et inertie) ou stabilité. John avait eu l’idée simple mais géniale de bidouiller les deux bobines stabilisantes, et d’en inverser subitement la polarité en les poussant au maximum. Couplé à un alternateur magnétique, du type de ceux utilisés pour amplifier le champ magnétique et permettre le pilotage d’un hoover sur des routes normales ou en tout terrain, on devait obtenir une puissance répulsive suffisante pour faire décoller l’appareil.
Il avait vu juste.
Je commençais à reprendre mes esprits, le nuage de poussière soulevé par l’impact s’estompant progressivement autour du hoover. Chaque seconde comptait : je n’avais pas de temps à perdre. Détachant les boucles d’attache du harnais, je m’effondrai aussitôt sur la vitre de la cabine. Elle était fendue, mais le blindage avait tenu le coup. M’appuyant contre le fauteuil, je balançai plusieurs coups de rangers dans la fissure du cockpit. La fêlure s’agrandit, se propageant en étoile sur toute la surface du verre, avant de voler en éclats dans un sinistre craquement. Passant à travers, je m’effondrai sur le sol et roulai aussitôt sur le côté pour me mettre à couvert, mon Sig Sauer à la main. Me dirigeant vers l’arrière du hoover, je tentai d’atteindre la poignée du coffre de transport, les yeux rivés sur le décompte de ma montre.
Plus que deux minutes.
Cette foutue serrure était hors d’atteinte, nous n’avions pas prévu lorsque nous avions imaginé cette étape, que le hoover se retournerait durant la manœuvre… Jetant un œil aux alentours, j’avisai une chaise de bureau, que le choc avait projetée contre un bureau renversé. Je courais vers elle, lorsque deux rebelles débarquèrent, l’air halluciné.
Pas le droit à l’erreur. Pas maintenant.
Abandonnant la chaise, je me jetai au sol et ouvris le feu, le K232 tressautant dans ma main à chaque détonation. Les deux intrus, stoppés dans leur élan, s’effondrèrent dans l’encadrement de la porte. Je leur consacrai un dernier regard, le temps de m’assurer qu’ils ne portaient pas de gilet pare-balles, et réprimai aussitôt un haut le cœur : ils n’étaient même pas armés. Deux couillons qui n’avaient probablement débarqué ici que pour voir ce qui se passait. Reprenant mes esprits, je m’emparai de la chaise et la balançai contre le hoover avant de grimper dessus et de déverrouiller la serrure du coffre latéral. J’avais beau me répéter que ça ne changeait rien, que quoiqu’il arrive dans moins de deux minutes tous les occupants de cet immeuble seraient réduits en poussière, je ne parvenais pas à me faire à l’idée de ce qui venait de se passer : c’était la première fois que j’ouvrais le feu sur quelqu’un de désarmé. Je défis les fixations des bonbonnes de gaz qui manquèrent de m’assommer en se détachant, et tombèrent sur le sol dans un vacarme assourdissant. Sautant au bas de la chaise, j’enfilai mon masque à gaz et m’emparai de la valve. Deux autres rebelles firent irruption dans la salle, une rafale claquant aussitôt sur la carcasse du hoover.
Au moins, ceux là sont armés.
M’accroupissant derrière l’aileron, je m’escrimai sur la valve qui finit par céder, projetant en l’air une longue traînée de gaz rouge miroitant. Je me redressai et ouvris le feu au jugé pour leur faire baisser la tête puis, orientant la bonbonne dans leur direction, je la poussai violemment du pied. La bouteille fila, roulant sur elle-même en crachant son gaz dans toutes les directions. Deux autres rafales ricochèrent sur le blindage au-dessus de moi, et je relevai la tête juste à temps pour apercevoir les rebelles ouvrir des yeux écarquillés d’horreur alors que le gaz répandait ses tentacules écarlates dans la pièce.
- Amok !
Ils disparurent aussi subitement qu’ils étaient apparus, immédiatement suivis par le hurlement strident de l’alarme incendie. Les portes coupe-feu s’abattirent aussitôt, condamnant toutes les issues de la pièce.
Le plan de Baldwin avait fonctionné : il y avait environ trois mois de ça la garnison Confédérée de Padillan, désespérée et encerclée par les xenops, avait utilisé un nouveau prototype de gaz pour défendre sa position. L’homme a toujours aimé le gaz, m’avait dit le capitaine, depuis qu’il est en mesure de jouer à l’apprenti chimiste : du gaz moutarde à l’agent orange, en passant par le Sarin ou le Zyklon B; des gaz purulents de Markys aux gaz stérilisants de Nakomo, on ne fait que renouveler à chaque époque une ancestrale tradition de destruction chimique. Les xenops, probablement plus civilisés que nous sur ce point, n’en utilisent pas. Toutefois, devant l’horreur que Padillan a révélée, nombreux sont nos analystes qui pensent qu’ils risquent de réviser prochainement leur point de vue sur ce sujet. Quoiqu’il en soit, ces images avaient fait le tour de la galaxie : les corps, saisis par les volutes de gaz, voyaient leur peau se décoller. Les visages, tordus par la douleur, aux yeux révulsés glissant hors de leurs orbites au fur et à mesure que fondaient les chairs brûlées… Puis les convulsions, les spasmes, les hémorragies éruptives… Les victimes devenaient folles de douleur, s’entretuant, se mutilant, se déchirant elles-mêmes les entrailles pour abréger leurs souffrances. Le gaz attaquait tout, êtres vivants, tissus, véhicules. Les protections chimiques habituelles ne suffisaient pas, il les rongeait comme tout le reste. Les xenops avaient été repoussés, mais ça n’avait pas sauvé les Confédérés, qui furent les premières victimes de leur arme. Nous avions encore tous à l’esprit l’image de ces nuages rouges, aux reflets miroitants dans l’air, hypnotiques et mortels. L’Amok Rouge, comme on l’avait surnommé après le carnage de Padillan, hantait chacune de nos mémoires. Baldwin avait eu l’idée brillante de teinter en rouge du gaz incapacitant H13 - déjà une belle saloperie en soi - et d’y ajouter de la limaille de fer pour le faire scintiller à la lumière. Les rebelles allaient sûrement mettre plus de deux minutes à se demander comment nous avions fait pour nous en procurer, et s’étonner que nous soyons assez cinglés et désespérés pour l’utiliser. Leur premier réflexe avait naturellement été de foutre le camp, et si certains entraient malgré eux en contact avec le gaz, le H13 se chargerait sans aucun problème de leur faire croire qu’ils allaient mourir.
Je détachai la seconde bonbonne, et après l’avoir ouverte, la déposai près de la baie vitrée fracassée. Le nuage de gaz se propagea rapidement au-dehors, se déployant en inquiétantes volutes alors que les hurlements terrifiés me parvenaient du sol, où les gardes abandonnaient leurs positions pour se mettre à l’abri. La panique était à son comble. Je récupérai le propulseur dorsal dans le coffre du hoover, et jetai un dernier coup d’œil à ma montre : il restait moins de trente secondes et même si les rebelles comprenaient que nous bluffions, il était trop tard pour qu’ils parviennent à désamorcer la bombe. Attachant rapidement le harnais je me plaçai face à la fenêtre et, après une dernière hésitation, me jetai dans le vide en activant le propulseur.
Le réacteur s’alluma, me projetant en avant au travers de l’épaisse couche de gaz qui dansait dans la rue, ballottée par le vent. Je perçus quelques tirs isolés dans la confusion mais la fumée rouge m’entourait de son voile protecteur et aucun ne m’atteignit. Le nuage se déchira brusquement autour de moi et, toujours porté par le propulseur, je m’engouffrai dans la rue avoisinante après avoir tourné au coin. Une cinquantaine de mètres plus loin, j’aperçus l’équipe de récupération au point de rendez-vous et les rejoignis en douceur, aussitôt escorté par les soldats en arme.
- Mc Eily ! Vous avez réussi ?
Je me retournai sans un mot en direction du bâtiment. Il ne se passait rien et l’explosion aurait déjà dû avoir lieu.
- Peut être que les charges supposées détruire le compresseur n’ont pas fonctionné ?
Le soldat dirigeant l’escouade me tira en arrière, la main sur l’épaule.
- On n’a pas le temps de chercher une explication, les rebelles seront sur nous dans un instant. Venez !
La déflagration me déchira les tympans, enflant et grondant tel un monstre incontrôlable et furieux. Le souffle nous balaya, pauvres petits fétus de chair, projetés au sol par la puissance que nous avions eu l’audace de libérer. Levant les yeux au ciel, j’aperçus la tour se soulever dans les airs, posée sur un nuage de débris et de poussière avant que les façades des immeubles ne volent en éclat, victimes de la seconde vague explosive. Je parvins à ramper jusqu’à la bouche d’égout que me désignait les soldats, aussitôt avalé par un puits sans fond à l’obscurité salvatrice.
***
J’émergeai péniblement, poussé au cul par le caporal Kiddle - il m’avait indiqué son nom dans les ténèbres des égouts - au beau milieu de la cour de Sarabban Heights. Baldwin m’aida à m’extirper du conduit, et me balança aussitôt une grande claque entre les omoplates.
- Bien joué Mc Eily ! C’était un foutu feu d’artifice !
Je parvins à lui sourire faiblement.
- Ça vous a plu ?
- On a perçu la secousse jusqu’ici, les rebelles ont dû la sentir passer ! Plus sérieusement Mc Eily, nous sommes parvenus à contacter le Manta. Ils ont prévenu les garnisons des systèmes environnants de la situation ici, et nous envoient une escadrille de leurs meilleurs appareils pour dégager les alentours et faire une petite reconnaissance. Le vent est en train de tourner.
J’acquiesçai avant de m’effondrer dans ses bras, à bout de forces. Lorsque je repris mes esprits, le crépuscule répandait ses lueurs écarlates sur les murs de ma chambre, au travers des stores à demi baissés.
- Mc Eily, vous vous réveillez enfin ! Ça fait cinq minutes que j’essaie de vous faire émerger… - Sergent ? Que se passe-t-il ? - Baldwin vous attend dehors, il a une surprise pour vous.
Me levant péniblement, j’emboîtai le pas à Cluttel en direction du toit. L’air lourd charriait une odeur de mort et de fumée. Nous suivîmes l’escalier extérieur, longeant les terrasses. Les échos des bombardements nous parvenaient, premières manifestations auditives du déchaînement de violence imminent.
- Ah voilà notre talentueux airman. Approchez Mc Eily ! - Baldwin ? Que se passe-il ? - Vos petits amis du Manta ont commencé leur travail de nettoyage : les rebelles en prennent plein la gueule !
Tout autour de nous, des colonnes de fumée s’élevaient en de nombreux endroits de la ville. Un peu surpris de n’avoir rien entendu des explosions, je me tournai vers le capitaine.
- Vous m’avez fait monter pour ça ? - J’ai pensé que vous seriez heureux d’apprendre que nous étions sauvés : les renforts de troupes terrestres arriveront demain matin à bord du transporteur Marduk.
Baldwin attrapa la radio sur laquelle défilaient continuellement les échanges de coordonnées, et effectua quelques réglages.
- Sergent ? Il est ici, près de moi, vous pouvez parler.
Une voix retentit dans le haut parleur, couverte par un incessant grésillement.
- Recall ? C’est bien toi vieille fripouille ?
J’arrachai presque la radio des mains du capitaine, en reconnaissant Shadow.
- Shadow, vieux coyote ! Tu devais venir me récupérer salopard ! Tu t’es perdu en chemin ? - Ouais, ouais… Je ne t’ai pas dit quand j’allais venir, tu as toujours été impatient ! Écoute, je confirme ta position à Rafferton, le hamac sera là dans moins d’une heure pour te récupérer. - Impeccable mon grand, je commence à avoir le mal de terre ici… - À ta place je ne serais pas trop pressé de rentrer, il va falloir expliquer au commandant ce qui est arrivé à son précieux prototype… J’espère pour toi que les rebelles ne s’en sont pas emparés ?
Je jetai un œil à Baldwin, avant de répondre.
- Disons qu’ils ont approché le propulseur, un bref instant, mais je doute qu’ils aient pu en tirer grand-chose. Tu n’as qu’à lui dire que Donnovan avait raison : il y a eu des turbulences dans la pompe à neutrons.
***
J’étais allongé sur ma couchette, le regard perdu dans la blancheur immaculée du plafond. Baldwin avait fait un rapport élogieux à mon sujet, qui m’avait dispensé des réprimandes pour avoir désobéi aux ordres concernant l’autodestruction du Ripper. Mais je n’étais pas pour autant exempté du rapport détaillé à remettre au commandant…
- Tu n’écris pas ton compte-rendu ?
Je me redressai sur un coude, jetant un œil au petit robot qui me regardait intensément. Son regard bleu étincelant exerçait toujours sur moi la même fascination, après tous ces mois passés en sa compagnie.
- Je vais m’y mettre Daneel, je remets juste mes idées en place. - Quelque chose te tracasse ? Tu trouves la réaction de la Confédération excessive ? - Excessive ? Daneel, des fois tu m’inquiètes vraiment… Les rebelles ont fomenté une véritable révolution sur Naphréus : ils ont détruit des véhicules, des immeubles militaires. Tué des centaines de soldats Confédérés. Tu t’attendais à ce qu’on leur retire leurs armes et qu’on leur dise de ne pas recommencer ? - Ils n’ont fait que s’élever de la seule manière laissée à leur disposition contre une situation qu’ils trouvaient absurde et injuste. - Tu as de ces mots… - C’est exactement ce que tu as fait en refusant de laisser exploser le Ripper et de mourir à son bord.
Je me levai d’un bond, scandalisé.
- Merde Daneel, ne mélange pas tout, ça n’a rien à voir ! - Non ?
Je fermai les yeux pour me calmer, et allai chercher une des bières que je planquai dans la gaine d’aération. J’avais emprunté cette habitude à Joker lorsque je faisais mes premiers pas sur le starport de Raffon, et c’était depuis, devenu une sorte de tradition.
- Tu n’étais pas en bas Daneel, tu n’as pas vu ce qui s’y passait. Les rebelles n’ont que ce qu’ils méritent, crois-moi. - Alors pourquoi laissent-ils le capitaine Baldwin diriger les représailles ? - Baldwin est plein de bon sens. Nous en avions parlé avant la mort de sa sœur, si la Confédération l’avait écouté plus tôt il n’y aurait jamais eu de rébellion. - Mais aujourd’hui, c’est un homme brisé, qui connaît parfaitement le terrain et qui souffre suffisamment pour trahir le serment que vous avez tous fait. - Le serment ? De quoi parles-tu ?
Le robot se raidit, sans un simulacre grotesque de garde à vous, avant de réciter le plus sérieusement possible la petite phrase que nous avions tous prononcée, le jour de notre acceptation.
- « Nous faisons le serment de servir et de protéger l’humanité, sans distinction ni condition, partout où elle sera en danger, contre la menace xenops et toute autre à venir. » Je n’ai pas l’impression qu’en appliquant une tolérance zéro visant une reddition sans prisonniers, le capitaine prenne soin de l’ensemble de ses frères humains. Les rebelles font autant que vous partie de l’humanité, Mc Eily. - Tu aurais dû voir les restes de la petite Madillan, Daneel. Son corps ne ressemblait plus à rien. Je comprends ce que doit ressentir Baldwin. - Alors tu es mieux placé que quiconque pour comprendre ce que doivent ressentir les rebelles. Sais-tu combien de Madillan on a retiré des restes de la tour que tu as détruite ?
Ma main se crispa sur la cannette. Insensible au trouble qu’il venait de semer, il continua de sa petite voix régulière.
- Si tu veux mon avis, Mc Eily, il n’y a qu’un seul vainqueur dans cette histoire. Et il ne se trouve pas sur Naphréus. - Qu’est-ce que tu veux dire ? - La Confédération a dû mobiliser beaucoup de troupes pour mater cette rébellion, et elle sera amenée à le faire régulièrement sur d’autres mondes, pour éviter d’autres soulèvements. Ce faisant, elle affaiblit le front contre l’Alliance. Les rebelles sont en train de subir un sérieux revers sur Naphréus, mais il n’est que temporaire. L’exemple que vous êtes en train de faire ici va parfaitement fonctionner : toutes les planètes humaines vont en entendre parler. Cela va cristalliser l’amertume, la frustration et la colère de milliers d’autres rebelles qui ne seraient jamais passés à l’acte sans ça. Le massacre de Naphréus ne sera jamais oublié, Mc Eily. Vous êtes en train de donner sa meilleure raison d’être à la rébellion. - Tu es en train de me dire qu’on aurait dû fermer les yeux ? - Je suis en train de te dire que les seuls à qui cette situation profite, sans qu’ils n’y aient rien perdu, ce sont les xenops.
Je me levai, exaspéré par les propos du robot.
- Je vais faire un tour, j’ai besoin de m’aérer le cerveau. - Tu viens de remporter ta première défaite, Mc Eily. Ça n’est jamais facile à accepter.
La porte se referma derrière moi dans un chuintement, alors que s’élevaient dans ma tête les milliers de voix des martyrs de Naphréus.
FIN
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