Baldwin me regardait fixement. Ses traits, tirés par le manque de sommeil et la nervosité, lui traçaient un visage parcheminé dont la pâleur blafarde renforçait l’accablement. Son regard restait néanmoins vif et acéré, signe que l’officier était loin d’avoir baissé les bras. Deux autres personnes étaient présentes, en plus de Madillan, et je sentais peser sur moi la responsabilité d’un espoir qu’on croyait perdu. S’avançant d’un pas, le capitaine me tendit son paquet de cigarettes alors que je me resservais du café.
- Merci.
Il attendit patiemment que j’ai allumé ma clope, pour s’asseoir face à moi.
- Madillan est venue me réveiller en prétendant que vous aviez trouvé un moyen de nous débarrasser de cette cloche de Faraday ? - Disons que j’ai eu une idée, capitaine, à vous de me dire si elle est réalisable. Vous avez pu voir le site de la tour où est placé l’émetteur ? - Rapidement, intervint Madillan, il est situé à environ deux kilomètres d’ici. - D’accord. Je suppose que l’accès en est bien défendu ? - Plutôt. Mais les rebelles savent que nous n’avons pas de force aérienne ni de pièces d’artillerie à proximité, il n’y a donc pas de défenses superflues : juste des barrages et des patrouilles.
Baldwin se leva et alla ouvrir la fenêtre pour nous apporter un peu de fraîcheur.
- C’est tout de même suffisant pour causer de lourdes pertes sur un assaut à pied.
Le flash que j’avais eu durant mon sommeil ne m’avait pas indiqué la façon de détruire l’émetteur : juste le principal élément de cette destruction. Il nous fallait mettre au point un plan d’attaque et la chose n’était pas gagnée.
- Très bien, repris-je. De quels moyens de transport dispose-t-on ici ? - Pas grand-chose, intervint un des deux hommes qui n’avait pour l’instant rien dit.
Je l’avais déjà vu lors du briefing de l’après-midi, et profitai de sa remarque pour déchiffrer le nom inscrit sur son uniforme : Cluttel. Sergent Cluttel. Son visage buriné traduisait une grande fatigue, et sa barbe naissante indiquait que Baldwin l’avait tiré du lit de manière précipitée.
- Il nous reste deux hoovers Urbanburst, reprit-il, une motopatrouille Sierra et quelques propulseurs dorsaux : pas de quoi fouetter un chat. À part la moto qui dispose d’une tourelle, les autres ne disposent d’aucun armement.
Le capitaine revint vers moi, et s’assit sur le bureau encombré.
- Et si vous nous disiez ce que vous avez en tête, Mc Eily ? - Je vais y venir, capitaine. Dans un premier temps, il faut récupérer mon appareil. Vous savez où il se trouve ?
Baldwin lança un regard interloqué à Madillan.
- Aucune idée… Je suppose qu’il est toujours là où nous vous avons trouvé. - À moins que les rebelles ne s’en soient emparés, précisa la jeune femme, mais il y a peu de chances qu’ils aient réquisitionné des ressources pour récupérer une épave. Pas tant qu’ils ne seront pas totalement maîtres des lieux.
Me voyant venir, le capitaine prit les devants.
- Et il n’est pas question que je mobilise qui que ce soit pour récupérer une carcasse, Mc Eily. Le moindre soldat encore valide ici occupe un poste vital, nous ne pouvons nous priver d’aucun d’entre eux. - Il va bien le falloir, capitaine. Lorsque vos hommes auront trouvé mon Ripper, il faudra qu’ils démontent le compartiment moteur et ramènent le bloc de propulsion ici.
Madillan me lança un regard interrogateur.
- C’est une prise de risque inconsidérée ! Cela représente un travail colossal Mc Eily, surtout de nuit et en territoire hostile… Que voulez-vous qu’on fasse du moteur de votre appareil ?
Je tirai sur ma clope et but une gorgée de café avant de répondre.
- Mon appareil n’est pas un Ripper ordinaire, c’est un prototype expérimental.
Le capitaine se redressa et, faisant quelques pas vers moi, me regarda en arquant les sourcils.
- Quel genre de prototype ? - Ces informations sont confidentielles, mais je pense qu’au vu des circonstances il vaut mieux que je vous tienne au courant… Le haut commandement a chargé le Manta de diriger les tests concernant un prototype de propulsion par fusion plasmique. Nous étions en plein exercice lorsque les rebelles nous sont tombés dessus et une avarie du moteur m’a forcé à me poser sur Naphréus. - Ne le prenez pas personnellement Mc Eily, intervint Baldwin, mais j’ai un peu de mal à croire qu’on confie un prototype de cette importance à un airman de première classe. - J’ai malgré moi joué un certain rôle dans les événement de Vargas qui ont conduit à la destruction du neutralisateur photonique expérimental de l’Alliance. Je pense que le commandant Rafferton a vu ici une opportunité de m’en récompenser… Et je suis plutôt bon pilote à ce qu’on dit, malgré mon inexpérience. - Admettons. Que voulez-vous que nous fassions du propulseur, a fortiori s’il est en panne ? - Capitaine, j’ai vu des images du laboratoire qui a développé le premier prototype de pompe à fusion plasmique. Ils ont fait une erreur lors de la mise en route et la fusion est devenue instable. - Et qu’ont révélé les images ? - Rien. - Rien ? - C’est tout ce qui restait du labo, capitaine.
Le type qui n’avait encore rien dit fit un pas en avant. C’était sa première manifestation d’intérêt, et le fait qu’aucun grade ne figure sur ses vêtements me fit supposer qu’il pouvait s’agir d’un scientifique civil.
- Je commence à voir où veut en venir l’airman Mc Eily, capitaine. La fusion plasmique, amorcée par une pompe à neutron, développe ensuite une énergie phénoménale, et exponentielle. Livrée à elle-même, elle gagne en intensité et se développe jusqu’à son seuil de saturation, qui se traduit par une explosion. C’est pour cette raison que toutes les centrales à fusion utilisent un compresseur, chargé de contrôler l’énergie libérée. - Au fait John, par pitié pas de cours de physique à quatre heures du matin, soupira Baldwin. - Je pense que si on peut récupérer le propulseur, il devrait être possible de le transformer en bombe.
Les yeux du capitaine étincelèrent d’un éclat farouche.
- Puissante ? - Tout dépend de la taille du propulseur capitaine, je ne savais même pas que nous avions réussi à miniaturiser suffisamment une centrale plasmique pour l’intégrer à ce type d’appareils. Mais je dirais que nous ne devrions pas être au-dessous du seuil de puissance d’une torpille de type 4. - Largement de quoi raser ce putain d’immeuble, donc. Madillan, voyez avec Cluttel combien d’hommes il va nous falloir pour récupérer ce truc, et de qui on peut se passer pendant quelques heures ! John, réveillez votre équipe et commencez à réfléchir au moyen de transformer cette chose en engin infernal. Mc Eily, vous commencez à me plaire. Venez avec moi, on a d’autres éléments à mettre au point.
***
Baldwin m’avait emmené dans son bureau, où nous étions assis face à face depuis un bon moment, en silence. Il semblait perdu dans ses pensées et j’hésitais à le tirer de sa torpeur. Il finit par se relever subitement et, se dirigeant vers une grande armoire métallique, en tira une petite boîte en bois.
- Cigare Mc Eily ? Vous m’avez apporté la première bonne nouvelle depuis de trop longues journées, j’ai envie de fêter ça. - J’en prendrai un quand nous aurons réussi à faire sauter cet immeuble, sir.
Il se rembrunit un peu et reposa la boîte sur la table.
- Très bien. Exposez-moi la suite de votre plan, en attendant le retour de la patrouille. - Il n’y a pas de suite, capitaine. Je n’ai aucune idée de la manière dont nous pouvons amener le colis à destination. - Je vois. Vous avez raison Mc Eily : il est encore un peu tôt pour crier victoire.
Il se rassit et croisa les bras derrière sa tête.
- Peut-être pourrions-nous utiliser les propulseurs dorsaux pour balancer la bombe sur l’immeuble ? hasardai-je. - Non, ça ne marchera pas. Il faudrait au moins trois ou quatre personnes, peut-être plus, pour porter cet engin. Les manœuvres seraient trop compliquées à coordonner, et les soldats beaucoup trop vulnérables aux tirs ennemis. Les propulseurs ne sont pas assez rapides, ni maniables. - Et pour ce qui est d’utiliser un hoover ? Escorté par la motopatrouille, nous pourrions… - Ils se casseraient tous les deux le nez sur les barrages. D’après les premières estimations de John, il faudrait que la bombe soit déposée au pied du bâtiment - et si possible à l’intérieur - pour que nous soyons sûrs de le pulvériser : nous n’aurons pas droit à une seconde chance. - Ça ne nous laisse pas beaucoup d’options…
Nous nous murâmes tous les deux dans un silence méditatif, tournant et retournant les solutions imaginables dans tous les sens.
- Merde ! S’écria Baldwin. Nous sommes si près, et pourtant si loin… Si au moins nous avions un exotank, il nous suffirait d’enjamber ce foutu barrage et de…
Ses paroles déclenchèrent un nouveau flash, me projetant des mois en arrière à la surface de Macbeth.
- Mais bien sûr ! Capitaine, vous êtes formidable !
Il me regarda étrangement, cherchant en vain la provenance de mon enthousiasme.
- Expliquez-vous Mc Eily, j’ai du mal à vous suivre… - Vos gars sont bricoleurs ? - Pas plus que ça. Mais la peur donne des ailes, et aucun d’entre eux n’a envie de mourir ici : je suppose qu’ils sont prêts à se montrer débrouillards. - Parfait ! Faites-les venir, vous venez d’avoir une idée de génie. - J’en suis ravi, fit-il en allumant l’intercom.
Il me regardait toujours aussi bizarrement.
***
Sa face n’était plus qu’une plaie. Toute la partie gauche de son visage avait été arrachée par l’éclat de métal, projetant son œil hors de l’orbite. Son nez avait été emporté, laissant un gouffre sanguinolent et obscène la défigurer. Sa mâchoire, dont une partie avait été pulvérisée par l’impact, n’était plus maintenue que par des lambeaux de chair et de peau. Son bras gauche - sectionné au dessus du coude - pendait mollement le long de son flanc. Je ne pus retenir un haut-le cœur, et me détournai brusquement pour vomir.
- Madillan !
Je m’écartai en m’essuyant la bouche du revers de la main, pour laisser passer le capitaine. Il se précipita aux côtés de la jeune femme et s’effondra en sanglots, secouant frénétiquement son corps sans vie. Le sergent Cluttel, qui commandait le détachement chargé de récupérer le propulseur, le saisit par les épaules et l’éloigna de force à l’écart du cadavre. Baldwin hurlait comme un dément et se débattait de toutes ses forces, en proie à une véritable crise d’hystérie.
Je serrai les dents, essayant de refouler les souvenirs de la jeune femme, et de chasser son sourire enfantin de mon esprit. Un corps déchiqueté n’était jamais beau à voir, mais quand il s’agissait d’un visage connu la vision en était réellement insoutenable.
Sur les dix hommes partis chercher le propulseur, trois n’étaient pas revenus. Quatre, en comptant Madillan que le sergent avait ramenée morte sur son dos. Comme me l’expliqua un des soldats, ils avaient été repérés par un groupe de rebelles alors qu’ils achevaient de démonter le propulseur. Le combat avait fait rage dans la rue, avant que les attaquants ne leur balancent des grenades pour détruire l’épave. Madillan et un autre soldat avaient été tués par l’explosion. J’aperçus distraitement le groupe scientifique récupérer le propulseur, et se diriger vers le labo improvisé qui avait été établi dans le hangar des hoovers. Au moins, ils étaient parvenus à récupérer le moteur : ça nous laissait une chance de sauver notre peau.
***
Je pris subitement conscience de la main sur mon épaule : on me secouait. Ouvrant un œil, je découvris le visage du sergent Cluttel penché sur moi, alors que me revenaient les événements de la matinée : le retour de l’expédition, qui s’était soldé par la mort de Madillan et de trois autres soldats. La crise de Baldwin, l’intervention de l’équipe de recherche… J’étais resté seul dans la cour un long moment, cherchant à mesurer ma part de responsabilité dans la mort de la jeune femme, avant de retourner dans le bureau qui me servait de chambre, terrassé par la fatigue et le remords. J’avais dû finir par m’endormir.
- Debout airman, le capitaine veut vous voir.
Je me levai, mon corps endolori se rappelant douloureusement à mon bon souvenir. Je suivis Cluttel un moment, jusqu’à la salle de briefing où nous attendaient Baldwin et les membres de l’équipe de recherche. Le sergent s’effaça pour me laisser entrer, fermant la porte derrière nous. Le capitaine leva la tête en nous entendant arriver, et me fit signe d’avancer.
- Ah Mc Eily, nous vous attendions.
Il s’était recomposé un visage humain, et malgré ses yeux rougis par les larmes, je lisais une froide détermination dans son regard.
- Je me sens responsable de ce qui est arrivé au caporal Madillan, capitaine : j’ai cru comprendre que sa mort vous avait personnellement affecté. Je vous présente mes condoléances.
Baldwin réprima le frisson qui traversa son visage, avant de me répondre dans un souffle.
- Merci Mc Eily. Vous n’y êtes pour rien, les rebelles sont les seuls responsables. Et Madillan connaissait les risques, comme chacun de nous.
Puis, baissant les yeux, il ajouta presque pour lui-même :
- C’était ma sœur, elle aurait fêté son vingtième anniversaire le mois prochain.
Il releva le visage brusquement, une moue féroce lui barrant le visage.
- Je vous jure que les rebelles se rappelleront de la fête que je vais leur préparer…
John fit un pas en avant, et déposa une série de plans sur la table.
- Nous sommes parvenus à réactiver la pompe à neutrons du propulseur plasmique. On a ensuite fixé un module d’allumage récupéré sur un des hoovers pour amorcer la mise à feu. Ce dernier est couplé à des charges explosives de faible puissance, fixées au compresseur. Si tout se déroule comme prévu, elles se déclencheront moins de cinq minutes après la mise en route de la fusion, détruisant le compresseur et la rendant incontrôlable. L’explosion devrait avoir lieu moins de trente secondes après.
- Beau boulot John. Vous pensez qu’elle sera suffisante pour détruire l’immeuble ? - C’est plus que probable, si elle est suffisamment proche des fondations. - Parfait. Et pour ce qui est du plan d’approche de Mc Eily ? - Je pense que j’ai compris le principe dont il s’agit. Nous avons fait un test sur le deuxième hoover, à l’arrêt : ça a fonctionné même s’il est difficile de déterminer quel en sera le résultat à pleine vitesse.
Baldwin s’assit à son bureau, et s’alluma une clope.
- Si votre plan fonctionne, Mc Eily, il faudra tenir les rebelles à l’écart suffisamment longtemps pour que l’explosion se déclenche : nous ne pouvons pas prendre le risque de les laisser désamorcer la bombe. J’ai réfléchi à une solution pendant que vous dormiez : elle a de bonnes chances de fonctionner.
Je me servis une tasse de café, histoire de m’éclaircir les idées.
- Qui va piloter le hoover ? risquais-je. - J’ai demandé à Cluttel de m’amener tous les pilotes encore valides sur cette base.
Je parcourus machinalement la pièce des yeux, avant de comprendre qu’il parlait de moi.
Il leva la main, faisant taire l’objection que je m’apprêtais à formuler.
- Je sais que vous n’êtes pas en grande forme, Mc Eily. Mais vous êtes le seul ici qui sache piloter ce type d’appareil en situation de combat. Et je ne peux pas prendre le risque d’envoyer quelqu’un qui ne soit pas à la hauteur : nous n’avons pas le droit à l’erreur. - Sauf votre respect, capitaine, je ne suis pas sûr d’être à la hauteur. Surtout dans cet état et… - Vous m’avez dit être un bon pilote, je vous crois. Et vous avez réussi à vous poser en catastrophe sans vous tuer : c’est assez révélateur. Je ne pense pas qu’on vous aurait confié le pilotage d’un prototype comme celui-ci si vous n’en étiez pas capable. - Mais je… - Ne m’obligez pas à vous l’ordonner, airman.
Ma vie se résumerait-elle à d’éternelles parties de poker, dépendantes de bricolages incertains ? Résigné, je murmurai mon accord.
- Entendu, capitaine. Je piloterai le hoover.
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