Quand ils m’ont demandé pourquoi je voulais faire ça, je leur ai répondu que ce n’était pas que je voulais le faire mais que c’était que je devais le faire, que cela s’imposait à moi, que c’était de l’ordre de l’impératif et non du choix. Quand ils m’ont demandé quand je voulais partir, je leur ai dit que le plus tôt serait le mieux, qu’en fait je pensais vraisemblablement partir le soir même, faire la route de nuit comme à mon habitude. Ils m’ont répondu qu’ils étaient sûrs que tout cela c’était à cause d’Elle, que cette femme m’avait tourné la tête, que je n’étais plus capable de réfléchir par moi-même et que je courrais certainement à ma perte. Les cons. Comment auraient-ils pu comprendre ce que j’avais moi-même du mal à m’expliquer.
Cependant, ils avaient raison sur un point, j’aimais cette femme. J’aimais la manière dont elle se passait la main dans les cheveux et j’aimais son rire discret, j’aimais la petite chaîne qu’elle portait autour de sa cheville et j’aimais ses pulls trop longs ; j’aimais sa façon de souffler sur un café trop chaud et j’aimais toutes ces petites choses et ces petits gestes insignifiants de la vie courante auxquels on finit par attacher beaucoup d’importance. Et puis un jour, sans faire de bruit, au fil de nos longues conversations et de nos promenades au bord du lac, l’amitié avait peu à peu laissé place à quelque chose de beaucoup plus profond qui me faisait attendre avec de plus en plus d’impatience la prochaine rencontre. Souvent, elle se défilait, elle esquivait une question trop indiscrète ou trop directe, elle refusait de parler de l’avenir et avait quelques réticences à se dévoiler. Je savais qu’il avait fallu creuser longtemps le sable du désert pour mettre à jour les trésors égyptiens et je savais qu’il me faudrait beaucoup de temps pour percer tous ses mystères, qu’il me faudrait beaucoup de temps aussi avant qu’elle ne m’accepte et beaucoup de patience encore avant que de pouvoir fouler durablement les terres fertiles de ses jardins secrets.
Elle usait une grande énergie à s’échapper, à déployer toute une panoplie de parades et de fuites et bien souvent, au moment où je croyais enfin la saisir, son âme d’anguille me glissait des mains. Elle disait qu’elle avait eu beaucoup de déceptions dans sa vie et qu’elle n’avait plus le courage de faire confiance, qu’elle était persuadée que moi aussi je la trahirais. Elle disait, un peu comme toutes les femmes, que plus que d’amour c’était de preuves d’amour dont elle avait besoin. Je lui répondais simplement que je l’aimais et que par-dessus tout je voulais rester près d’elle et que, moi, je ne partirais pas. Je lui disais que c’était une chance que d’avoir croisé son chemin, qu’à son contact j’avais changé, que je me sentais différent et surtout que je me sentais meilleur et plus fort, qu’elle était devenue, pour moi, une sorte de phare qui m’aidait tous les jours à avancer, que je sentais bien qu’il y avait la vie d’avant, celle où elle n’était pas encore là et celle de maintenant, différente, plus riche, plus prometteuse. Et ce dont j’étais certain, c’est que je ne pourrai pas sortir indemne d’une telle rencontre. C’est vrai, elle m’avait profondément changé et sans doute m’avait-elle rendu moins mauvais, mais j’avais surtout l’intuition secrète que je n’étais encore qu’au début de ma transformation, qu’il se passait quelque chose de bien plus important, quelque chose qui me dépasserait certainement et je pressentais que de tout cela, quand tout ce qui devait arriver serait arrivé, il ne pourrait advenir que quelque chose de magnifique, une catharsis, une sorte d’Épiphanie, quelque chose qui aurait forcément à voir avec le sublime…
J’ai décidé de partir alors que la nuit était déjà tombée. J’avais environ neuf cents kilomètres à faire jusqu’à Chastel. Chastel c’était le village où elle passait ses vacances lorsqu’elle était enfant, un village baigné de lumière où le soleil brûlait sa peau méditerranéenne, Chastel où elle aurait sans doute voulu m’emmener si elle avait accepté de vivre à mes côtés. Chastel ou le seul endroit où nous pouvions à présent nous retrouver après nous être quittés, fâchés, sur des mots qu’on n’aurait pas dû se dire. J’étais sûr de mes sentiments, je croyais aux siens, notre histoire n’avait rien d’impossible, il fallait juste un geste, un acte, une preuve, un long chemin à faire simultanément, chacun de son côté pour mieux nous réunir.
J’avais longuement hésité entre emprunter les petites nationales ou foncer sur l’autoroute et j’ai finalement préféré rouler sur la voie rapide. Je ne savais pas au juste si ce qui m’intéressait était le voyage en lui-même ou ce que j’allais trouver une fois là-bas. Pour être parfaitement honnête j’avais peur d’arriver et de ne pas trouver ce que j’étais parti chercher. J’aurais voulu que ce voyage ne s’arrête jamais, m’installer durablement dans cette situation de transit mais je voulais aussi arriver le plus vite possible pour savoir… J’étais plongé dans un mauvais road movie, aller à Chastel c’était comme ces familles de marins dont un mari, un père ou un fils s’est abîmé en mer et qui construisent des maquettes de bateaux qu’ils suspendent aux voûtes des églises pour que Dieu veille, ramène et protège le disparu. Ce voyage tenait à la fois du manifeste d’amour, du pèlerinage et de l’ex-voto, c’était mon Compostelle et c’est Elle que je voulais aller chercher et que j’allais ramener…
Au fil des heures, je commençai à ressentir une vive douleur au dos, un mal qui m’était inconnu, comme si quelque chose bougeait entre mes omoplates et cherchait sa place. Je suis plutôt d’une constitution robuste et je ne pouvais raisonnablement attribuer cette douleur qu’au stress et à la fatigue de la conduite et c’était certainement le signe, aussi, que je devais impérativement m’arrêter pour prendre un peu de repos. Il est vrai que j’avais déjà parcouru plus de la moitié du chemin d’une traite, sans escale, et ce n’était sans doute plus très prudent de continuer. Je n’ai jamais aimé les aires d’autoroute, je les ai toujours trouvées trop impersonnelles, j’ai toujours préféré rechercher et cette nuit-là plus que toutes les autres encore, une ambiance plus tamisée, plus feutrée, boire un café sans être dérangé, au calme. J’ai donc patiemment attendu la prochaine grande ville, une dizaine de kilomètres tout au plus d’après les derniers panneaux que j’aie vus et j’ai cherché un bar encore ouvert. Je crois me souvenir que l’établissement portait un nom anglais, quelque chose comme le « Phillies » et je me souviens aussi que le « Bonsoir » de principe que je lançai quand j’en poussai la porte vint inopportunément perturber le silence ambiant et se noya dans une indifférence générale. Il n’y avait que deux clients, un homme et une femme et le barman qui astiquait son comptoir, sans conviction, d’un mouvement mécanique de moulinets répétitifs. J’ai tout de suite eu l’impression que rentrer dans ce bar, c’était comme plonger dans un tableau vivant d’Edward Hopper avec des noctambules égarés qui viennent terminer leur nuit d’errance autour d’un verre. Je me souviens avoir noté que la femme portait une robe rouge, des chaussures à talons compensés et des bas noirs et l’homme un vieux costume un peu élimé. Il ne levait pas les yeux de son verre et elle fumait cigarette sur cigarette, chacun semblant absent, seul et songeur, parti vers des existences moins insatisfaites, parti pour un imaginaire plus radieux et plus exaltant.
Je les ai observés un long moment et je me suis dit que cela serait bien si l’homme osait regarder la femme (et l’homme leva les yeux vers elle), si l’homme osait lui parler, lui dire qu’elle lui plaisait (et l’homme lui dit qu’il la trouvait belle) qu’elle lui dise merci avec l’envie à peine perceptible et pourtant évidente que la conversation continue (et elle lui dit merci et la conversation s’engagea), que cela serait bien s’ils passaient la nuit ensemble, s’ils s’enlaçaient dans une étreinte qui, si elle n’avait encore rien à voir avec de l’amour mais seulement avec un peu de tendresse, augurerait pour tous les deux des jours un peu meilleurs (et ils se sont levés et ils sont sortis comme un vieux couple, uni par des années d’affection, l’aurait fait). J’ai terminé mon café et j’ai quitté le « Phillies » un peu troublé. J’avais eu l’étrange impression d’avoir pu intervenir sur le destin de cet homme et de cette femme, qu’ils avaient été mes marionnettes, il s’était passé exactement ce que je voulais qu’il se passe au moment ou j’en formulais le vœu. J’étais prêt à basculer dans une sorte de mysticisme bon marché, à me croire investi d’une sorte de pouvoir divin, capable de faire que les autres se parlent, s’écoutent, s’aiment, capable de faire le Bien. Cela n’avait aucun sens, c’était juste une coïncidence, un effet du hasard et je ne croyais pas aux signes.
C’est au moment de récupérer ma voiture que la douleur dans mon dos fut si intense qu’elle me projeta sur le sol, comme si quelqu’un m’avait rossé avec une barre de fer. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi étendu sur l’asphalte détrempé mais je sais qu’il me fallut un temps assez long avant que de pouvoir retrouver mon souffle, me relever et reprendre le volant. Tout ce qui comptait maintenant pour moi c’était que j’approchais du but mais je me suis mis à douter. Et si tout cela n’avait servi à rien, si l’objet de ma quête n’était même pas conscient de l’existence de cette quête, si une fois arrivé à Chastel, Elle n’était pas là. Car, au fond, tout ce voyage ne reposait que sur un pari, une sorte de quitte ou double insensé. Le pari qu’elle ait compris que nous nous étions quittés sur un malentendu, qu’elle ait compris que j’avais encore énormément de choses à lui dire et qu’elle ait envie de les écouter, le pari que nous lui manquions autant que nous me manquions. Le pari, l’espoir qu’elle aussi comprendrait qu’il fallait que nous nous retrouvions, que nous avions encore beaucoup de choses à faire ensemble, qu’il nous fallait retourner tous les deux aux sources pour que naisse quelque chose de nouveau, repartir sur des bases saines, il fallait qu’elle ressente les mêmes choses que moi au même moment et qu’elle aboutisse aux mêmes conclusions et si tel était le cas Chastel était une évidence, si nous devions renaître de nos cendres, c’était là et pas ailleurs, le berceau, l’épicentre, le point du nouveau départ.
J’avalais les kilomètres et je me suis mis à penser aux types qui ont le cran de tout larguer et de partir rallier la côte est des États-Unis à San Francisco, des centaines de kilomètres en voiture, à moto, seul avec soi-même à faire le point, et puis revenir, revenir en Europe, en étant de nouveau en phase avec les autres et de nouveau sur ses propres rails, comme recalé avec sa propre vie. Je conduisais comme un automate, mon esprit vagabondait, je pensais à mille choses en même temps et je n’ai pas été assez vigilant aux aspects purement pratiques de mon voyage, à aucun moment je n’ai eu l’idée de surveiller ma jauge et inévitablement ma voiture s’est mise à avoir les soubresauts caractéristiques d’une panne d’essence. Je me suis vraiment trouvé stupide et m’en suis voulu d’avoir pu commettre une telle erreur.
Il était impensable d’espérer un dépannage rapide à cette heure tardive et rechercher dans la nuit une éventuelle station-service me semblait bien hasardeux aussi décidai-je de finir la route à pied, il ne devait pas rester plus de trois ou quatre kilomètres à parcourir en coupant à travers la campagne car Chastel devait être dans le petit val que j’apercevais au loin, je ne pouvais pas me tromper, même sans lumière et sans carte. Il commença à faire très froid et même à neiger, les hivers peuvent aussi être rudes dans le sud. Je trébuchai plusieurs fois et mes mains touchèrent la terre humide. La notion de temps avait disparu mais je progressais, et c’était pour moi l’essentiel. Le silence opaque qui m’entourait depuis que j’avais laissé l’autoroute loin derrière moi fut dérangé par le bruit du ruissellement d’une rivière, ce devait être la Serpentine, la rivière dans laquelle Elle se baignait quand elle était enfant. Je me déshabillai, malgré le froid, et me roulai dans l’eau glacée, je voulais que l’onde qui avait caressé sa peau et coulé entre ses jambes, caresse ma peau et coule entre mes jambes, je voulais me rouler dans cette rivière comme je me serais roulé dans son lit à la recherche d’une trace, d’une odeur. Je n’avais plus qu’une obsession, rejoindre Chastel et la retrouver. Je décidai d’abandonner mes vêtements, de continuer nu, simplement vêtu des quelques perles qui refusaient de sécher sur mon corps, une dernière ascèse avant de me présenter à elle sans le moindre artifice…
J’arrivais dans Chastel quelque temps après ; je devais me rendre à la petite fontaine dont elle m’avait si souvent parlé sur la grande place du village, un endroit stratégique, un bon point de ralliement. Il régnait un silence d’une gravité impressionnante qui faisait de Chastel un village fantôme. Je me suis adossé à la fontaine et j’ai attendu. Je me suis dit que si je fermais les yeux et que je comptais jusqu’à dix, elle serait là quand, de nouveau, je les ouvrirai ; elle devait être là, sinon tout ce que j’avais fait n’aurait servi à rien, tout ce long voyage pour rien… J’ai compté calmement, des secondes régulières, il fallait faire ça dans les règles. Quand je me suis entendu dire « dix » j’ai pris une grande aspiration et j’ai ouvert les yeux, tout doucement. Il n’y avait personne, la place était vide, désespérément vide, Elle n’était pas là. Je me suis senti brusquement immensément seul, aussi seul qu’un soldat agonisant qui n’a que la lune pour compagne pour ses derniers instants, aussi seul que celui qui va perdre un être cher, aussi seul que celui qui se réveille orphelin de ses propres rêves, une vacuité effrayante. Jamais je ne saurai retrouver mon chemin, mes vêtements et j’étais frigorifié. Je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé, si je ne m’étais pas bercé d’illusions depuis le début mais non, ce n’était pas possible, elle devait être sur la route, tout cela ne voulait rien dire, il y avait forcément une explication, elle n’avait certainement qu’un peu de retard, elle ne devait encore n’être qu’au petit pont avant l’entrée du village, il lui fallait quoi, vingt, trente secondes pour me rejoindre. Je décidai de recompter jusqu’à quarante, une seconde chance pour elle, pour nous, je lui laissais un peu de marge, quarante secondes ça me semblait suffisant, quarante secondes ça me semblait bien… Je ne suis jamais arrivé au bout de mon décompte, je suis mort peu avant l’aube et ce que je suis maintenant, ce qu’elle a fait de moi, est né peu de temps après ma mort. C’est un vieux monsieur qui m’a trouvé, il a de suite appelé la gendarmerie et tout cela a mis le village en grande effervescence. Depuis on situe les événements par rapport à toute cette histoire, on dit que cela était avant ou après le mort de la fontaine. Quand je suis sorti de mon corps, j’ai nettement vu la plaie énorme que j’avais dans le dos. Au début, je me suis senti comme un paraplégique qui aurait retrouvé l’usage de ses jambes, j’étais un peu gauche, maladroit, je ne savais pas quoi faire de ces membres trop nouveaux pour moi. Et puis j’ai appris, et voler n’est pas plus difficile que marcher. Je suis à présent attaché aux personnes qui souffrent et je les protège, je suis un chasseur de peine, je distribue des pépites de bonheur. J’ai compris que j’avais commencé à exercer mon « talent » avec le couple du « Phillies » et que cela devait être, à présent, mon nouveau quotidien de « gardien ».
Je suis bien évidemment retourné chez Elle et je l’ai admirée. Elle dormait, nue sous ses draps. Je ne l’ai jamais trouvée aussi belle et aussi désirable. À ses côtés il y avait un jeune homme, finalement c’était Elle qui m’avait trahi mais je n’éprouvais aucun ressentiment, j’étais au-dessus de tout cela, à présent. Lui, il ne devait pas l’aimer assez car il n’était encore qu’humain, il ne connaissait pas la chance qu’il avait d’avoir le droit de la caresser, d’entendre son rire, de pouvoir encore l’entendre lui dire qu’elle l’aimait. Je me suis penché sur elle et je l’ai embrassée, mon dernier baiser. Elle ne l’a pas senti, mais peut être que demain, à son réveil, elle s’en souviendra avec cette impression confuse et dérangeante de confondre rêve et réalité. Lorsque j’ai quitté sa chambre, je me suis retourné et je les ai regardés une dernière fois tous les deux avec une certaine mélancolie et puis je suis parti, sans faire de bruit, d’un battement d’ailes discret…
Un ange ne pleure jamais…
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